J’avais songé depuis un moment à parler de groupes de musique dont le son est unique. C’est ce que j’essaie de faire ici à raison d’un article sur deux. Le groupe sur lequel j’écrirai dans cet article me tient particulièrement à cœur. En plus, à l’heure où j’écris ces lignes, il prévoit de sortir un album fin juin, après 12 ans d’inactivité. Cet article paraîtra deux après, j’espère que ce retour sera une bonne nouvelle. Je ne suis jamais parvenu à trouver une formation musicale qui propose des sonorités a minima vaguement similaires. Ce groupe, il m’a ouvert les oreilles à d’autres curiosités musicales. Ce groupe, il est avant tout le fruit de son contexte : celui des années 1990. Cette décennie, maintenant que nous avons un peu de recul, a été très riche, car elle a proposé aux auditeurs de nombreuses productions radicalement différentes. On parle souvent de rock indépendant ou alternatif, mais il y a aussi le hip-hop, le métal ou même le jazz et le néoclassique qui ont su être honorés de productions tout aussi indépendantes, avec un public au rendez-vous.
Le groupe dont je vais parler s’appelle Dirty Three. Comme leur nom le suggère, ils sont trois : Warren Ellis, Jim White et Mick Turner. J’ignore s’ils sont véritablement dirty, mais en tout cas ils ont mis sur pied la formation en 1992 chez eux, à Melbourne, en Australie. Le premier au violon, le deuxième à la batterie et le troisième à la guitare électronique, voilà notre trio formé. La musique du groupe est entièrement instrumentale, peut-être est-ce une manière de transmettre plus directement des émotions grâce à la pureté des paysages sonores. À propos de cette particularité, Warren Ellis explique que l’absence de paroles constitue une large partie de ce qu’il écoute. Il n’est pas nécessaire d’avoir des paroles pour rendre la musique substantielle (Dirty Three | In Conversation, vers 4 min).
En préparant cet article, j’ai pu découvrir que Warren Ellis avait sorti un bouquin en octobre 2022, intitulé Le Chewing-gum de Nina Simone (Nina Simone’s Gum, traduit de l’anglais par Nathalie Peronny, paru aux éditions La Table Ronde). La presse se faisait l’écho du bouquin, je l’ai donc lu pour étayer les éléments dont je dispose pour parler du groupe, à la fois par le livre, mais aussi par divers articles qui ont contribué à sa couverture médiatique. Néanmoins, ce livre n’est pas une autobiographie au sens strict : il parle du chewing-gum laissé par Nina Simone (1933-2003) sur un piano en 1999, lors de l’un de ses derniers concerts. Pianiste, chanteuse et compositrice jazz et véritable légende, c’est avec cette aura que Warren Ellis s’est dit qu’il était nécessaire de garder cette trace matérielle d’un passage éphémère, peut-être le dernier. Comme des poussières d’étoiles que l’on garderait chez soi, avec précaution. L’article du blog The Marginalian revient longuement sur ce bouquin, illustrations à l’appui. Je vais essayer d’être beaucoup plus succinct, cet article étant déjà long, comme souvent.
À travers ce chewing-gum, Ellis évoque son rapport à l’objet, puis aux objets en général afin de réfléchir sur leur pouvoir évocateur. On trouve dans l’ouvrage de nombreuses illustrations montrant comment le chewing-gum a été conservé, ce que les valises de l’artiste contiennent, etc. Jusqu’à ce qu’en 2019, Nick Cave, devenu l’un de ses plus proches amis, lui demande s’il souhaite faire apparaître quelque chose à l’exposition Stranger Than Kindness, dont il est le curateur, à la Bibliothèque royale de Copenhague. Dès lors, le chewing-gum sort du placard, fait l’objet d’une numérisation 3D, puis d’un moulage et enfin d’une impression sous différentes formes. La démarche peut paraître folle, mais elle est un prétexte pour parler des objets, porteurs de sens pour celles et ceux qui en donnent. Le pouvoir évocateur des objets : cela me rappelle certaines fuites en avant des Choses de George Perec (1965).
Il y a de quoi être sensible à cette « chose », elle vient de la même bouche que celle qui a chanté de nombreux classiques du jazz. C’est elle qui a enregistré Feeling Good et Sinner Man sur Pastel Blues (1965) : le second est unique pour l’époque, le plus expressif qui soit. J’ai profité de cette lecture pour découvrir Isn’t it a pity, une reprise du titre de George Harrison, deux ans après. Je ne connaissais que l’excellente reprise de Galaxie 500, plusieurs décennies plus tard, mais celle de Simone s’inscrit dans un contexte : l’album Emergency Ward sort en 1972 et les paroles de ce titre font directement écho à la guerre du Viêt Nam, quelle force ! Car c’est bien le poids de la discrimination qui a influé sur la carrière de Nina Simone. Dans son engagement, je ne retiens que cette phrase “I am just one of the people who is sick of the social order, sick of the establishment, sick to my soul of it all. To me, America’s society is nothing but a cancer, and it must be exposed before it can be cured. I am not the doctor to cure it. All I can do is expose the sickness” (on l’entend dans l’excellent documentaire What Happened, Miss Simone?, réalisé en 2015).
Le livre de Warren Ellis est finalement linéaire, j’apprécie l’honnêteté avec laquelle il explique sa démarche, j’aime faire la même chose ici. Lors du confinement d’avril 2020, son ami Oren Moverman l’a aidé à identifier les grands axes d’écriture : « Où avais-je grandi ? Quand avais-je commencé à faire de la musique ? Comment avais-je rencontré Nick Cave ? Pourquoi le violon ? J’avoue que j’y allais un peu à contrecœur. Je ne voyais pas en quoi le fait de parler du chewing-gum nécessitait aussi qu’on parle de moi. Je n’avais pas assez de recul sur les choses. Je ne m’étais jamais interrogé sur le sens de mes actes. Je croyais que l’histoire commençait au moment où je récupérais le chewing-gum, qu’elle racontait comment je l’avais gardé, son moulage, son exposition. Sa transformation. » On y trouve une certaine cohérence qui va au-delà du simple chewing-gum. Dans une interview accordée à la Dépêche du Midi (2023) à l’occasion de son passage à Toulouse pour le festival du Marathon des mots, le musicien précise son mode opératoire de rédaction : « J’ai commencé à écrire comme si je discutais avec une personne, ou avec moi-même et là, ça a marché ». Simple et efficace. C’est ce qui explique pourquoi la lecture du livre fut si rapide. En postface, Ellis donne son avis sur cet exercice jusqu’alors inédit pour lui : « Certains développements étaient prévisibles, mais la plupart d’entre eux semblent avoir jailli des fourneaux du hasard, de l’adoration et de l’imagination. À l’image d’une chanson ou d’un poème, ce récit ne cesse d’être reconfiguré, réorienté et réimaginé par ceux qui le lisent. » Finalement, après des décennies à avoir composé une musique presque exclusivement instrumentale avec Dirty Three, les mots n’ont pas manqué !
À travers ce livre, qui tombe parfois dans l’autobiographie partielle, je parviens à donner un peu d’historicité à Dirty Three à travers la figure de Warren Ellis. Le violoniste est né à Ballarat (Australie) en 1965, la même année que la sortie de Pastel Blues, mentionné plus haut. Aucun rapport, mais c’est drôle de faire correspondre des informations qui s’entremêlent d’un paragraphe à l’autre. Selon un article du Monde (2021), Ellis est le fils d’un technicien dans l’imprimerie du journal local, tandis que sa mère a d’abord été ouvrière du textile, puis femme au foyer. La famille est quelque peu isolée dans une petite ville située à l’ouest de Melbourne (Libération, 2021). Il s’était imaginé réparateur de vélo, puis plombier. Il a commencé par jouer de l’accordéon en 1974, puis a pris ses premiers cours de violon dès l’année suivante. Il a donc choisi son premier violon ; ses parents l’ont payé vingt dollars australiens. En second instrument, il a été influencé par sa mère pour choisir la flûte : instrument facile à transporter dans un sac, à vélo. Parfois, il faut savoir être pragmatique. Il explique que ses parents l’ont encouragé, en espérant que la musique soit un passeport pour sortir de leur condition sociale. En 1983, Ellis a dû choisir entre aller à l’université et accepter un boulot de manager chez McDonald’s. Son professeur de flûte, Keith Wilson, l’a alors sommé : « Ne fais pas l’idiot, Warren. Tu es doué pour la musique. Va à l’université. Je peux te faire passer une audition à Melbourne. »
Il a donc étudié, puis, en janvier 1988, a débarqué à Londres dans l’espoir de retrouver une fille, qui n’y était plus. En plein hiver, il a finalement sillonné l’Europe pendant 10 mois en faisant du stop avec, pour principal compagnon, un violon. Dans son livre, il a cette formule, que je trouve très belle :
J’ai mis du temps à accepter cet instrument, sur lequel je couvre une étendue d’une octave et demie et qui m’a donné une approche « singulière » du rythme et de la tonalité. À moins que ce soit lui qui ait mis du temps à m’accepter.
Il jouait du violon dans la rue, à droite, à gauche. Une sorte de rite initiatique on ne peut plus rude pour savoir si cet instrument était fait pour lui ou non. Il retient son séjour à Inverness, en Écosse, lorsqu’il a laissé un certain Charlie jouer des airs traditionnels avec son violon. C’était une sorte de premier déclic. Comme il l’explique « Les mots me touchaient sans que je parvienne à trouver les miens. Mais la musique, je pouvais y accrocher un tas de choses, exprimer des émotions sans paroles. Une suite d’accords suffisait à me couper le souffle. La musique était un cintre vibrant. » Il a suivi Charlie quelque temps à Banffshire, toujours en Écosse. L’autre déclic, c’est une cassette audio de l’album Τα Ωραιότερα Τραγούδια Της Αρλέτας de la chanteuse grecque Arleta, sortie en 1974. Dans cette compilation, signifiant littéralement « Les meilleures chansons d’Arletta », Ellis a été particulièrement sensible au titre « Mia Fora Thymamai » (Μια φορά θυμάμαι). Repris par Dirty Three, l’air du morceau réapparaît dans « The Greek Song », et a intégré le répertoire du groupe sur scène avec « Indian Love Song », « Everything’s Fucked », « Kim’s Dirt » et « Odd Couple ».
Outre cette influence très singulière, Ellis confie vivre une relation mystique avec Beethoven (lisez le livre si ça vous intéresse) et avoue volontiers aimer le jazz, en particulier celui d’Alice Coltrane, qu’il a pu voir à la Cité de la Musique, à Paris, le 30 août 2005, quelques années après Nina Simone.
Dirty Three voit officiellement le jour en 1992. Leur premier album éponyme, sorti en 1994, a posé les bases de leur son unique, mélangeant des éléments de rock, de folk et de musique expérimentale. On y trouve une composante résolument rock et énergie, dont la production rappelle parfois les Pixies, les paroles en moins. En parallèle, Warren Ellis rejoint le groupe Nick Cave and the Bad Seeds.
Cet album est le premier à être officiellement sorti et distribué (chez Torn & Frayed), mais c’est bien durant l’année précédente qu’une cassette a circulé lors des premiers concerts du groupe ainsi que dans les record shops de Melbourne. Le groupe en a parlé sur Instagram le 18 mai dernier. Je partage le morceau, plus doux, Odd Couple.
Sur la lancée, Dirty Three publie en 1995 son deuxième album, Sad & Dangerous (toujours chez Torn & Frayed). Cette fois, la guitare et les basses abrasives ont laissé place aux belles errances du violon, à commencer par le premier titre, Kim’s Dirt, long de 10 minutes. Ce titre figurait sur la cassette de 1993, peut-être que l’adjectif « Dirt » accolé au groupe vient de là. C’est sur cet album que plusieurs titres initialement parus sur la fameuse cassette ont été distillés. On trouve ensuite plusieurs morceaux dans lesquels l’amour triangulaire du violon, des percussions et de la guitare prend toute sa saveur. En 1995, le groupe venait de quitter l’Australie. Étrangement, certains morceaux me rappellent Dirty Three, comme dans un imaginaire lointain où la scène rock des années 1990-2000 était un bloc compact. Il y aurait beaucoup d’exemples, mais le titre qui me vient en tête est I am the light of this world de David Pajo. Une atmosphère western, dans le sens où on se sent transporté dans un paysage aride dès la première minute d’ écoute.
Pour clore l’album, Turk dure également 10 minutes, cette fois avec une énergie que l’on pensait avoir laissée dans le premier album. Pour illustrer cette fougue, quoi que mieux que t’exposer la pochette de Sad & Dangerous dans sa réédition récente :
Leur troisième album, sorti chez Anchor & Hope, Horse Stories (1996), a consolidé leur renommée. Anchor & Hope, c’est le label du guitariste du groupe, Mick Turner, créé la même année. C’est grâce aux critiques élogieuses de cet album que le groupe a commencé à se faire connaître. Les trois musiciens et leurs trois instruments semblent de mieux en mieux s’accorder. L’album dure 1h alors qu’il ne compte que 9 morceaux, de quoi laisser l’âme divaguer à l’écoute. On ne sait pas où on va, mais on y va, à 1000 Miles de tout. Sur cet album, je suis toujours bluffé par la teneur de Warren’s lament, titre si bien choisi pour un morceau qui contient donc les complaintes d’Ellis, avec son violon en guise de voix.
Leur musique a souvent été décrite comme cinématographique. Je crois que mon oreille y a été sensible par cet aspect. Mon imaginaire auditif y retrouve des thèmes chers aux films western, univers qui fut pour moi une porte d’entrée pour le cinéma et la musique (surtout la musique). On en arrive à l’album qui symbolise sans doute le point culminant de leur très riche carrière, celui qui m’a donné envie d’écrire sur le groupe : l’album le plus connu et reconnu. Warren Ellis s’était installé à Paris en 1997, en s’imprégnant de la culture française, peut-être a-t-il eu de nouvelles idées ? Je me complais à le penser. Vous allez savoir pourquoi. D’ailleurs, 1997, c’est aussi l’année durant laquelle est sorti le premier album de Louis Attaque, succès inouï qui semble avoir pris tout le monde de court, le groupe d’abord. J’évoque cette formation car c’est à travers les morceaux issus de cet album qu’en France, un large public a entendu le violon fou d’Arnaud Samuel.
En 1998 paraît, « Ocean Songs » (Anchor & Hope). Le titre, la sirène aux nuances de bleu sur la pochette, Sirena comme morceau introductif, l’élément aquatique du décor est déjà bien installé. Sur les précédents albums, je pioche ça et là quelques morceaux. Ici, j’aime tout, au point de ne pas pouvoir retirer un seul titre lors de l’écoute, au point de ne pas savoir quel titre partager ici. Tout est plus doux sur Ocean Songs. Le spectacle de l’océan est réconfortant, parfois un peu triste, mais vrai. Vrai et sincère, comme le jeu des trois musiciens. Authentic comme dans Authentic Celestial Music, le 4e titre, long de 10 minutes et dont le caractère atmosphérique fait frémir. Il faut savoir prendre le temps de s’imprégner de l’ambiance, comme lorsque l’on se baigne dans une eau froide. Puis, aux alentours des 7 minutes, le violon s’emporte et fait tout voler en éclats. Heureusement, les percussions nous réceptionnent en douceur à chaque clôture de morceau. Crescendo, decrescendo.
Il y a sans doute un point commun à tous ces genres musicaux évoqués en début d’article. Le son des années 1990 est ce qu’il est parce qu’il a été façonné. En cela, il appartient autant aux musiciens aux producteurs et productrices de leurs sorties, car ce qui fait la magie de cet album, c’est aussi la production. Au-delà de la virtuosité, il y a l’équilibre sonore entre les 3 instruments. Ocean Songs a été enregistré à San Francisco avec le producteur Steve Albini. Mort le 7 mai 2024, Albini vient du punk rock. Il a lui-même réalisé des albums fantastiques, en particulier l’intemporel Atomizer (1985) avec Big Black. Puis, chemin faisant, il a commencé à produire de nombreux albums durant les années 1990, dont certains ont fait la renommée de plusieurs groupes ou artistes. Je n’en citerai que quelques groupes ayant fait appel à Albini pour produire au moins un album, et la liste est déjà longue : Pixies, Slint, Electrelane, A Whisper in the Noise, Nirvana, Godspeed You! Black Emperor ou encore The Drovers. Pour les deux derniers, on trouve déjà une certaine capacité à travailler avec des arpèges dans une production résolument rock. En France, quelques groupes ont fait appel aux services de Steve Albini, comme Les Thugs, Dionysos ou Ulan Bator. Il ne faut pas idolâtrer quelqu’un, j’ai pu lire des contenus douteux de la part d’Albini sur Reddit, notamment en raison de ses liens avec Peter Sotos (ici, ici, là et même sur Internet Archive). Démarche punk choquante ou réelle pensée ? Difficile de savoir quelles étaient les intentions extra-musicale d’Albini, l’histoire nous le dira, peut-être.
Quoi qu’il en soit, si l’on s’en tient à la pâte immanquable de ce producteur, il a su façonner le son de Dirty Three pour en délivrer le meilleur sur cet album. Je ne résiste pas à l’envie de partager un autre morceau, le dernier de l’album : Ends of the Earth.
C’est sans doute l’un des plus beaux morceaux du groupe, l’un des plus touchants, aussi. Le piano y est sans doute pour quelque chose. Dirty a l’habitude de mobiliser cet instrument de manière épisodique, presque à raison d’un morceau par album, comme ce membre de la famille que l’on ne voit qu’une fois tous les deux ans. Il n’y a qu’à l’écouter. Puis pour le titre, c’est tout aussi réussi. Ce n’est pas la fin, ce sont les fins de la Terre. L’océan triomphe toujours. La Terre, que devient-elle ? Comment finit-elle ? On ne le saura jamais, personne ne sera là pour le raconter. La planète bleue est définitivement bleue.
Outre les albums studio, l’écoute de Dirty Three est une expérience qui peut aussi se vivre en live. Si certains morceaux d’Ocean Songs n’ont pas du tout la même saveur lorsqu’ils sont interprétés en direct, ils n’en sont pas moins réussis, en particulier cet enregistrement de Sea Above, Sky Below réalisé en compagnie de Nick Cave et capté par Pitchfork :
Difficile de proposer quelque chose d’aussi abouti, qu’est-ce que Dirty Three va nous laisser après ça ? Toujours en 1998, il y a eu l’E.P. Ufkuko (Bella Union), assez différent et abrasif dès les premiers titres, malgré un adoucissement de l’écoute à partir du morceau Cast Adrift. Le titre suivant, qui est aussi l’avant-dernier, Three Wheels, est celui qui se rapproche le plus de ceux d’Ocean Songs. Enfin, 1998 a été une année si prolifique que le groupe s’offre le luxe de sortir un autre E.P., Sharks (Anchor & Hope). Seulement 4 titres, le premier Obvious Is Obvious rappelle que le lien entre les requins et l’océan. Sur le dernier, Running Scared, Nick Cave prête sa voix pendant 2 minutes.
En 2000, il y a la sortie de Whatever You Love You Are chez Touch & Go : 6 titres pour 48 minutes d’écoute, dans une ambiance assez différente par rapport à Ocean Songs, le tout qui se conclut par le très tranquille et atmosphérique Lullaby For Christie. C’est au cours de la même année que paraît un album live intitulé Lowlands (Anchor & Hope, 2000). Tous les titres semblent inédits, dont certains montrent les qualités du groupe dans un contexte davantage improvisé : Country Song et Irish Red, en particulier.
Quelques années plus tard paraît She Has No Strings Apollo (Anchor & Hope / Touch & Go / Bella Union, 2003). Le premier morceau met dans l’ambiance. Toujours avec cette impression d’avoir l’âme qui erre au milieu des instruments. Les morceaux nous laissent le temps d’apprécier ce moment, ils durent de 5 à 8 minutes. L’ambiance peut s’installer. Dans cette perspective, l’écoute de She Lifted The Net est le parangon de la contemplation que je tente de décrire. C’est au cours de la même année que paraît l’E.P. A Strange Holiday (Anchor & Hope, 2003), trop court, car il contient d’excellents éléments, en particulier le piano sur Somewhere Else, Someplace Good.
En 2005, il y a l’album Cinder (Bella Union) : 19 titres pour 1h10 d’écoute. Sans mauvais jeu de mots par rapport au champ lexical des mots écrits ici : on se noie, la consistance est moins marquée d’une chanson à l’autre, même si la qualité est toujours au rendez-vous. Ici un violon si énergique qu’il serait capable de se transformer en cornemuse (Doris). Là, un piano hanté est invité à jouer (Feral). Je souhaitais me résoudre à ne partager qu’un morceau par album : ça aurait déjà fait beaucoup sur une seule page, je ne suis donc pas à ça prêt. Sur cet album, à défaut d’hésiter à partager deux morceaux, autant les afficher tous les deux. Le premier The Zither Player, m’a immédiatement plu grâce à son énergie, l’intensité produite par le violon y est pour beaucoup.
On sort la tête de l’eau au moment où l’on entend quelqu’un chanter des paroles, chose très inhabituelle dans leur discographie. D’une certaine manière, leur collaboration avec le groupe Low sur l’album In the Fishtank 7 de ce à quoi pouvait ressembler la musique de Dirty Three nappée de voix, notamment le titre Invitation Day. Sur cet album, les chanteuses Sally Timms et Chan Marshall ont prêté leur voix pour apporter encore plus de profondeur à la musique.
Great Waves est unique dans la discographie du groupe, c’est peut-être pour cette raison que le titre est sorti en single la même année, avec l’inédit Lisa’s Moutain sur la face B (Great Waves, Bella Union, 2005). Les paroles chantées par Chan Marshall sont comme un premier témoignage direct de ce que les membres de Dirty Three auraient pu raconter depuis le début de leur carrière.
Muddy river, how I love herHawk flying is fooling his folly Gas hurricanes spray over Heaven Weeping willow is bawling the light On fire. Humans running for cover, Wishing for life, gripping the light House lift up, trees lift up Cars intersect in the middle of the sky. O time before, no pull, no gravity on the ground Givin’ up–it’s over The world’s weight is over The limit Our bodies are exploding As the sky spills through our mouths. All the blue blood is flowing The cities, its contents have been ripped out. The world is gone. Did you know it would last this long? You made it to the dark, now you’re gone. You are gone. Great waves Frozen in a secret space A great big place, Dark-spilling universe.Last boat, stand in the river.Paroles de Great Waves (Cinder, 2005)
2005, c’est aussi l’année de parution de l’album Live! At Meredith (Anchor & Hope). Cette fois, on y trouve des morceaux déjà interprétés sur des albums studio. Cette fois, on peut comparer leur écoute à la fougue de l’improvisation en concert. Plus de 1h15 d’écoute, avec le premier morceau qui dure 12 minutes et le dernier qui dure 15 minutes. Il y a donc à boire et à manger. J’ai retenu la fin du morceau She Has No Strings, l’interprétation live d’Alice Wading ainsi que Deep Waters, le morceau le plus ambitieux d’Ocean Songs.
Et après 2005 ? Il faudra attendre longtemps avant de voir Dirty Three sortir un nouvel album : 7 ans. En effet, Toward The Low Sun paraît en 2012, toujours chez Anchor & Hope. La pochette de l’album est toujours dans le style des parutions qui ont jalonné la carrière des trois musiciens. Après une si longue gestation, qu’attendre de Dirty Three ? Réponse simple : toujours autant de créativité. J’ai très apprécié l’écoute des cordes pincées de Rain Song, le piano d’Ashen Snow, les claviers fous de Furnace Skies, la guitare acoustique de Moon on the land. L’ensemble est relativement doux, détendu, mature. Ce retour a été l’occasion de se produire sur scène. Je ne résiste pas à l’envie de partager une interprétation de Rain Song enregistré par NPR Music lors du Tiny Desk Concert de Dirty Three :
Tout y est, comme dans la version studio, mais en plus amplifié : la transe de Warren Ellis, l’intensité de son jeu, les percussions qui sonnent juste au bon moment et la guitare qui laisse les deux autres instruments s’exprimer. En 2012, il y a aussi une parution plus confidentielle : Ulterior Motives (Anchor & Hope). Elle compile des démos enregistrées dans les années 1990 : des morceaux perdus qui auraient très bien pu devenir des chefs-d’œuvre sur les différents albums studio produits par le groupe durant cette décennie dorée. L’album est si confidentiel que je ne suis parvenu à écouter que quelques titres qui traînent encore sur YouTube. Il y a des titres déjà édités en studio, d’autres qui ne l’ont jamais été. À la fin, il y a Deep Waters, comme évoqué plus haut. Ce morceau semble être le point culminant de la carrière du groupe. Sur YouTube, toujours, il avait déjà été capté par ABC Studios en 1998, la même année que la sortie de l’album : partie 1, partie 2. D’autres captations, tout aussi précieuses, se collectent comme des perles sur la toile, notamment l’excellent Live 1998, ou bien le Live at ATP avec Nick Cave (2009).
Comme évoqué au début de cet article, depuis cet album, 12 ans se sont écoulés jusqu’à la parution d’un nouveau, en juin 2024. Après quelques singles, l’album sort sous le titre de Love Changes Everything (Drag City). D’ailleurs, les 6 morceaux ont le même titre et sont simplement numérotés pour que nous puissions différencier les mouvements. Le son de cet album est assez différent, mais tout aussi appréciable. Le violon de Warren entre en piste dès le premier morceau, mais reste discret sur les deux suivants, laissant la lumière au piano et se cantonnant à quelques notes pincées. Il revient sur le 4e morceau, très doux. Finalement, les « chevauchées violoniques » n’apparaissent qu’à la fin, sur les deux derniers morceaux. Que dire du dernier mouvement, long de 10 minutes ? On est complètement dans le jazz, comme le titre de l’album le suggérait. Il me fait penser à Love Is Everywhere de Pharoah Sanders. Retour très apprécié !
En parallèle de leurs activités avec Dirty Three, les membres du groupe ont poursuivi divers projets solos et collaborations. Warren Ellis, en particulier, a connu un succès notable en tant que compositeur de musiques de film, en travaillant sur des bandes sonores acclamées comme celles de « The Proposition », « The Road » ou « The Assassination of Jesse James by the Coward Robert Ford ». Signées avec Nick Cave, ces musiques de film montrent que le duo fait preuve d’une appétence particulière pour les films de type western. Rien d’étonnant, ça s’entend déjà dans Dirty Three. Ellis lui-même confie dans La Dépêche apprécier la lecture de Cormac McCarthy, écrivain américain spécialiste du genre littéraire, malheureusement décédé l’an dernier. Dans Le Monde, Ellis précise que « quelque chose de particulier s’est sans doute noué à partir du moment où il m’a proposé de composer avec lui la bande originale de The Proposition ». L’aventure suit son cours.
Récemment, les deux compositeurs de musiques de film se sont illustrés avec La Panthère des neiges, sorti en 2021. Il s’agit d’un documentaire consacré aux léopards des neiges réalisé par Marie Amiguet et Vincent Munier, mettant en scène ce dernier ainsi que le romancier Sylvain Tesson. Dans la postface du livre de Warren Ellis, il évoque le fait que les deux hommes se sont rendus au Tibet en 2018 sur la trace d’un léopard des neiges. Il confesse que, selon lui, « C’est un film d’une beauté sauvage, qui vous remplit d’émerveillement et de respect profond. J’ai été touché par la démarche de Vincent et sa passion pour les animaux. Cela a ouvert quelque chose en moi. »
Je me rappelle être allé voir ce film à sa sortie, quand je disposais encore d’une carte UGC. J’avais également été captivé par ce documentaire. La musique y est pour quelque chose. Je ne savais même pas que Cave et Ellis l’avait produite avant d’être assis dans la salle. J’ai simplement eu des soupçons de paternité en entendant le violon d’Ellis dans La Neige Tombe, puis j’ai reconnu la voix de Cave dans le morceau cathartique L’apparition / We Are Not Alone. Ce film-documentaire m’a poussé à lire du Sylvain Tesson, mais l’expérience n’a pas été à la hauteur à la lecture de ses livres, rejet confirmé ensuite çà et là par quelques récits, tant pis).
2021, c’est aussi l’année d’une autre collaboration pour Waren Ellis. Et pas avec n’importe qui : Marianne Faithfull, musicienne dont la carrière a commencé à la fin des années 1960 et qui fut semée d’embûches. Comme une rédemption, elle signe avec Ellis un album dans lequel elle met en musique des poèmes anglophones. Il y a par exemple She Walks in Beauty (1814), l’un des poèmes les plus célèbres de Lord Byron. Le texte, le son… et l’image ! Un clip vidéo a été réalisé avec les dessins de Colin Self :
Il y aurait encore tant à écrire sur des artistes aux carrières aussi prolifiques. Je me suis limité à Ellis, mais Mick Turner, le guitariste de Dirty Three, a également une carrière solo intéressante, notamment avec ses premiers albums Tren Phantasma (1997) et Moth (2002). Des expérimentations qui me font penser à celles d’un autre grand guitariste, Marc Ribot.
Dirty Three a son lot de fans. Lorsque j’ai préparé la rédaction de cet article, j’ai également été impressionné par la richesse documentaire des parutions du groupe proposée par le site fromthearchives.com : avec une chronologie et une discographie aussi riche l’une que l’autre. En écrivant cet article, je fus le premier à être surpris que, finalement, Dirty Three et Warren Ellis n’étaient pas si loin de moins. Il y a d’autres groupes australiens que d’adule, outre Cave, il y a The Necks, Foetus ou encore The Avalanches. Ici, Ellis vivait déjà en France lorsqu’il a sorti avec Dirty Three des albums qui ont fait la renommée du groupe. Avec la parution de son livre en 2022, c’était une aubaine de trouver des sources primaires et francophones. Dirty Three, qu’est-ce que c’est, finalement ? Je dirais : une ode continue à la nature et à la contemplation avec, pour Ocean Songs en particulier, l’admiration du monde sous-marin que l’on ne connaît que trop peu.
En postface de son livre – et en guise de conclusion – Ellis propose au lecteur la réflexion suivante :
Le monde que vous créez en vous se reflète à l’extérieur. Libérez vos idées et laissez-les atteindre les oreilles des autres. Pénétrer leur cœur. Elles en ont besoin pour prendre leur envol. Gardez le sacré et le magique au plus près de vous, et n’écoutez pas les sceptiques. Créez vos dieux, et ils veilleront sur vous.
Warren Ellis, 7 mars 2022, Los Angeles.
Après ces mots inspirants, il ne me reste qu’à terminer cet article et aller prendre l’air.
Dirty Three & Warren Ellis (sélections)
Alexandre Wauthier