Encre (#25)

Je n’ai jamais été du genre à dénigrer la production musicale française. Au contraire, je pense que nous avons de grandes richesses inexplorées qui dorment encore dans des entrepôts ou chez des disquaires. Ce qui change la donne : c’est la capacité humaine et pécuniaire à produire la musique, sans pour autant la vendre. Certaines productions musicales, aujourd’hui devenues classiques, ont été des échecs commerciaux. J’éprouve un certain attrait à découvrir et écouter des pièces musicales faites avec peu de moyen et invitant nos oreilles à s’ouvrir à des formes inédites d’écoute, à des textures que notre cerveau n’avait, jusqu’ici, pas encore perçu.

Le cas d’études proposé ici s’appelle Encre, et il s’avère encore plus riche et complexe à l’occasion de la préparation de cette petite rédaction. Encre est un projet musical animé par Yann Tambour et crée aux alentours de la fin des années 1990 et au début des années 2000. De nombreuses personnes l’accompagnent à l’enregistrement ou en concert, les noms étant systématiquement crédités sur les albums. La page Discogs d’Encre semble étrangement bavarde sur le site de Yann Tambour : né en 1978 et originaire de Normandie, il s’est tout d’abord intéressé à la guitare acoustique, avant de compléter cet apprentissage par l’informatique afin d’incorporer des éléments électroniques à sa musique (j’ai l’impression d’écrire ce genre de tournure dans chaque article tant ce mélange plaît à mes oreilles). Ainsi voit d’abord le jour un E.P. signé chez Active Suspension, en décembre 2000 ou en 2001. Quoiqu’il en soit, cette première sortie composée des titres Pente Est et Albeit Cale ne m’est toujours pas parvenue (des vinyles sont en vente, mais rien n’est accessible en ligne).

Le premier projet d’envergure, l’album, est signé chez Clapping Music et sort en 2001. Avec 8 titres pour une durée de 33,50 minutes, cet album tranche par sa radicalité électro-acoustique. Assumée d’emblée, celle-ci jalonne l’album de piste en piste, accompagnée de la voix effacée de Yann Tambour. Utilisant le spoken-word, le parlé, ou plutôt le chuchoté, les textes écrits en français hantent la musique déjà sans mélodie. La première écoute paraît légitimement déroutante puisqu’il est difficile d’entendre semblable chose ailleurs ; c’est comme si nos oreilles avaient déjà entendus différentes composantes des morceaux, mais jamais en même temps. Les instruments acoustiques, rappelant parfois Soul Vibrations (1968) de Dorothy Ashby, mais sans harpe, sont minutieusement passés à la presse électronique. Le rythme lent et répété de Or laisse un peu de répit, avec ses riffs de guitare électrique passés à l’envers. Le morceau suivant, Une Nuit, propose une dance lancinante : « Je suis venu ici, saisir ce court instant […] on dit qu’à ciel ouvert, la nuit paraît plus longue ».

« À ciel ouvert », c’est justement le titre du morceau suivant (intitulé « Air » sur Bandcamp), dont la rythmique rigoureusement échantillonnée semble avoir inspiré les compositions d’un King Krule (c’est un avis très personnel). L’errance au milieu de cet orchestre désaccordé se poursuit donc, jusqu’au dénouement tranquille de Gloria. La guitare acoustique vient jusqu’à nous avant que les arpèges, dont l’harmonie est retrouvée, ne viennent conclure cette écoute. Deux ans plus tard, en 2003, paraître l’E.P. Marbres (Clapping Music).

Celui-ci est composé de 4 titres dont une version éditée du morceau éponyme, dont le clip est visible ci-dessus, le titre Toumani Diabaté – du nom du musicien malien et sur lequel nous reviendrons plus tard – ainsi que deux morceaux enregistrés en live : Or et À Ciel Ouvert, les deux morceaux les plus percutants du premier albums, évoqués précédemment. Loin de perdre en qualité, ce dernier morceau se montre sous un jour différent : la version « concert » est beaucoup plus proche du post-rock qui était alors en pleine épanouissement dans sa structure crescendo, rappelant ainsi les meilleures compositions de Godspeed You! Black Emperor.

En 2004, toujours chez Clapping Music, paraître le deuxième album d’Encre, sobrement intitulé Flux. Marchand dans les pas du première opus, Flux est composé de 8 titres pour une durée de 45 minutes : l’écoute est encore plus dense et la richesse des productions de Yann Tambour se dévoilent davantage. Le premier morceau rappelle immédiatement les compositions du premier album et le deuxième avait été annonçant dans l’E.P. précité, accompagné d’un clip vidéo. Toutefois, cet album semble avoir une structure pyramidale inversée : contrairement au premier qui s’élevait jusqu’à la moitié de l’écoute, la catabase de Flux se présente à nous dès les premières secondes du titre Us, d’une soudaineté semblable au sol qui s’effondrerait subitement sous nos pieds. Les violons larmoyants sont imperturbables et le piano résolu vient les accompagner dès la moitié du morceau.

Après quelques soubresauts, le dernier morceau, Plexus, nous fait doucement revenir au monde réel. Voilà pour Encre. Ces deux albums semblent avoir capté toute l’essence du génie que Yann Tambour a voulu enfermer. 2006 fut l’année charnière où parurent les dernières œuvres estampillées « Encre » : Common Chord (Live), un album compilant des titres joués lors de concerts, Plexus II, improvisation d’arpèges longue de 40 minutes et Encre A Kora, un E.P. composé de trois titres. Il convient de s’attarder sur cette dernière pièce du puzzle Encre, puisque c’est cet E.P. qui signera la fin du projet musical et une trajectoire entièrement nouvelle pour Yann Tambour. Comme nous l’évoquions, le titre Toumani Diabaté paru sur l’E.P. précédant Marbres en 2003 annonçait un intérêt et un hommage manifeste au musicien malien, virtuose de la kora. Cet instrument à corde originaire du Mali et diffusé dans une grande partie des pays d’Afrique de l’ouest semble avoir ramené Yann Tambour à ses premiers amours : la guitare acoustique. [Note : en 2006, on trouve également le titre The Left Bank (E) d’Encre sur la compilation Bucolique Vol.2, semblant avoir samplé Emmanuelle Parrenin et son morceau Topaze, précurseur du rythme trip hop paru en 1977].

L’E.P. Encre A Kora est composé de trois titres : Dogma, Africana & Math Folk One, Two et Three. Le premier morceau est publié sur l’excellente compilation Talitres Is 15 :

Depuis la fin de l’année 2006, Encre n’est plus. Yann Tambour a créé, autour de la même période, la formation Thee, Stranded Horse, projet musical dont il est à la tête et abandonnant presque entièrement l’électronique. La kora et la guitare acoustique sont désormais au cœur de la musique de tambour, si bien qu’il parvient, avec cette nouvelle formation, à co-signer un album, en 2008, avec Ballaké Sissoko, autre grand joueur malien de kora. Avec Thee, Standed Horse, Yann Tambour chante à la fois en anglais et en français. Quelques morceaux sont remarquables, notamment le long Swaying eel (2007), ou encore Le bleu et l’éther (2011). Le 17 septembre 2021 paraît le dernier album en date du groupe, Grand Rodeo, sur le label nancéien Ici d’Ailleurs, qui a déjà accueilli des formations musicales aux sonorités plus ou moins proches (Yann Tiersen, Matt Elliott).

https://fr.wikipedia.org/wiki/Encre_(artiste)
https://www.discogs.com/artist/76130-Encre
https://rateyourmusic.com/artist/encre
http://hervebaudat.com/fr/portfolio-11710-portraits#images-4 (Photo)
https://talitres.bandcamp.com/album/talitres-is-15
https://clappingmusic.bandcamp.com/album/flux
http://bohwaz.net/p/Encre

Note 2 février 2022 : Un autre album de musique électronique francophone 
obscur rappelle la démarche d'Encre : il s'agit de Mani (2003), par 
Dorine_Muraille.

Note 16 mars 2022 : Découverte fortuite de l'album Many in High Places 
Are Not Well (2003) de HiM, dont le morceau éponyme mobilise la kora du musicien Abdou Mboup.

Alexandre Wauthier