J’en retrouve, des fichiers .docx dans lesquels se trouvent mes premières recherches ! Le document que je m’apprête à présenter a été sans doute été décisif concernant mon attrait pour la méthode historique. J’en suis encore tributaire, car certains articles de blog sont construits à partir d’une rigueur scientifique que je tente de reproduire, même si je m’autorise à être plus personnel. Après tout, on est sur un blog ici. Donc, tout commence en 2017. C’était à la fin du master que je réalisais à l’université de Reims. Mon mémoire portait sur la Première Guerre mondiale, en plein centenaire. Mon directeur de mémoire, historien, avait fait la publicité d’une offre de stage émanant d’un laboratoire de géographie. Les collègues géographes souhaitaient recruter un historien pour mener l’enquête. Ce qui m’a immédiatement séduit, c’est ce côté « Sherlock Holmes ». Un cratère s’est formé sur un site de la Grande Guerre. On trouve sa trace géographique en 1918, quelques mois avant l’Armistice. Les géographes constatent que la topographie a été rudement modifiée pendant toute la durée du conflit, mais plus particulièrement avec la formation tardive de ce « méga-cratère ». D’où vient-il ? Qui l’a créé ? Les archives parleront-elles plus que la terre ? Le mot « enquête » est donc utilisé sans aucune exagération. Voici donc un rendu de stage qui, certes, n’a pas de réponse définitive, mais qui m’a vivement intéressé pendant plusieurs mois. Grâce à cela, j’ai même fourni un premier produit de recherche.
Résumé
La cote 108 est un site appartenant à la commune de Berry-au-Bac (Aisne, France). Elle fut le lieu d’une guerre des mines acharnée durant la Grande Guerre. Les explosions d’obus et de mine ont, pendant quatre ans, altéré la morphologie du lieu. Aujourd’hui, une immense cavité est encore visible. Si ce « méga-cratère » a fait la réputation sinistre de la cote 108 après la guerre, il demeure néanmoins difficile à dater. De même, les auteurs de l’explosion lui ayant donné naissance sont inconnus. Notre étude tentera donc, grâce à une démarche tant historique que géographique, de relever les éléments relatifs à ce cratère de mine afin d’expliquer sa formation. Le travail proposé s’inscrit dans le cadre d’un stage. Ce faisant, ce dernier se veut être un prolongement des études menées sur le secteur par Alain Devos et Pierre Taborelli.
Abstract
Cote 108 (or ‘Ridge 108’) is part and parcel of the Berry-au-Bac area (in Aisne, France). The latter played host to a fierce and restless war of the mines during the Great War. A 4-year stretch of uninterrupted mine blasts have taken a physical toll on the site, in the shape of a prominent cavity still conspicuous to this day. Although this famed ‘mega crater’ has been characteristic of Ridge 108, the actual date of its formation remains ever so cryptic. This study shall attempt to collect and analyse elements related to this crater’s formation through both a historical and geographical approach.
Furthermore, the authors of the original blast giving way to Ridge 108 are still to be named. In keeping with its traineeship format, this work will merely expand on a case study carried out by Alain Devos and Pierre Taborelli.
Avant-propos
Ce travail constitue un rapport de stage. Il s’agit du fruit de recherches effectuées au sein de différents centres d’archives et auprès de plusieurs chercheurs. La forme adoptée s’apparente à un article scientifique et la démarche adoptée se veut à la fois géographique et historique. L’étude a été menée du 19 mai au 25 août 2017. La formation, proposée par l’Université de Reims, s’est déroulée sous la direction d’Alain Devos (Université de Reims, EA 3795 — GEGENAA, Émergence Impact 14-18) et de Frédéric Gugelot (Université de Reims).
Je tiens à remercier à la fois Monsieur Devos et Monsieur Gugelot, mais aussi Monsieur Pierre Taborelli, doctorant en géographie à l’Université de Reims. Ces trois personnes ont été d’une grande aide dans la réalisation de ce travail.
Introduction
Si la Grande Guerre a considérablement bouleversé la morphologie des sols, son activité ne semble pas tout à fait terminée. En décembre 2015, une explosion souterraine s’est produite dans un champ situé dans le Nord, créant un cratère de six mètres de profondeur et de dix mètres de diamètre (France 3 Régions — Hauts-de-France, 2015 ; La Voix du Nord, 2015). Il arrive ainsi que des explosifs de la Grande Guerre se déclenchent, un siècle plus tard. Toutefois, ceux formés durant le conflit n’ont pas tous eu la même postérité. En fonction de leur situation géographique, l’avenir de ces cavités, stigmates d’une guerre en partie souterraine, fut disparate : certaines furent immédiatement rebouchées après le conflit, d’autres connurent une mise en valeur témoignant de l’ampleur de la guerre des mines. Par ailleurs, le travail de mémoire pouvait s’opérer par le biais de ces cratères gardés en l’état. Le Trou de mine de La Boiselle (ou Lochnagar Crater) en est le parangon, tant il cristallise le souvenir d’une guerre des mines opérée par l’armée britannique, porteuse de conséquences géomorphologiques importantes. En effet, le cratère, situé dans la Somme, compte un diamètre d’au moins 90 mètres pour une profondeur de 22 mètres. Parallèlement, dans le Nord, à Thélus, le Zivy Crater et le Lichfield crater ont été aménagés en cimetière provisoire pendant la guerre. Ces deux cratères, situés à deux kilomètres l’un de l’autre, ont été aménagés en sépulture militaire après la guerre, afin de perpétuer la mémoire du site (Chemin de mémoire — Nord–Pas-de-Calais).
Il existe également des cratères laissés tels quels et qui n’ont connu que peu, voire aucune mise en valeur. C’est le cas de l’imposant cratère de la cote 108, situé à Berry-au-Bac, dans l’Aisne. Dans le cadre de cette étude, nous utiliserons le terme de « méga-cratère », qui le définit parfaitement. De fait, si la zone de la cote 108 est marquée par la présence de nombreux cratères, celui-ci se distingue par sa taille, proche des 70 mètres de diamètre. De plus, le terme de « méga-cratère » ne sera ici que repris, puisqu’il a déjà été utilisé par Pierre Taborelli dans deux publications de cette année (P. Taborelli et coll., Revue de Géographie historique, 2017 ; Géomorphologie, 2017). Ces dernières nous seront d’une aide précieuse puisqu’elles comptent parmi les sources les plus en phase avec notre sujet.
Tout d’abord, avant même de traiter de la cote 108, tentons de situer Berry-au-Bac. Il s’agit d’une commune d’une superficie de 810 hectares, comprenant une altitude oscillant entre 50 et 91 mètres. Située dans le département de l’Aisne, la commune se situe dans l’arrondissement de Laon et le canton de Neufchâtel-sur-Aisne. Elle se trouve à 30 kilomètres de Laon et à 20 kilomètres de Reims. De 1793 à 1911, le nombre d’habitants a progressivement doublé, passant de 432 à 809 tout en enregistrant une augmentation presque toujours constante à travers les décennies (Cassini/E.H.E.S.S.). Néanmoins, si la cote 108 appartient à la commune de Berry-au-Bac, elle n’est que très peu habitée. De fait, elle se situe assez loin des habitations du village, comme en témoigne le plan directeur britannique daté du 20 avril 1918 ci-après.

Sur cette carte, nous pouvons aisément discerner l’Aisne, fleuve traversant la commune de Berry-au-Bac. Tandis que le cœur du village, où les habitants vivent majoritairement, se trouve au nord du fleuve, nous trouvons la cote 108 au sud. Entre l’Aisne plutôt droite et la Marne, plus courbée, se trouve la cote 108. Situé au nord du Pays rémois, le village constitue un carrefour de navigation fluviale entre le canal de l’Aisne à la Marne (comprenant la vallée de la Loivre) et le canal latéral de l’Aisne. Ce faisant, cette jonction entre deux fleuves fit du secteur de Berry-au-Bac un atout économique en temps de paix, puis une possession stratégique en temps de guerre. Le canal de l’Aisne à la Marne a été construit à partir de 1841 et achevé en 1866. D’une longueur proche des 60 000 kilomètres, il débute à Berry-au-Bac et se termine à Condé-sur-Marne (Structurae). Il ne fallut pas attendre la Grande Guerre pour que des combats soient menés sur le sol de Berry-au-Bac. En effet, le 5 mars 1814, l’Empire français s’opposa à celui de Russie. À l’issue de cette bataille, le franchissement de l’Aisne par les soldats de Napoléon Ier influença grandement la victoire de la France (« Représentation de la bataille dirigée par Napoléon dans les environs de Berry-au-Bac en 1814 [coll. part.] » [IVR22_20030202588NUCAB]). La commune a beaucoup souffert de cette opération militaire, une partie ayant été détruite.
Pourtant, un siècle plus tard, le village dut de nouveau affronter la guerre. En effet, lors de la Première Guerre mondiale, une ligne de front s’établit sur 750 kilomètres dès novembre 1914, allant de la mer du Nord à l’Alsace (Taborelli et coll., Géomorphologie, 2017). Cette guerre de tranchées fit suite à une guerre de mouvement extrêmement coûteuse en hommes, engagée depuis le mois d’août. Ainsi, à une échelle plus locale, le front en Champagne-Ardenne s’étendait sur 115 kilomètres, allant de Berry-au-Bac à la forêt d’Argonne (Taborelli et coll., Géographie historique, 2017). Nous définirons avec davantage de précision la cote 108 au cours de ce travail. Le sujet, proposé par Alain Devos et Frédéric Gugelot, s’apparente à une enquête. De fait, notre tâche consiste à nous focaliser sur le « méga-cratère » de la cote 108. Comme évoqué plus tôt, il s’agit d’une cavité apparue au cours du conflit. Beaucoup de doutes planent autour de ce cratère. Le contexte belliqueux et, a fortiori, l’intensité des combats sur le site ont donné lieu à une historiographie tant maigre que confuse. Ce faisant, nous tenterons, par le biais d’une étude géohistorique, de répondre aux questions suivantes : quel belligérant a créé ce cratère ? Quand est-il apparu ? L’intérêt de ce travail est double : il constitue d’une part une synthèse des recherches déjà menées par Alain Devos et Pierre Taborelli. D’autre part, il s’agit également de poursuivre cet élan de recherche en grande partie géographique afin d’y incorporer les éléments historiques que nous avons pu recueillir.
La cote 108 porte son nom en raison d’une déformation. En effet, dès le début de la guerre, la zone de conflit a été définie par son altitude supposée et établie sur les cartes. En réalité, la cote 108 ne culmine qu’à 89 mètres. Il aurait été en plus juste d’utiliser la terminologie « Montagne de Sapigneul », le village de Sapigneul se trouvant à proximité, où se trouve également le Mont de Sapigneul (93 mètres d’altitude). Le site de la cote 108 se situe à l’extrémité est du Chemin des Dames. Le sol y est essentiellement constitué de craie blanche et tendre, se révélant facile à creuser. À ce titre, dans la cote 108 se trouvent plusieurs crayères ainsi que des carrières à chaux (Carrière de la Cimenterie, Grande Carrière, Carrière de Sapigneul). Le document ci-dessous présente le site d’après la télédétection effectuée grâce à la méthode LiDAR (Light Detection And Ranging). Cette dernière permet de détecter des vestiges archéologiques par le biais d’un survol aéroporté. Ce faisant, plusieurs vols ont été effectués de 2011 à 2015 en Argonne ainsi que dans des zones forestières proches de Reims. L’imagerie obtenue permet ainsi de mettre en évidence l’impact de la Grande Guerre sur la zone et ses « polémo-formes » (Brénot et coll., 2017, Taborelli et coll., Géographie historique, 2017).

La cote 108 vue par le prisme de l’imagerie LiDAR a déjà été utilisée dans un but de recherche scientifique. Comme indiqué ci-dessus, le document constitue un exemple du traitement du site en fonction de la technologie LiDAR. Il est ainsi possible de détailler de manière chronologique les bouleversements successifs de la cote 108. Selon la même source, il y aurait eu, sur ce secteur, plus de 400 tonnes de charges explosives. De même, nous pouvons ainsi observer le « méga-cratère », dont la datation est encore à préciser, ici établie en mai 1918 environ.
Un autre article scientifique a utilisé l’image LiDAR de la cote 108 : celui publié en 2017 dans la revue Géomorphologie, traitant de « L’apport des plans directeurs et de l’outil LiDAR aéroporté pour la caractérisation des impacts morphologiques de la Grande Guerre » et plus particulièrement de la cote 108 (Berry-au-Bac, France). Le « méga-cratère » est également cité et identifié comme un « cratère de mine phase 3 ».

A. Image lidar brut
B. Plan directeur et image lidar brut
C. Formes (tranchées, boyaux, cratères de mines) nivelées et persistantes
D. Densité des entonnoirs d’obus.
1. Tranchées et boyaux français persistants
2. Tranchées et boyaux allemands persistants
3. Tranchées et boyaux français nivelés
4. Tranchées et boyaux allemands nivelés
5. Front de taille
6. Cratères de mines phase 1
7. Cratères de mines phase 2
8. Avancée maximale française en mai 1917
9. Cratère de mine phase 3
10. Entonnoirs d’obus
Toujours selon cet article, le « méga-cratère » mesure 76 mètres de diamètre pour 22 mètres de profondeur et aucun entonnoir d’obus n’est présent sur sa paroi. Dans cet article, la datation du « méga-cratère » est également estimée à mai 1918.
Voici donc les deux publications portant sur le « méga-cratère » de la cote 108. D’autres travaux portant sur le site seront également sollicités, comme un article de Franck Viltart ou encore un ouvrage de Jean-François Weiss. Nous ne sommes malheureusement pas parvenus à obtenir des informations sur le cratère par le biais de l’association Correspondance Cote 108. En effet, Fabien Théofilakis, initiateur du projet, n’a pas été en mesure d’obtenir de documents relatifs à ce sujet. Par ailleurs, en plus de l’image LiDAR, d’autres supports permettent de mener à bien notre recherche. D’une part, les photographies aériennes semblent être un bon outil permettant de spatialiser le front. D’autre part, les plans directeurs peuvent constituer un excellent apport concernant les réseaux de défense du front (Taborelli et coll., 2016). Néanmoins, les plans directeurs de la Grande Guerre ne font pas tous figurer les éléments géomorphologiques tels que les cratères (Combaud et al, 2016). Plus encore, le nombre de cratères de mines recensés par les Plans directeurs s’avère légèrement plus faible que celui observé sur l’imagerie LiDAR. Par ailleurs, il n’en demeure pas moins que le relevé de ces cavités peut être partiellement faussé par les obus de rupture de gros calibre (Taborelli et coll., 2017). La forme de notre travail s’attachera donc à restituer la démarche entreprise lors de notre recherche, en se focalisant sur les éléments relatifs au « méga-cratère ». C’est par le biais d’une méthode chronologique que nous aboutirons à nos recherches et à nos hypothèses. Dans un premier temps, nous réaliserons un compte-rendu de nos recherches menées à travers les sources textuelles. Une seconde partie sera consacrée à une méthodologie privilégiant d’iconographie.
La cote 108 et son « méga-cratère » dans les sources textuelles
En guise d’étape préliminaire, nous introduirons le sujet en reprenant divers écrits relatifs à la guerre des mines dans le secteur de la cote 108. De fait, des écrits ont vu le jour pendant et après le conflit, jusqu’à aujourd’hui. Les sources les plus pertinentes seront citées afin d’établir avec le plus de précision possible le contexte dans lequel ont évolué les soldats. Concernant le site au début du conflit, son historique a été retracé avec précision par le Lieutenant-colonel Cussenot dans l’édition de juillet 1929 de la Revue du génie militaire (« Revue du génie militaire » — 1er semestre 1929). Selon cette source, la cote 108 est une croupe échancrée de carrières, qui domine d’une cinquantaine de mètres la vallée de l’Aisne au sud, entre le canal de l’Aisne latéral d’une part et le canal de l’Aisne à la Marne d’autre part, à proximité immédiate du pont et du village de Berry-au-Bac. Il s’agissait d’un observatoire de premier ordre pour les Allemands qui en possédaient le sommet. Les premières lignes françaises se trouvaient alors à contre-pente, disposant tout de même d’un point de vue intéressant sur les positions allemandes.
Toujours selon Cussenot, la guerre des mines sur le site de la cote 108 a pris naissance le 22 novembre 1914, lorsque la compagnie du génie de corps (1/4) du 1er corps d’armée a construit un puits, puis une galerie de mine sous le parapet des tranchées de première ligne. L’auteur se réfère aux Journaux de Marches et d’Opérations (J.M.O.) de la compagnie. Selon une autre source, un article de J.-J. Chaplin paru en 1937 (Journal des mutilés, réformés et blessés de guerre — 30/05/1937), l’armée allemande a rapidement reconnu l’importance de cette position. De fait, dès le lendemain de la bataille de la Marne, elle tint la cote 108 qui était alors abandonnée par l’armée française le 15 septembre 1914. Elle fut reprise par les Français grâce au 148e R. I. le 12 octobre 1914 puis retomba aux mains des Allemands le 27 octobre. Deux jours plus tard, une compagnie issue du 3e Régiment du Génie commença à occuper le terrain et organisa le terrain récemment conquis en créant des communications sur l’Aisne (Historique du 3e régiment du génie : guerre de 1914-1918 – 1920). Dans la craie argileuse de la cote 108, les premiers réseaux furent donc mis en place. Virent ensuite les premiers travaux de sape. Les galeries permettaient d’accéder de manière souterraine aux premières lignes ennemies, dans le but de créer un effet de surprise et potentiellement bouleverser la guerre de position.
Nous passerons rapidement sur la guerre des mines à la cote 108 durant les premières années. Il n’en demeure pas moins qu’une étude approfondie du secteur durant les années 1914, 1915, 1916 et 1917 aurait été intéressante. Des travaux comme ceux du Général de Fonclare proposent, en 1928, une rétrospective de la guerre des mines dans le secteur durant l’année 1915 (Revue des questions historiques — cinquante-sixième année, troisième série, Tome XIII, 1928). D’autres publications, plus récentes, ont déjà établi certaines recherches quantitatives à propos de la cote 108, à l’instar d’Éric Laforgerie et de Jean-Jacques Weiss, qui ont proposé une première étude de la zone de 1914 à 1915 (« Les mystères de la cote 108 », Laforgerie, Weiss, 2013). Deux ans plus tard, Weiss ajouta une étude du secteur de 1916 à 1918, en guise de seconde partie (« La guerre souterraine sous la cote 108 et le Mont Sapigneul — 1916-1918, la colline truquée », Weiss, 2015). Si l’ouvrage ne mentionne pas de manière précise le « méga-cratère », il a toutefois le mérite de proposer une bibliographie fournie qui fut d’une grande aide.
Lors de nos recherches, il fut extrêmement difficile d’obtenir des sources textuelles traitant du « méga-cratère » tant les explosions étaient fréquentes dans le secteur. Certaines cavités sont évoquées en raison de leurs dimensions importantes. En 1915, dans la journée du 23 juin, nous apprenons par exemple qu’une mine française a explosé et produit un entonnoir de 35 mètres de diamètre, endommageant fortement les tranchées allemandes (Bulletin des Français résidant à l’étranger — 01/07/1915). Selon la même source : « Dans la nuit du 23 [juin] au 2 [juillet], l’ennemi a violemment bombardé Berry-au-Bac et son voisin de Sapigneul. Nous n’avons éprouvé que des pertes insignifiantes ». En effet, dans le cadre de la guerre des mines, l’objectif premier est de faire brutalement céder le réseau défensif ennemi. Il ne s’agit pas de provoquer la mort de plusieurs adversaires directement. Toutefois, certaines mines, une fois explosées, ont parfois fait enterrer vivants des soldats. Par exemple, entre le mois de mai et le mois de juin 1916, un camouflet allemand vint perturber le travail de sape français dirigé par le capitaine Lavilledieu, l’ensevelissant avec une dizaine d’autres soldats (Historique du 3e régiment du génie : guerre de 1914-1918 – 1920).
Ainsi, certains soldats se distinguent lors de la guerre souterraine par leur courage lors de situations extrêmement délicates. Tel fut le cas du Caporal Schlussel, issu de la 8e Compagnie du 24e R. I. français. En effet, le 16 février 1915, il aurait sauté dans un puits de mine allemand et désarmé les soldats ennemis s’y trouvant. Dans cet élan d’héroïsme, il aurait coupé in extemis les fils d’un accumulateur communiquant avec la mine sur le point d’exploser (Journal des mutilés, réformés et blessés de guerre — 30/05/1937). Nous ignorons si ces faits se sont réellement produits ou s’ils n’ont été relatés que pour maintenir le bon moral des soldats. En 1917, certains moments de la guerre des mines témoignèrent d’une grande intensité.
De fait, durant les mois d’avril et mai 1917, la cote 108 semble avoir été particulièrement ébranlée par les explosions de mines lors de l’offensive Nivelle, plus connue sous le nom de « Bataille du Chemin des Dames ». Berry-au-Bac constituant la terminaison est du Chemin des Dames, la cote 108 fut donc sujette à de violents combats du 16 avril au 24 octobre. Alors que l’offensive fut préparée avec davantage de minutie concernant l’artillerie, la cote 108 en pleine guerre des mines semble difficile à organiser dans une telle configuration. Plus encore, la plupart des travaux souterrains français auraient été délaissés depuis le 16 avril, laissant le champ libre aux souterrains allemands et minimisant les travaux d’écoute. Le 19 avril, une attaque fut menée par le 251e R. I. dans le but de prendre la Grande et la Petite Carrière aux Allemands (Livre d’or du 6e groupe de Chasseurs Cyclistes, 1919). De fait, l’objectif premier était de faire sauter le réseau défensif allemand de la cote 108 et de Sapigneul. Cette opération fut vaine en raison d’une résistance farouche de l’ennemi.
La guerre des mines fut d’autant plus destructrice durant l’offensive Nivelle qu’elle fut le théâtre de nombreuses explosions simultanées quelques jours plus tard. En effet, le 21 avril 1917 à 5 heures, au lendemain de la grande offensive, plusieurs mines explosent sur la cote 108, tant et si bien que « le secteur occupé par les 8e cuirassiers est surpris par une explosion qui engloutit d’un seul coup 196 hommes des 6e et 7e escadrons » (Journal des mutilés, réformés et blessés de guerre — 30/05/1937). Trois mines venaient de sauter, creusant d’énormes entonnoirs dans les positions de première ligne. On parle aussi, dans les revues d’après-guerre, d’une mine allemande ayant enseveli, le 17 avril 1917, deux compagnies du 8e bataillon de chasseurs à pied (Les Échos des anciens combattants, août-septembre 1926). L’armée française avait alors attaqué et tenu le sommet de la cote 108 la veille. Les explosions successives du 21 avril 1917 sont symptomatiques d’une difficulté à restituer un historique des bouleversements géomorphologiques. En effet, certaines sources parlent d’un énorme entonnoir, d’autres de plusieurs ne formant qu’un. A priori, les cratères ayant vu le jour en avril 1917 semblent faire partie du chapelet de se situant au centre de la cote 108. Jean Soupir évoque « un cratère immense dans lequel on distinguait deux entonnoirs gigantesques de 30 à 40 mètres de profondeur » (Le Combattant du Poitou — juillet 1937). Le capitaine Buisson, « d’après les renseignements d’un technicien », évoque un entonnoir de 40 mètres de diamètre et de 15 mètres de profondeur. La charge utilisée s’élèverait à au moins 25 000 kilogrammes d’explosifs (Livre d’or du 6e groupe de Chasseurs Cyclistes, 1919). Le 29 avril, les Français tentèrent, en vain, de s’emparer de la Grande et de la Petite Carrière tenues par l’armée allemande. Toutefois, les sapeurs sont parvenus à dynamiter un tunnel joignant l’une à l’autre (Hardier T., Jagielski J.-F, 2001).
Au mois de mai 1917, la cote 108 est toujours ébranlée par la violence des combats souterrains. Les sources textuelles évoquent des dispositifs allemands inédits, comme le Journal des mutilés, réformés et blessés de guerre qui, en 1937, évoque un réseau souterrain allemand sophistiqué. En effet, le 2 mai 1917, le 9e régiment des chasseurs aurait eu pour mission d’attaquer l’une des carrières de la cote 108. Profonde de 15 mètres, elle permettait alors, par le biais d’un double étage de galeries, de pénétrer jusque derrière la ligne de départ française (Journal des mutilés, réformés et blessés de guerre — 30/05/1937). Le 14 mai, de 4 heures à 6 heures, une série d’explosion de fourneaux de mine se produisit dans le secteur occupé par le 3e bataillon. Le sous-sol de la cote 108 en fut une fois de plus bouleversé. La source évoque le terrain « dénommé MISME (entre GRANDE CARRIÈRE ET CARRIÈRE SAPIGNEUL) » (Historique du 147e régiment d’infanterie pendant la Guerre 1914-1918). Nous n’avons trouvé aucune autre mention de ce lieu. Le 29 mai 1917, un nouvel assaut fut tenté du côté français, en vain. L’opération de nettoyage de la Grande et de la « Petite Carrière » (nous ignorons pour le moment la définition spatiale de ce terme) se heurta aux mitrailleuses allemandes.
Enfin, dans la nuit du 30 au 31 mai 1917, la cote 108 fut de nouveau ébranlée. Sept mines explosèrent en même temps dont trois sur les lignes françaises, situées à l’est et au sud de la Grande Carrière. Dans la matinée du 31 mai, vers 4 heures, une formidable explosion se fit entendre par les guetteurs du 23e bataillon de chasseurs à pied. Le 7 décembre, le général Maistre, commandant de la VIe armée, fait part à l’État-major de sa volonté d’enlever les observatoires ennemis de la cote 108 et du Mont de Sapigneul avec l’aide de la Ve armée (S.H.D., GR 19 N 1064). Parmi toutes ces explosions, est-ce que le « méga-cratère » en faisait partie ? Il est difficile d’obtenir un avis tranché si l’on se réfère uniquement aux sources textuelles. Cependant, le « méga-cratère » a la particularité d’être extrêmement lisse. Sa physionomie n’a donc pas été « entachée » par une quelconque mine ou un quelconque obus. Au vu de ses dimensions, l’explosion le « méga-cratère » aurait été entendue dans un rayon de 30 kilomètres, et ainsi notamment depuis Reims. Mais qu’est-ce qu’une telle détonation parmi le flot ininterrompu d’autres explosions ?
Afin de compléter notre étude, nous nous sommes intéressés aux Journaux de Marches et d’Opérations (J.M.O.) disponibles sur la plate-forme Mémoire des hommes (URL : http://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/fr/) du Service historique de la Défense (S.H.D.). Si nous citons de nombreuses sources issues de ce répertoire dans notre bibliographie, le résultat n’en reste pas moins décevant. De fait, nous ne sommes pas parvenus à trouver d’écrits convaincants lors de notre lecture. Très peu d’éléments ont parlé d’une part de Berry-au-Bac et d’autre part, dans un cadre plus restreint, de la cote 108. Nous laissons toutefois à disposition toutes ces cotes, certains seront utilisés lors de notre second travail portant sur la recherche iconographique du « méga-cratère ». Les unités citées ont transité au moins une fois dans le secteur de Berry-au-Bac.
Pour clore cette étude textuelle, nous citerons un écrit traitant de la guerre des mines à travers les yeux du soldat. Certains témoignages trouvés au gré des recherches ne sont certes pas pertinents concernant l’étude principale, mais semblent d’un grand intérêt pour l’histoire culturelle de la Grande Guerre. En effet, le 6e groupe de Chasseurs Cyclistes, dans son J.M.O. de 1919, se confie sur la difficile situation du soldat en pleine guerre des mines. Selon cette source, le site constitue une falaise abrupte bordant la rive sud du canal de l’Aisne. Lors de l’offensive Nivelle, il est rapporté que l’unité était sur la cote 108, et que « l’ennemi était dessous, à quelques mètres, partout, percevant, par ses écouteurs, les moindres bruits, les moindres paroles. On ne peut mieux comparer la cote 108 qu’à une reproduction d’un spectacle lunaire : ni tranchées, ni boyaux, ni abris, ni un arbuste, ni un brin d’herbe, partout, des trous d’obus ou de torpilles qui se chevauchent, et sous nos pas, des mines prêtes à nous ensevelir dans notre conquête. Où est l’ennemi ? À 100 mètres ? À 50 mètres ? À 10 mètres ? On ne sait pas, on ne voit rien » (Livre d’or du 6e groupe de Chasseurs Cyclistes, 1919). Cet « entonnoir » semble en réalité être le chapelet de cratère coupant presque le site en deux. Une photographie aérienne datée du 3 juillet 1917 représente cette partie du site (« Vue du terrain prise en avion, à 800 m d’altitude », BDIC). Le témoignage cité nous retranscrit la peur éprouvée lors de missions organisées sur la cote 108. Il s’agit de la peur de voir l’ennemi subitement arriver de son souterrain, par le biais d’une détonation qui pourrait provenir de n’importe où. Parallèlement, les bruits constants de pioche inquiètent les sapeurs, et une autre crainte, celle de finir enseveli, est permanente.
La cote 108 et son « méga-cratère » d’après les plans directeurs et les photographies aériennes
Le second mouvement de notre étude s’intéressera donc à des documents plus bruts. Toutefois, un plan directeur peut également être sujet à des interprétations propres à celui qui a complété la carte. Lorsque ce travail fut entrepris, Alain Devos et Pierre Taborelli disposaient déjà d’information relative à la datation du « méga-cratère ». Selon leurs sources, que nous réutiliserons, le cratère ne figurait ni sur les photographies aériennes ni sur les plans directeurs jusqu’au 28 septembre 1918. Il s’agit d’un plan directeur où la cavité est mise en évidence. Un autre document de la même nature, daté du 1er mai 1918, ne fait pas figurer le cratère. Il s’agit ici de notre document le plus proche où le cratère n’apparaît pas. Nous proposons à travers les pages ci-dessous, au format paysage, une série de documents représentant la cote 108. Nous procéderons ensuite à l’analyse de ces données.
Ainsi, selon l’ensemble des documents présentés, il semblerait que le « méga-cratère » se soit formé entre le 27 et le 31 mai 1918. Toutefois, durant moins d’une semaine, cette période fut le théâtre d’un profond dynamisme. De fait, dans ce contexte de guerre, l’Offensive du printemps avait été amorcée dès le 21 mars 1918 pour prendre fin le 18 juillet de la même année. Plus localement, Berry-au-Bac a constitué un point stratégique à partir du 27 mai 1918 puisque la commune figurait parmi deux batailles : la bataille de l’Aisne et celle de la Marne, la première dura du 27 mai au 17 juillet tandis que la seconde s’étendit du 27 mai au 6 août 1918. Deux photographies aériennes réalisées en 1928 et 1929 montrent l’importance du cratère dans la cote 108.
Lors de nos recherches, nous avons pu trouver la photographie aérienne datée du 27 mai 1918 dans un recueil de clichés de guerre allemand provenant d’un certain Eduard Schneider, membre du 36e Régiment d’infanterie de réserve allemand. L’ouvrage, paru en 1930 aux éditions Winkler, propose une série de photographies dont certaines prises dans le secteur de la cote 108. Par exemple, à la même période, nous pouvons y trouver une photographie représentant la Grande Carrière ou encore une autre montrant des prisonniers britanniques capturés. Les photographies des prisonniers britanniques ont été abondamment reproduites puisqu’on les retrouve également dans les collections de l’Imperial War Museum (The German Spring Offensive, March-July 1918) et sous forme de cartes postales de propagande allemande (Archives départementales de la Marne — Collection Blavier). La photographie aérienne datée du 27 mai 1918 devait provenir d’un vol effectué juste avec l’offensive allemande. On y distingue la ligne de front. En dépit de la faible résolution du cliché, nous ne distinguons aucune trace du « méga-cratère ». Les contours, selon cet angle de vue, auraient dû être visibles dans la craie. La légende de la photographie est la suivante : « Das Angriffsgelände in den frühen Morgenstunden des 27.5.18 », accompagnée d’une flèche indiquant « Höhe 108 ». Ce titre indique donc qu’il s’agit du début de l’attaque menée sur le terrain de la cote 108, le 27 mai 1918 au petit matin.
Quant au premier document montrant le « méga-cratère », il s’agit également d’une photographie aérienne allemande. Daté du 31 mai 1918, le cliché mentionne les détails de la capture par une bande se trouvant à son haut. Il provient d’une collection privée issue des recherches de Franck Viltart. À l’origine, la photographie a été publiée dans un article portant sur la cote 108 pendant toute la Grande Guerre (La Lettre du Chemin des Dames, n°30, 2014). L’article de Franck Viltart s’intitule « Berry-au-Bac : la cote 108, entre mémoire et oubli ». Il traite ainsi du lieu pendant le conflit, avec énormément d’éléments relatifs au front allemand et à la Grande Carrière, avant d’évoquer la maigre postérité que tire le site après un engouement accru à l’occasion du tourisme de l’immédiat d’après-guerre. La photographie aérienne illustrait alors l’article. Nous remercions Franck Viltart de nous avoir fourni ce cliché en haute résolution. Nous pouvons y voir le « méga-cratère » extrêmement lisse. L’absence d’entonnoirs d’obus semble prouver que la cavité eut été formée récemment (Taborelli et coll., Géographie historique, 2017). La Bundesarchiv a rendu publiques quelques photographies de la cote 108, mais elles demeurent secondaires et ne sont pas décisives quant à notre sujet. On trouve, en effet, une photographie montrant l’entrée de la Grande Carrière en mai-juin 1918 (Bild 146-1971— 092-02) ainsi qu’un cliché représentant deux sapeurs s’attelant à la tâche, sans date (Bild 136-1046).
Concernant les Plans directeurs, celui daté du 1er mai 1918 semble faire figurer plusieurs cratères français et allemands, sans toutefois que nous puissions voir le « méga-cratère ». Ainsi, cette immense cavité ne devait probablement pas avoir vu le jour. Le Plan directeur du 28 septembre, quant à lui, fait indubitablement figurer le cratère. Il constitue l’un des éléments les plus visibles de la carte. Dès lors, il est nécessaire de traiter du contexte de la fin du mois de mai 1918 afin d’établir des hypothèses l’apparition du « méga-cratère ».
Le 20 mai 1918, l’État-major de la VIe armée (en la personne du Général Duchene) faisait déjà savoir à des généraux de Corps d’armée et de Divisions d’infanterie qu’une attaque était possible dans le secteur. En effet, il était stipulé que le 9e Corps d’armée britannique pouvait faire face à une attaque comprise entre le Plateau de Californie (Craonne) à l’Aisne, ou bien du front Reims — Aisne, ou encore sur tout son front à la fois (S.H.D., GR 5 N 257). Concernant les forces britanniques présentes dans le secteur, nous n’avons que très peu d’informations sur leur rôle tenu à Berry-au-Bac. En effet, elles semblent avoir été engagées la veille de la grande offensive. D’après des carnets de guerre britanniques transmis par Simon Jones (Jones S., British War Diaries for the attack of 27 May 1918), seule la 21e Division affirme se trouver dans la région de Berry-au-Bac au mois de mai. De fait, le 15 mai, la division se trouvait aux abords de la commune, et signalait que le secteur était alors très calme (21 st Division WO95-2133). Par ailleurs, le 26 mai 1918, des indices d’activité ennemie dans la région de Laon-Reims ont été décelés et envoyés à l’État-major du groupe d’armées du Nord. Il était alors question de deux attaques ennemies, simultanées ou successives, « d’une part sur le Chemin des Dames à l’ouest de Craonne, d’autre part entre Berry-au-Bac et Reims » (S.H.D., ouvrage n°64, cote AFGG). Toutefois, l’offensive fut d’une intensité insoupçonnée par les Alliés.
Le printemps 1918 était crucial pour l’Allemagne puisqu’il se situait entre la sortie de guerre de l’armée russe et l’entrée en guerre des États-Unis. Forte du retour de ses troupes du front oriental, l’armée allemande lança une première offensive en Picardie dès le 21 mars. Une autre se tint en Flandre le 9 avril et enfin une sur le Chemin des Dames à la fin du mois de mai. L’offensive allemande débuta donc le 27 mai, au matin, et son ampleur fut telle que les Alliés se trouvaient à Château-Thierry le 1er juin, au soir, soit à 60 kilomètres au sud-est de Berry-au-Bac (Devos et coll., 2015, Alcaix, 2012). Lors de ce vaste mouvement allemand, son armée fit 50 000 prisonniers, franchit la Marne et rendit Paris vulnérable (Becker, 2004). L’armée française usa de propagande afin d’entretenir la ténacité des troupes, épuisées, mais inquiètes de voir le pays encore plus envahi (Horne, 2005). La cote 108 et Berry-au-Bac furent pris par les Allemands le jour même de l’offensive, soit le 27 mai, au soir (S.H.D., ouvrage n° 67, cote AFGG, cartes 7 et 8). La journée du 27 mai fut en effet capitale pour l’armée allemande (Les armées françaises dans la Grande Guerre, 1934). En effet, elle parvint dans un premier temps à faire céder les lignes françaises du Chemin des Dames, puis à franchir l’Aisne et enfin à faire une poussée jusqu’à la Vesle (S.H.D., ouvrage n°63, cote AFGG, Les Armées françaises dans la Grande Guerre, 1935). Ce projet d’attaque dans l’Aisne aurait été planifié dès le 17 avril par la Direction suprême, le Kronprinz en ayant été informé. Il consistait avant toute chose à mener une attaque des Ière et VIIe armée en partant de la ligne Berry-au-Bac — Anizy en direction des hauteurs sud de la Vesle (Ferlus, 1938, Hanotaux, 1924). Localement, les troupes franco-britanniques tenant leur position aux alentours de Berry-au-Bac durent se replier face à un ennemi très supérieur en nombre (Drémont, 2016).
Dans ce contexte confus de retour brutal à la guerre de mouvement, il paraît difficile d’expliquer l’apparition d’un tel cratère, la guerre des mines étant momentanément délaissée. Toutefois, selon les photographies allemandes des 27 et 31 mai 1918, il semblerait que le « méga-cratère » ait bien été formé lors de l’offensive de Printemps. Ce faisant, nos sources concordent avec les intuitions formulées par Pierre Taborelli et coll. dans les deux articles de 2017 parus dans Géographie historique et Géomorphologie. De fait, le premier datait le « méga-cratère » de « mai 1918 » (« Figure 5 : Image LiDAR des cratères de mines isolés, alignés et emboîtés de la cote 108 à Berry-au-Bac », Géographie historique, 2017). L’article de Géomorphologie, quant à lui, identifiait cette immense cavité comme un « Cratère de mine phase 3 ». L’analyse du document avance également que « Ce cratère est donc vraisemblablement contemporain à l’attaque allemande de mai 1918 […] » (« Figure 5 — Situation et interprétation du secteur de la cote 108 », Géomorphologie, 2017).
Dès lors, nous pouvons formuler trois hypothèses concernant la formation du « méga-cratère » lors de l’Offensive de printemps :
- Il s’agirait d’une explosion allemande ayant eu lieu juste avant l’attaque. Néanmoins, le cratère ne se trouve pas dans le no man’s land, mais dans le réseau de défense des alliés.
- L’explosion pourrait provenir d’une initiative française ou britannique. Les Français ou les Anglais l’auraient alors déclenchée juste avant leur retraite.
- L’armée allemande aurait produit cette explosion dans la galerie des Alliés afin de détruire leur réseau souterrain peu après avoir pris la position de la cote 108. Ce faisant, ce dernier aurait été inutilisable en cas de repli allemand postérieur.
La dernière hypothèse tendrait à être la plus plausible. Le « méga-cratère » se situe sur une galerie souterraine majeure dans le dispositif français. En effet, il s’agissait d’une artère donnant accès à plusieurs autres galeries alliées. Par ailleurs, un autre argument peut émaner de critères purement matériels et consécutifs à nos recherches. De fait, le manque d’information sur la cote 108 du 27 au 31 mai 1918 dans les archives françaises et britanniques est évident puisque les Alliés étaient en train de se replier. Franck Viltart mettait d’ailleurs en évidence que la cote 108 fut abondamment mise en valeur comme haut lieu de la guerre sur le front ouest par l’Allemagne (Viltart, 2014). Ainsi, l’armée allemande aurait pu occuper les zones très récemment conquises, et ainsi investir les galeries alliées. Une telle explosion a dû nécessiter une main-d’œuvre ainsi qu’un matériel conséquent. Nous ignorons si les explosifs utilisés étaient uniquement allemands, ou s’ils ont été laissés par les Alliés lors de leur repli. À partir du 27 mai et durant plusieurs mois, la cote 108 resta occupée par l’armée allemande.
De fait, si les grandes opérations menées par l’armée allemande en 1918 furent couronnées de succès, elles eurent un coût : 951 000 soldats allemands tombèrent entre mars et juin. En outre, le sort des blessés fut gravement menacé par un déficit d’équipement ainsi que l’émergence d’une maladie nommée « grippe espagnole » dans les rangs de l’armée. À cela s’ajoute un problème de ravitaillement en nourriture qui occasionna une malnutrition dans les rangs allemands. En Flandre, en Picardie ou au Chemin des Dames, il fut difficile de tenir la position conquise. D’un point de vue logistique, l’armée de Ludendorff manquait cruellement de moyens de transport. Les camions venaient à manquer et l’armée allemande ne disposait d’aucun char, le commandement ne croyant pas en ces machines (Becker, 2004). Enfin, ce même commandement fut victime de ses hésitations, concentrant ses efforts en Flandre avec des préparatifs parfois inutiles. L’armée allemande lança donc la Friedensturm, c’est-à-dire l’« assaut pour la paix » le 15 juillet 1918. Elle fut rapidement stoppée dans son élan et Foch lança une contre-offensive trois jours plus tard. À partir de cette date, l’Allemagne ne fit que perdre progressivement du terrain jusqu’à l’Armistice.
La cote 108 ne fut libérée de la présence allemande qu’à partir du mois d’octobre 1918 (Taborelli et coll., Géomorphologie, 2017). En effet, le 418e Régiment d’infanterie se trouvait à proximité de Sapigneul et de la cote 108 le 2 octobre, en vue de chasser les Allemands et de franchir l’écluse de Sapigneul dans la même journée. Pourtant, le Régiment se heurta aux mitrailleuses allemandes disposées au niveau de la cote 108, du village de Sapigneul ainsi que de ladite écluse (S.H.D., 26 N 772/4). Le plan ci-dessous témoigne du projet d’offensive des alliés au-delà du canal latéral de l’Aisne :

La 153e Division d’infanterie affirma se trouver à proximité du village le 3 octobre. Elle progressa, deux jours plus tard, à la grenade sur les pentes situées au sud-est du Mont de Sapigneul. Le 6 octobre, la Division est informée du mouvement de repli entrepris par l’ennemi. À 7 heures, le Mont de Sapigneul et la cote 108 furent enlevés « par surprise par le 418e R. I. » (S.H.D., 26 N 443/4) et probablement aussi par la 7e Compagnie (Historique du 9e régiment de marche de zouaves de la Grande Guerre 1914-1918, 1934). Vers 16 heures, les Allemands bombardèrent la cote 108, probablement pour la dernière fois du conflit. Cette décision fut prise en vue de tenter une contre-offensive quatre heures plus tard, en vain (S.H.D., 26 N 772/4 ; Journal des mutilés, réformés et blessés de guerre, 1937). Le 7 octobre, selon la même source, un bataillon de zouaves parvint à franchir l’Aisne et aurait libéré Berry-au-Bac à la grenade. Le lendemain, l’armée allemande tenta de réinvestir le secteur en vue de rejeter les Alliés de Berry-au-Bac. Cette attaque échoua en dépit de la violence des bombardements. Le 9 octobre 1918, la 9e Division d’infanterie affirme que « les indices de repli de l’ennemi au [Nord] de l’Aisne se précisent ». La Division était en effet chargée d’atteindre Berry-au-Bac le lendemain en franchissant l’Aisne (S.H.D., 26 N 285/2).
Après l’armistice du 11 novembre 1918, le site de la cote 108 fut rapidement vidé de toutes ses bombes et obus. Les soldats encore mobilisés se chargeaient de retirer les explosifs du lieu (Archives départementales de l’Aisne, 2 Fi 92). Le secteur de Berry-au-Bac figurait d’ailleurs parmi ceux concentrant le plus d’explosifs à évacuer à l’échelle du département de l’Aisne. En effet, 50 à 100 bombes étaient encore présentes ainsi que 20 à 50 engins laissés tels quels après le conflit (Archives départementales de l’Aisne, 1 Fi 65). Le ministère des Régions dévastées fit figurer Berry-au-Bac parmi les communes déclarées en zone rouge en raison de la dangerosité du site (Viltart, 2014). Les terres demeuraient incultivables et les canaux au pied de la cote 108 furent déclarés impraticables. Parmi les dossiers de dommages de guerre formulés à Berry-au-Bac, nous trouvons celui du propriétaire de la sucrerie. En effet, avant le conflit, une société sucrière d’exploitation agricole s’était installée au pied de la cote 108, à proximité du canal. La zone appelée « Sucrerie » fait d’ailleurs référence à cet établissement bombardé au début de la guerre des mines. Au début de l’année 1922, les héritiers Saint-Denis et le mandataire constituèrent le dossier de dédommagement. C’est sur la parcelle de « La fosse au puits » que se trouve la cote 108. Constituée de terres arables et de prairies, cette dernière fut victime de « détérioration physique et chimique du sol par faits de guerre, matériels, directs et certains » (Archives départementales de l’Aisne, 15 R 758).
Le cliché ci-dessous provient du fonds Albert Kahn et relève les dimensions du cratère en août 1919 : celui-ci mesurait alors 116 mètres de diamètre pour 45 mètres de profondeur. La cavité était, logiquement, plus grande par rapport à aujourd’hui. Elle mesure actuellement 76 mètres de diamètre et sa profondeur s’élève à 22 mètres.

Le tourisme de guerre était très développé immédiatement après le conflit. Les photographies des opérateurs d’Albert Kahn sont appréciables pour leurs couleurs, même si celle ci-dessus en est assez dépourvue. Il s’agit de témoignages de destructions et de positions fermement tenues pendant plusieurs années. Outre les photographies, on trouve aussi certains films capturés par les opérateurs du banquier philanthrope. Lucien Le Saint (1881-1931) compta parmi les opérateurs dès 1916. Il est ensuite rappelé sous les drapeaux, en plein conflit, par la Section photographique et cinématographique des Armées (SPCA), fondée en 1915 et dissoute en 1919. C’est durant cette même année, en octobre 1919, que Lucien Le Saint, parfois pour le compte d’Albert Kahn et de la SPCA en même temps, réalisa un film des champs de bataille de la Grande Guerre en dirigeable :
Lucien Le Saint, Ailette, Reims, Paris, France Les champs de bataille en dirigeable, octobre 1919, Musée Albert-Kahn (AI107865).
Dans ce court extrait, en dépit des conditions chaotiques de prises de vue, Lucien Le Saint survole les zones durement touchées par le conflit. On y voit notamment de longues lignes de tranchées qui ont fixé les combats dès 1915 ainsi que la cathédrale de Reims qui tient bon au milieu des ruines de la ville. Quelques instants après, on identifie la zone de Berry-au-Bac et la cote 108 jonchée de cratères, comme nous l’avons vu dans les documents iconographiques ci-dessous.
En 1919-1920, comme nous l’évoquions, la cote 108 fut extrêmement prisée par les touristes de guerre (Taborelli et coll., Géographie historique, 2017). De nombreuses cartes postales ont été éditées, montrant les anciennes tranchées, le chapelet d’entonnoirs ainsi que le « méga-cratère » (Jossinet R., bibliothèque Carnegie, Archives départementales de l’Aisne, Inventaire général des Hauts-de-France). Le guide illustré des champs de bataille dédié au Chemin des Dames et édité par Michelin, en 1920, consacra une double page au lieu (Viltart, 2014). Le 25 septembre 1920, dans un article du Monde illustré, Yves Latieule évoquait « les yeux du voyageur [qui] se fixent sur un coin de paysage lunaire, une colline toute blanche déchirée par de bizarres crevasses » (Le Monde illustré, 1920). Par ailleurs, le terme de paysage « lunaire » aurait été employé pour la première fois en mars 1917 par Martin du Theil, commandant du 151e R. I., lorsqu’il arriva dans le secteur de la cote 108 (Les Échos des anciens combattants, 1926). Le 29 octobre de la même année, le Petit Parisien nous informe que les ministres de la République firent l’ascension du plateau de Californie, à Craonne, avant de traiter des entonnoirs de la cote 108, avec « des gouffres béent sur 100 mètres de diamètre, forés par des mines françaises ou des mines allemandes » (Le Petit Parisien, 1920).
Par ailleurs, le secteur devint également un lieu de pèlerinage, témoignage de la guerre des mines, mais aussi de la guerre des chars. De fait, la première utilisation de ces machines eut lieu à Berry-au-Bac, le 16 avril 1917, lors de l’offensive Nivelle (Goya, 2014). Ainsi, le tout premier monument commémoratif du Chemin des Dames fut inauguré en juillet 1922 à Berry-au-Bac, afin de rappeler l’utilisation de ces machines (Offenstadt, 2012). En 1919, déjà, une commission spéciale fut créée au sein des Monuments historiques et proposa, dans une liste, le classement de Berry-au-Bac et de la cote 108. Le 8 janvier 1920, la municipalité demande à ne pas classer potentiellement le village, celui-ci étant reconstructible (Viltart, 2014). En 1921, on dénombrait 221 habitants, soit quatre fois moins que les 815 âmes résidant à Berry-au-Bac en 1911 (Cassini/EHESS). Ainsi s’engagea un bras de fer entre la municipalité et la préfecture, l’une souhaitant se reconstruire, l’autre souhaitant préserver les vestiges de la guerre des mines. En effet, les élus locaux refusaient d’élever la cote 108 au rang de monument historique, préférant laisser le propriétaire du site libre de son devenir. Le 17 juin 1933, un ancien combattant du 251e Régiment d’infanterie utilisa la presse pour sensibiliser sur le devenir de la cote 108. En effet, Jean Soupir souhaitait que le site soit classé par les Beaux-Arts en vue d’être préservé. De fait, la cote 108 appartenait alors à un certain Monsieur Vigneron, maire de Berry-au-Bac. Ce dernier souhaitait y implanter une entreprise spécialisée dans l’extraction de chaux (La Voix du combattant : « Les cratères sépulcraux de la cote 108 », 1933). Il espérait ainsi le soutien de l’Office des Mutilés, Combattants et Victimes de la Guerre et de l’Union nationale des Combattants et les Associations des Régiments. Dans un autre article issu d’un numéro daté du 29 juin 1933, Soupir affirme que sa cause trouva écho puisque plusieurs pèlerinages d’anciennes troupes se firent à la cote 108. Ferme dans sa volonté de préserver la cote 108, il estime qu’une potentielle expropriation de Monsieur Vigneron ne serait que peu coûteuse pour les Beaux-Arts : « le terrain ayant été acquis pour presque rien par l’exploitant des fours à chaux, en construction » (La Voix du combattant, 1933) Soupir craignait que les corps des camarades disparus ne soient malmenés par une entreprise industrielle : « Avec la chaux de M. Vigneron, ce serait à chaux et à sang ». En 1935, le maire fit condamner les chemins menant au site, malgré le mécontentement des élus locaux. Les associations d’anciens combattants ne tardèrent pas à se manifester. Elles se mirent à soutenir le projet de classement au titre de monument historique uniquement, dans un premier temps, dans le but de garantir l’accès au site. L’agitation autour de l’avenir réservé à la cote 108 fut telle que le ministre de la Guerre en personne s’occupa de l’affaire à partir de 1936 (Viltart, 2014). Finalement, le site fut classé au titre des monuments historiques quatre ans plus tard, grâce au décret du 11 janvier 1937 (Ministère de la Culture, fiche Mérimée : « Cote 108 » ; Site internet du Chemin des Dames).

Si la cote 108 et son « méga-cratère » eurent une certaine renommée dans l’immédiat d’après-guerre, le site fut quelque peu oublié après la Seconde Guerre mondiale. D’autres combats, certes moins intenses, eurent lieu durant ce conflit. L’historiographie s’est évidemment intéressée à la guerre des mines, mais les études menées sur la cote 108 se font rares et celles sur le « méga-cratère » semblaient inexistantes. La géographie historique permet aujourd’hui de travailler en profondeur sur cette cavité, et l’imagerie LiDAR s’avère être un outil décisif. La photographie LiDAR ci-dessus du site de la cote 108 met en valeur les zones en relief.
Par ailleurs, l’outil issu de l’imagerie LiDAR a déjà permis de révéler quelques éléments sur le « méga-cratère ». Alain Devos et Pierre Taborelli, en fonction des dimensions du cratère, ont pu établir des calculs permettant de mesurer les dimensions de la cavité, comme le monde l’image ci-dessous :
Si nous n’avons pas pu répondre entièrement à la question formulée en introduction, notre enquête a tout de même pu donner un laps de temps plus réduit. De même, nous avons été en mesure d’appréhender le contexte dans lequel l’explosion de mine a eu lieu. Paradoxalement, le « méga-cratère » ne semble pas avoir été le fruit de la guerre des mines. Il semblerait plutôt que l’explosion fut stratégique, sans confrontation directe entre deux armées. Nos hypothèses portent à croire à un retour rapide à la guerre de mouvement. L’apparition de la cavité serait l’œuvre de l’armée allemande. À l’issue de ce travail, plusieurs zones d’ombres demeurent, les archives militaires allemandes seront peut-être plus documentées.

En effet, la profondeur initiale estimée du fourneau de mine serait d’environ 30 mètres sous la surface topographique initiale. Bien que la cavité ne corresponde pas exactement à une demi-sphère, son grand diamètre mesurerait 75 mètres. Quant à son petit diamètre, il serait d’environ 62 mètres. Enfin, la profondeur initiale estimée du fourneau de mine s’élève à 22 mètres. Au total, au moins 60 tonnes d’explosifs ont été nécessaires pour que ce cratère soit formé.
Paradoxalement, le « méga-cratère » ne semble pas avoir été le fruit de la guerre des mines. Il semblerait plutôt que l’explosion fut stratégique, sans confrontation directe entre deux armées. Nos hypothèses portent à croire à un retour rapide à la guerre de mouvement. L’apparition de la cavité serait l’œuvre de l’armée allemande. À l’issue de ce travail, plusieurs zones d’ombres demeurent, les archives militaires allemandes seront peut-être plus documentées.
Lien vers la bibliographie
Image de couverture : « Cote 108 », Photographie aérienne datée du 26 octobre 1915 (Archives départementales de l’Hérault).
Alexandre Wauthier