Ravyn Lenae (# 61)

Le sujet de cet article était dans les cartons depuis presque 5 ans ; j’en avais fait un brouillon dès le 29 novembre 2020. À chaque fois que j’écoutais cet E.P., je me disais qu’il fallait écrire quelques lignes à son sujet. Il était temps.

Il y a souvent des morceaux qu’on apprécie, puis l’album ou l’E.P. tout entier. C’est le cas ici, mais ce qui est encore plus stupéfiant, c’est de constater la jeunesse de l’interprète. Je parle aujourd’hui de Moon Shoes de Ravyn Lenae, sorti en 2016. C’est une chanteuse, compositrice et interprète américaine de R&B, née le 22 janvier 1999 à Chicago. Elle est membre du collectif Zero Fatigue et a collaboré avec des artistes comme Smino et Monte Booker. C’est ce dernier qui a produit 7 des 10 titres de l’E. P.

Son grand-père étant pasteur, elle a pu baigner dans un environnement musical très tôt. Elle commence à écrire ses propres chansons au collège et poursuit des études de musique classique au Lycée des Arts de Chicago, dont elle sort diplômée en 2017. Voilà pour la biographie, je n’irai pas chercher plus loin, car je souhaitais évoquer son parcours musical précoce, celui avec lequel je l’ai découverte.

Moon Shoes, Ravyn Lenae (Discogs)

En 2015, Ravyn Lenae publie son premier single Greetings, qui connaît un premier écho local, à l’échelle de la scène musicale de Chicago. La même année, le 25 août 2015, son premier E. P. Moon Shoes sort en autoproduction, avant d’être réédité par Three Twenty Three Music Group et Atlantic Records en juillet 2016. Depuis lors, Ravyn Lenae a sorti toutes ses productions sur Atlantic Records.

Je souhaite m’attarder sur cette sortie, c’est l’objet de cet article. J’avais découvert Moon Shoes en avril 2017, puis je l’avais beaucoup réécouté en août et en septembre. Je venais d’arriver à Paris et l’été que j’y ai passé n’aurait pas été le même sans cet E.P. Presque religieusement, au moins une fois par an, je me replonge dans l’écoute de ce monument de ma bibliothèque musicale mentale. Il est temps d’en parler avec les quelques sources trouvées sur la toile, à l’époque de la sortie de Moon Shoes.

C’est un avant tout un projet au processus créatif spontané et organique, issu de la scène musicale éclectique de Chicago. Ravyn Lenae explique qu’elle a conçu Moon Shoes de façon « organique et quasi à la dernière minute », décidant de rassembler les morceaux qu’elle était en train de composer pour en faire un premier projet musical cohérent. La réédition de l’EP en 2016, que j’évoquais, témoigne de cet élan créatif, puisqu’elle y ajoute deux nouveaux titres. Issue d’une formation artistique, Lenae avait multiplié les expériences instrumentales avant que son professeur de piano ne l’incite à composer un morceau avec paroles et mélodie : c’est ce défi qui l’a menée à découvrir sa passion pour le chant et l’écriture, bien plus stimulante pour elle que la pratique instrumentale (Teenplicity).

Ravyn Lenae, article Nylon de Hafeezah Nazim (12 oct. 2016)
Ravyn Lenae, article Nylon de Hafeezah Nazim (12 oct. 2016)

Sorti une première fois en 2015, Moon Shoes reçoit un accueil enthousiaste sur la scène indépendante. Ravyn Lenae note qu’elle n’avait pas anticipé l’attrait que ses chansons susciteraient, la visibilité venant à la fois d’autres artistes de Chicago et de nombreux utilisateurs sur les réseaux sociaux. Cet engouement conforta, à l’époque, son désir de poursuivre la musique comme carrière (Complex).

Enfin, sa formation académique dans un lycée artistique de Chicago a eu un rôle clé : Ravyn Lenae s’y dit “entourée d’élèves et de professeurs passionnés, dans une atmosphère propice à l’expérimentation et à la découverte de soi”. Cette formation en chant classique enrichit sa palette vocale et alimente son approche inventive de la musique (Nylon).

La chanson « Venuzalian Trains », qui ouvre l’E.P., marque pour elle un tournant dans sa capacité d’écriture : elle y met en scène un dialogue à deux voix, révélant d’emblée la dimension introspective et visuelle de ses textes (Teenplicity). Je me rappelle avoir été interloqué par ce morceau, avec ces éléments électroniques entêtants et répétés comme deux rails de train et, derrière, une voix douce qui se parle à elle-même. Vient ensuite le tant attendu Moon Shoes, morceau éponyme à la hauteur de son rôle de repère dans l’EP. Les samples de bulles, les questions répétées appuient le caractère introspectif. Blossom Daerie m’impressionne pour deux aspects : la diction des paroles, qui fluctue énormément d’une forme à l’autre — quand celles-ci ne sont pas modifiées — et surtout la richesse des instruments utilisés, en particulier pour les basses, discrètes, mais essentielles. Recess, le quatrième morceau, est l’un de mes préférées. La richesse instrumentale, encore une fois, y est pour beaucoup. Les notes de piano sont ponctuées de moments de flottements où seule la voix sort de la tête de l’eau. Ravyn Lenae chante et parle beaucoup, mais elle trouve le moment pour articuler ses paroles. Sur Free Room, le rythme est plus différent, plus dansant : c’est sans doute le tube de l’EP, ce n’est pas pour rien qu’il atteint les 55 millions d’écoutes sur un service musical de streaming vilain.

Ravyn Lenae par Jimmy Fontaine, article de Brie Garrett, Teenplicity, 3 février 2017

On arrive à la moitié de l’E.P. On pourrait s’arrêter là, c’est très bien, original, riche et prometteur. Moi, je me suis souvent arrêté là, car jusqu’ici, j’appréciais tous les titres sans exception. Sleep Talking, le 6e titre, entame la descente en douceur. J’étais moins surpris du fait des éléments introduits précédemment que l’on y retrouve. Un sans de décompression. Idem pour Greetings, avec une voix toujours aussi travaillée, mais une ambiance plus robotique. Everything Above fait partie des titres de cette seconde face de l’E.P. dont je n’avais pas encore soupçonné l’attrait (il y a un jeu de mots à tenter avec Dark side of…). Peut-être que j’aime ce titre en 2025 après avoir écouté beaucoup d’artistes ayant produit un son relativement similaire. Entre temps, j’ai découvert les premiers E.P. de FKA Twings, sortis au début des années 2010, il y a des parallèles à faire. En tout cas, le decrescendo entamé à partir de la moitié du titre m’a véritablement fait faire les gros yeux : « Wow, je n’avais pas fait attention à ça jusqu’à présent ». Right of Spring, l’avant-dernier morceau, est peut-être le parent pauvre de Free Room ; il y a de quoi en faire un tube ou un second single, il m’a donc un peu moins surpris. Enfin, l’EP se clôt avec Something in the Air. En voyant le titre apparaître sur l’écran de mon lecteur, je pense avant tout au morceau de David Bowie, assez sous-estimé. Il n’y a aucun lien entre les deux, à par le nom du titre, mais j’évite de dire que celui de Ravyn Lenae ne m’a pas évoqué autre chose, malheureusement.

Avec ses 32 minutes et 32 secondes, Moon Shoes fait partie de mes classiques des années 2010 peu connus. Ravyn Lenae a lancé sa carrière musicale très tôt grâce à l’EP, on comprend pourquoi. Elle poursuit donc avec deux autres E.P. : Midnight Moonlight (2017), dont j’avais beaucoup apprécié Spice, dansant, tendre et mélancolique. En 2018, elle sort Crush, un EP produit par Steve Lacy. Le titre Sticky montre sa maturité pour produire des titres alliant funk et R&B. À partir de là, j’ai beaucoup moins accroché, préférant Moon Shoes à toute autre nouvelle production. En 2022, Ravyn Lenae sort son premier album studio Hypnos, suivi de Bird’s Eye en 2024, tous deux acclamés par la critique. Elle est désormais reconnue internationalement. Elle sera d’ailleurs à Paris en novembre prochain. Je garde toujours ce précieux EP pour me rappeler que Moon Shoes est une sorte d’ouvroir musical, montrant les sens aiguisés de la production par une figure très jeune de la scène de Chicago. Cet EP, aussi anodin et sans prétention soit-il, a sans doute orienté une grande partie de mes écoutes depuis sa découverte en 2017.

Alexandre Wauthier