Hommage à Dominique Kalifa (#5)

Le 12 septembre 2020, c’est avec stupeur que j’apprenais sur Twitter, à travers un réseau de profs, la mort de Dominique Kalifa.

L’année dernière, j’avais pu lire plusieurs de ses livres, me nourrissant ainsi de sa démarche issue de l’histoire des représentations et s’intéressant le concept d’imaginaire social. Dans le cadre d’un séminaire de Marie-Ève Bouillon, André Gunthert et Audrey Leblanc, le procédé de validation consistait à réaliser une fiche de lecture d’un livre proposé.

Mon choix s’est donc porté sur L’encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque de Dominique Kalifa (Fayard, Paris, 1995, 352p). Dans le cadre de ce travail, après avoir lu cet ouvrage clé dans la démarche de Kalifa (puisqu’il s’agit initialement de sa thèse de doctorat), j’ai pu le rencontrer et lui parler à l’issue d’une séance de séminaire organisée par A. Gunthert le 14 mars 2019.

Ainsi, cette modeste publication entend rendre hommage à un grand historien qui laisse une œuvre féconde, apportant de nombreux éclairages sur l’histoire des mentalités, du fait divers, de Paris et de la Belle-Époque.

Dominique Kalifa, L’encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque, Fayard, Paris, 1995, 352p.

L’Assiette au beurre, 8 septembre 1906. Une de journal utilisée comme première de couverture pour l’édition de l’ouvrage aux éditions Fayard, Gallica (BnF), URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1048330x/f1.item

Résumé

            Né en 1957, Dominique Kalifa est un historien français spécialiste de l’histoire du crime et de ses représentations dans la presse contemporaine (du XIXème siècle au premier XXème siècle). Actuellement professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, il soutint en 1994[1] un travail de thèse sous la direction de Michelle Perrot à l’université Paris VII Paris-Diderot[2]. Cette rédaction fut publiée un an plus tard, constituant ainsi le présent livre. Il s’agit donc d’un solide travail de recherche publié chez Fayard immédiatement après en avoir réalisé la soutenance, en septembre 1995[3]. L’objet de ce travail porte sur le crime et son imaginaire à travers la presse de la Belle Époque (des années 1870 à 1914). Dans le droit français, le crime constitue le plus haut degré d’infraction qu’un citoyen puisse commettre, supérieur au délit et à la contravention. Ainsi, le crime correspond à des actes graves, à savoir le meurtre, l’homicide volontaire à la fois non prémédité (accident) mais aussi prémédité (assassinat, viol). Le statut du crime est déterminé par une enquête, celle-ci instruisant le procès, donnant alors lieu à une sanction lors du jugement. La personne accusée d’être à l’origine du crime est jugée en cour d’assises. Ainsi, le crime, comme le fait remarquer d’emblée Dominique Kalifa, « hante de longue date l’imaginaire social » (p.9), notamment dans les récits littéraires.

            Deux types d’analyses se dégageaient pour étudier le crime : le premier, d’ordre esthétique et politique, met l’accent sur le caractère « malsain » et « avilissant » dans les récits de crimes. D’autre part, le second type d’analyse, plutôt d’ordre linguistique et anthropologique, montre à quel point les récits de crimes sont construits autour d’un petit nombre de thèmes. Pourtant, Dominique Kalifa entend étudier ces phénomènes sociaux en adoptant une autre perspective, consistant à considérer les divers récits de crimes apparus dans la France de la Belle Époque comme des objets historiques. Pour ce faire, l’historien entend s’éloigner de tout « a priori esthétique » ainsi que de tout « présupposé mécaniste » (p. 10). La médiation du récit passe de la rédaction à la lecture, puis de la lecture à la croyance du récit. Entre ces étapes se trouve toute la distance des usages sociaux. Deux dates semblent marquer l’avènement d’un changement dans les mentalités et des représentations du public : 1866, avec la parution de L’Affaire Lerouge d’Émile Gaboriau, considéré comme étant le premier roman policier. D’autre part, en 1869, l’affaire Troppmann semble inaugurer dans la presse populaire l’ère du fait divers. En parallèle, la rédaction du récit semble avoir changé de manière progressive. De fait, un glissement textuel s’opère, passant d’une narration sensationnaliste à un compte-rendu digne d’une enquête judiciaire, où le rôle héroïque revient désormais à l’investigateur, au policier ou au reporter. Enfin, au fur et à mesure de cette diffusion des récits vient se greffer un discours de plus en plus prégnant : celui de dénoncer le caractère abominable des crimes ainsi que l’insécurité croissante à laquelle doit faire face la population.

            Tout d’abord, la place de plus en plus importante accordée aux récits de crimes dans la presse amena à quelques dispositions politiques, la presse jouant le rôle de gardienne de l’ « opinion ». Dans un premier temps, les questions soulevées par la relégation des récidivistes (1881-1885) embrasèrent les débats parmi l’opinion publique. Puis vint, à partir de 1894, un point de rupture apparu avec l’agitation anarchiste. Il eut pour effet d’associer la notion d’ordre public à celle de sécurité publique. Enfin, l’adoption des « lois scélérates » constitua une réponse forte de la République aux crimes commis par la mouvance anarchiste à la fin du XXème siècle. Le travail de Dominique Kalifa consistera donc à considérer les récits de crimes narrés dans la presse comme un instrument ayant permis l’essor de nouvelles pratiques et de nouveaux processus sociaux : alphabétisation de la population, révolution culturelle ou encore accès plus diffus à l’information[4], le tout dans un contexte d’industrialisation et d’urbanisation naissante[5] de la société française.

            Les sources mobilisées par l’historien sont multiples : œuvres littéraires (les romans policiers émergents), écrits journalistiques (faits divers, compte-rendu d’enquête) ou encore documents artistiques (chansons de cabaret, œuvres cinématographiques, affiches). Ce corpus diffus[6] est soumis à un traitement statistique afin de connaître, par exemple, la proportion des récits criminels au sein d’un quotidien. Par ailleurs, D. Kalifa propose une analyse des faits divers et des enquêtes ou contre-enquêtes menées par les personnels de la presse, allant des « fait-diversiers » aux reporters. Ainsi, certains changements sont perceptibles au sein de la narration si l’on compare le récit du journal à celui proposé par l’enquête judiciaire lors du procès. Il fut nécessaire pour l’auteur de s’intéresser aux archives et statistiques officielles pour répondre à des « vides » ou à ces « trop-pleins » lisibles dans la presse populaire.

            Dans une première partie, intitulée « La fabrique du crime », D. Kalifa met en évidence la place de plus en plus importante accordée aux faits divers et aux crimes dans la presse. A la fin du siècle, les journaux les plus populaires, à savoir Le Petit Journal et Le Petit Parisien (premier journal du pays en 1900), vendent leurs tirages quotidiens produits à bas prix[7]. Un fin calcul de la part accordée aux cambriolages et autres affaires d’agressions permet de constater sa présence croissante au sein du journal. Ainsi, pour Le Petit Parisien, les récits de crimes occupent 8% de la surface du périodique jusqu’en 1902, 10% pour la période allant de 1902 à 1907 et au moins 12% après 1907. Rapidement, la presse se voit concurrencée par une production de littérature policière émergente (les cycles Arsène Lupin, Rouletabille et Gaston Leroux notamment, les deux premiers apparaissant dès 1907). L’apparition du roman policier le situa alors entre la production populaire et la production littéraire, intéressant les différentes couches de la société sans distinction. Toujours, à l’exception notable de Fantômas, l’ordre triomphe dans la littérature policière. En outre, au récit écrit vient se greffer au début du siècle l’image. De fait, les suppléments illustrés des grands tirages représenteront les affaires les plus sensationnelles de l’époque. Concernant le cinéma, les grandes maisons (Gaumont, Pathé) feront preuve d’une imagination concurrentielle pour illustrer le phénomène des « Apaches », notamment avec l’épopée de Casque d’Or à partir de 1902. Au fur et à mesure que les crimes sont narrés par le journaliste, celui-ci n’est plus seulement le médiateur de l’enquête, il y prend part en investiguant directement. Selon l’auteur, ce nouveau rôle est un moyen pour la presse d’asseoir sa domination sur l’opinion publique. De plus, certains magistrats et policiers en viennent même à reprocher aux journalistes d’entraver certaines enquêtes, en plus d’être « criminogènes »[8] (p. 199). Ainsi, l’étude du profil psychologique de la personne accusée vient se substituer à la description sommaire du crime. En enquêtant lui-même sur la personnalité et la biographie de l’accusé, le reporter devient un aventurier héroïque moderne.

            Le deuxième mouvement de l’étude concerne « L’imaginaire du crime », car la manière de raconter est un terreau fertile pour rendre palpitant et sensationnel le récit auprès des lecteurs et des lectrices. Ce faisant, à la description du lieu du crime viennent s’ajouter l’arme, le mobile ainsi que la manière dont il s’est produit. Chaque détail se trouve décrit, parfois représenté en couleurs dans des suppléments illustrés ou des affiches, comme c’est le cas pour le Petit Journal. Le lectorat semble alors friand des crimes de sang, des vols ainsi que des agressions ayant lieu de nuit. Dans les colonnes du Petit Parisien, les affaires de crime de sang sont au nombre d’au moins 5 par jour et représentent environ 60% des affaires, et 75% rien que dans la surface de la chronique criminelle. L’imaginaire du crime français se limite-t-il a des affaires hexagonales ? D. Kalifa semble affirmer que les récits de crimes concernant en très grande majorité Paris et ses environs. Concernant le roman policier naissant, il aurait aussi pour cadre principal la France et se déroulerait assez peu à l’étranger. Est-il possible d’établir un profil type du criminel ? Selon l’auteur, il fut longtemps ouvrier, issu de la classe dangereuse. Pourtant, au tournant du siècle, le criminel change de visage, faisant partie de l’ « Armée du crime ». Ainsi, il peut tout aussi bien être un vagabond (affaire Vacher, 1897), un gréviste, un anarchiste, un étranger (l’Italien surtout) ou même une femme. Par ailleurs, la réalité sociale se semble pas toujours se vérifier dans le récit journalistique : plus de la moitié des affaires narrées sont le fait de criminels occasionnels, alors que le fait divers est avant tout réservé au bandit professionnel. De même, concernant les monstres sanguinaires réels choyés par les « fait-diversiers », très peu de place est accordée au fait qu’ils soient la plupart du temps issus de la criminalité ordinaire avant de réaliser des actes abominables. Pourtant, les héros du fait divers semblent occulter – peut-être volontairement – cette dimension biographique cruciale. Cette distorsion entre la réalité factuelle et le récit constitue une contradiction qui s’expliquerait par la volonté de préserver la dramaturgie du récit et son caractère imprévisible aux yeux du public. L’historien s’attarde sur le sort ambivalent des anarchistes réservé par la presse. En effet, à la fin du siècle, les groupes d’anarchistes suscitent les peurs tant ils constituent une symbiose du crime, de la subversion et de la délinquance. Toutefois, ce parangon du vice semble trouver quelques voix, marginales certes, mais compassionnelles vis-à-vis de ces laissés-pour-compte (comme le journal satirique originellement proche du milieu anarchiste L’Assiette au beurre).

            Enfin, le troisième axe dégagé par Dominique Kalifa traite des « Lectures du crime » et s’intéresse au crime tel qu’il est raconté ainsi qu’aux effets produits à travers les lectures du récit. La presse est-elle responsable, à force de narrer ces faits divers, d’une augmentation supposée de la criminalité ? A la fin de sa période d’étude, peu avant la Première Guerre mondiale, D. Kalifa constate que, dès 1913, la Société générale des prisons s’interroge sur l’influence de la presse sur le développement de la criminalité. Il semble en effet que la presse ait fréquemment joint à ses récits de crimes une rhétorique de l’insécurité. Les témoignages de victimes tels qu’ils sont relatés par la presse viennent joindre au lectorat un sentiment de peur croissant. Pourtant, dans les faits, la criminalité réelle diminue. Ainsi, il est intéressant de comprendre ce qui motive les rédacteurs de faits divers à entretenir des propos alarmistes sur une insécurité supposée grandissante, notamment en dramatisant à l’envi la délinquance. Fidèle à la position qu’il souhaitait adopter et qu’il évoquait en introduction, D. Kalifa souhaite situer le crime dans le temps historique des hommes. En définitive, les récits de crime font partie de l’histoire de France, comme l’est son public, un peuple spectateur. Ainsi, l’un des principaux enjeux de cette étude consiste à identifier les raisons expliquant la distorsion entre les crimes et les récits de ces mêmes crimes. Dominique Kalifa met en évidence un événement politique clivant qui aurait pu entrer en jeu : le projet de loi sur l’abolition de la peine de mort proposé en 1908 par le cabinet de Georges Clémenceau. Ce projet de loi s’est attiré les foudres de la sphère politique, qui lui était en très grande majorité opposée. Une large partie de l’opinion publique, informée du débat à travers la presse qui l’a elle-même nourrie de faits divers, y fut également opposée. Ainsi le thème de la sécurité était-il revenu au cœur du débat politique, amenant Clémenceau à renoncer au projet de loi face à un refus presque unanime[9]. Ce contexte d’insécurité fut fertile dans la société du jeune XXème siècle, au point de donner naissance à des groupes d’intérêts comme la Confédération générale de l’ordre public et la Ligue de la sécurité publique. Parallèlement, les recherches de l’auteur tendent à prouver l’émergence de polices privées et de sociétés de gardiennage.

            Pour conclure, l’auteur affirme que le crime constitue l’un des modes essentiels de relégation de la conscience sociale, ainsi qu’une forme active de pédagogie collective. En ce sens, il prolonge la pensée de Durkheim considérant le crime comme un facteur de santé publique, voire un symptôme de progrès social au regard de la réprobation dont il fait l’objet de la part de la société. Ainsi, des récits criminels si nombreux émanant de mains tant journalistiques que littéraires ne seraient qu’un moyen de réguler la norme sociale. Être exposé à l’obscène dans ce qu’il a d’extrême, c’est comprendre que certains seuils moraux ne doivent pas être franchis pour bien vivre ensemble. Plus encore, D. Kalifa affirme que le journal répond au roman populaire en affirmant qu’il est possible de raconter la vie quotidienne telle qu’elle est : « […] le banal n’est jamais que de l’extraordinaire » (p.274). Cette thèse semble d’ailleurs faire écho aux travaux effectués par Jean-Claude Vareille quelques années plus tôt sur les feuilletons.

Critique

            L’étude proposée par Dominique Kalifa est dense tant du point de vue des idées soulevées que des documents utilisés pour les étayer. Elle constitue un apport certain à une nouvelle forme d’historiographie, héritée de l’histoire culturelle (elle-même se définissant comme une histoire des représentations, héritière de l’histoire des mentalités). Le traitement des récits de crime comme des évènements historiques majeurs rappelle la volonté de certains peintres du XIXème de représenter une anecdote historique avec la même solennité que les grandes peintures d’histoire (par exemple, Le Supplice de Lady Jane Grey, peint en 1833 par P. Delaroche). De fait, les aventures pourtant réelles de Casque d’Or et sa bande font trembler les lecteurs et les lectrices, de même que les grands héros du crime tels que Soleillant, Bonnot ou, pour les héros imaginaires, Fantômas et Lupin. En traçant une frontière factuelle entre les criminels réels et imaginaires, Kalifa prouve que la monstruosité peut se trouver dans les deux camps. Or, les récits fictifs et avérés cohabitent, de facto, dans les colonnes du Petit Journal ou du Petit Parisien. Dans cet éclaircissement contextuel propre à la première partie de l’ouvrage, il aurait été intéressant de mettre encore plus en évidence le lien entre deux évènements presque concomitants. De fait, si la troisième loi scélérate fut votée à la fin du mois de juillet 1894, l’affaire Dreyfus n’éclata que quelques mois après, lorsqu’il fut arrêté à la mi-octobre de la même année. Les deux affaires sont certes différentes, mais elles évoluent toutes deux un contexte de peur. La première répond à une menace politique de l’ordre public, la seconde est le début d’une affaire aussi longue que clivante relevant de la sécurité intérieure, devenant a fortiori publique.

            Parmi les acteurs de cette diffusion, des « fait-diversiers » aux reporters, D. Kalifa a notamment pu mettre l’accent sur les impératifs économiques des journaux qui eurent pour effet de créer un fait divers connu par une très grande partie de la population. Dans la mesure du possible, il aurait été intéressant de retracer le parcours et de trouver des preuves matérielles montrant les directives des journaux. De fait, s’il convient de mettre en évidence l’incohérence d’un récit criminel publié dans un journal, le traitement biographique de certains rédacteurs aurait peut-être permis de comprendre les pratiques journalistiques à une échelle individuelle, et non plus structurelle.

            Le titre de l’ouvrage, paraissant accrocheur au premier abord, dévoile ses subtilités tant encre et sang abreuvent la presse et l’imaginaire social en se confondant au sein d’une société dont plusieurs rouages se trouvent changés à la fin du siècle. Ainsi, lorsque la presse s’empare d’un fait divers pour en faire une affaire qui figurera en Une, celle-ci fait appel à de nombreux changements structurels et conjoncturels : une alphabétisation croissante, un accès de masse à l’information, la lecture à la fois des lettres et des images des récits de crimes. Par ailleurs, si les couches populaires sont friandes de ces derniers, qu’ils soient lus seuls ou en groupe, la bourgeoisie semble tout aussi réceptive à ces récits sordides. La lecture quotidienne de ces histoires, feuilletons ou affaires criminelles, ont eu pour effet de faire émerger une nouvelle littérature. Bien qu’il l’évoque, l’auteur s’abstient habilement de glisser vers une étude du style narratif propre aux récits de crimes. Car, bien que ce dernier ait évolué grâce à l’objet de l’étude, il s’agit de proposer une histoire culturelle, non pas une histoire littéraire.

            En outre, en tant que remarque qui m’est propre et sujette à quelques intuitions, il me semble pertinent d’insister sur le caractère généralement urbain des récits de crimes (hormis ceux commis par des vagabonds). En effet, ceci est à mettre en lien avec une population française qui connut majoritairement l’exode rural moins de 40 ans avant de constituer un puissant lectorat de récits criminels. Ce faisant, ce même lectorat populaire, urbains depuis moins de deux générations, découvre à travers la presse que dompter la ville est un défi contemporain pour les institutions de la chose publique. De cette inquiétude citadine émerge aussi bien des figures individuelles (Soleilland) que collectives (les « Apaches », rarement individualisés[10]). Enfin, pour prolonger cette réflexion sur les jeunes générations urbanisées, il me paraît pertinent d’évoquer l’éternelle crainte de la décadence d’une société, visible à travers la jeunesse. Ce sentiment, sans doute alimenté par le mouvement du décadentisme, produit et reproduit depuis plusieurs siècles par nombre de générations, a peut-être été amplifié par les récits publiés par la presse, notamment au sujet des « Apaches ».

            L’ouvrage de Dominique Kalifa a donc tenté d’étudier, avec toute l’objectivité que l’on peut espérer d’un historien, des récits qui ont ébranlé les sentiments de millions de personnes lors de leurs lectures. Pourtant, ces mêmes récits des crimes datant de la Belle Époque sont toujours publiés et suscitent toujours l’engouement du lectorat contemporain. De fait, nombreuses sont les publications compilant les affaires criminelles propres à un département ou à une ville. Aujourd’hui, au-delà de la presse et de sa place toujours prégnante parmi les médias diffuseurs de faits divers, la télévision semble constituer une place de choix pour présenter des affaires criminelles, disposant à la fois du son (narration et ambiances musicales) et de l’image (dossiers judiciaires, entretiens, photographies, reconstitutions). Enfin, le traitement journalistique télévisé du fait divers semble rejoindre les commentaires alarmistes, notamment par l’intermédiaire de chaînes d’informations en continu. Pour chaque média, il serait intéressant d’étudier l’engouement pour ce type de récits en employant une démarche similaire à celle de D. Kalifa[11]. Ainsi, les récits de crimes tels que présentés à la télévision depuis plusieurs décennies pourrait faire l’objet d’une étude à part entière.

Notes

[1] Néanmoins, les travaux de recherche débutèrent dès 1988 selon sa propre confidence (Images et imaginaires : deux études de cas, Séminaire : « Le récit des images », 14 mars 2019, INHA)
[2] URL : http://www.theses.fr/1994PA070051
[3] URL : https://www.fayard.fr/histoire/lencre-et-le-sang-9782213595139
[4] A comprendre : à l’information parfois erronée ou volontairement travestie par la presse, dont la publication du fait divers ne répond pas à un souci d’information ou de documentation vérifiées, mais plutôt à des impératifs d’ordre économique.
[5] La population française étant encore majoritairement rurale au début de la période appelée « Belle Époque ».
[6] L’ensemble des sources utilisées est disponible à la fin de l’ouvrage, citées en fonction du plan élaboré. Malheureusement, les sources ne sont pas quantifiées, mais l’on observe un intérêt manifeste pour la presse populaire plus que tout autre médium.
[7] Il faut toutefois remarquer que la presse d’opinion et la presse adressée à un public davantage lettré (Le Temps, Le Figaro), relayaient également des informations au sujets de faits divers. Néanmoins, les proportions en termes de lignes allouées à ces récits criminels étaient, de toute évidence, moindres par rapport aux grands tirages.
[8] Le cinéma naissant fut également visé, le film étant déjà accusé de corrompre la jeunesse (bien avant La Fureur de Vivre de 1955).
[9] Il faut d’ailleurs remarquer que le président de la République Armand Fallières, en fonction depuis 1906, était un farouche opposant à la peine de mort. En 1907, c’est justement le récit criminel de Soleilland et sa grâce présidentielle qui rendit la classe politique et l’opinion publique farouchement imperméable à toute idée d’abolition de la peine de mort. Rétrospectivement, cette dernière ne fut officiellement abolie que 70 ans plus tard.
[10] Comme en témoigne l’illustration du Supplément illustré du Petit journal du 19 mai 1907, proposée à la page 186. Néanmoins, mon propos fait ici exception de Casque d’Or pour les « Apaches » ainsi que les anarchistes ; tantôt vus par la presse comme un groupe indissociable, tantôt identifiés par ses figures d’assassins (Sante Geronimo Caserio, Auguste Vaillant).
[11] Je n’ai pas trouvé d’étude qui s’intéresserait, à la manière de Dominique Kalifa, aux récits de crimes tels qu’ils sont racontés et diffusés à la télévision. J’ai pu demander à Monsieur Kalifa, le 14 mars 2019, s’il avait connaissance d’un quelconque travail sur le sujet. A priori, aucune étude historiographique n’a été menée sur les récits de crimes et leur traitement à la télévision.

Alexandre Wauthier