Le futurisme italien (#27)

Lors d’un voyage récent à Milan, j’ai enfin pu visiter le Museo del Novecento, situé juste à côté du Duomo. Ce musée devait initialement ouvrir en 2009, à l’occasion du centenaire de la parution du Manifeste du futurisme, rédigé par Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944), fondateur du mouvement futuriste. In fine, le musée est destiné à accueillir des œuvres d’art qui vont bien au-delà du mouvement : celles-ci concernent différentes avant-gardes italiennes du XXe siècle. Le futurisme italien ne m’était pas inconnu : j’avais planché sur le sujet à l’occasion d’un travail universitaire, avec un ami, dans une perspective historique qui tentait de resituer l’imprégnation politique du mouvement artistique. Or, il semble que ce mouvement ait été animé, par-delà les inspirations hétérogènes de leurs membres, par un idéal artistique intrinsèquement lié à la dimension politique. Fort de cette visite, je propose ici un partage de cet exposé, agrémenté de photographies personnelles prises lors de ma visite, sortant un peu du sujet pour mieux documenter l’un des mouvements artistiques les plus ambitieux et tranchants du siècle.

Au début du XXe siècle, l’Europe est marquée par de nombreux mouvements artistiques d’avant-garde, dans la continuité des innovations de la fin du XIXe siècle et faisant alors contraste à l’académisme qui régnait un siècle auparavant. Le futurisme, né en Italie environ cinq ans avant le début de la Première Guerre mondiale, apparaît comme l’un des premiers de ces mouvements. La naissance du mouvement futuriste est attribuée à l’écrivain Filippo Tommaso Marinetti, fondateur de la revue littéraire Poesia en 1904. Celui-ci publie le Manifeste du futurisme en janvier 1909, rédigé entre octobre et novembre 1908 à Milan, ville industrielle contrastant avec le classicisme de Rome et étant alors en ce début de siècle un important centre culturel. En France, le manifeste a été traduit en français et publié en Une du Figaro le 20 février 1909. En onze articles, ce texte énonce le programme d’une révolution artistique à venir dans de divers domaines (littérature, peinture, sculpture, architecture, théâtre, musique). En effet, les années qui suivent la publication du manifeste voient adhérer au mouvement futuriste des peintres tels que Umberto Boccioni, Gino Severini, Giacomo Balla et Carlo Carrà, mais aussi des architectes comme Antonio Sant’Elia et Mario Chiattone ainsi que les compositeurs Luigi Russolo et Francesco Balilla Pratella. Cependant, le futurisme s’avère être bien plus qu’une école artistique : teinté d’une aura révolutionnaire, le mouvement de Marinetti refuse toute valeur héritée du passé et cherche à instaurer, via l’art, une nouvelle approche du monde par rapport au progrès technologique et aux nouvelles sensibilités que ce dernier apporte. Ainsi, le futurisme équivaudrait alors à un projet anthropologique, sensé repenser l’homme en interaction avec le monde industriel moderne (G. Lista, 2001).

Marinetti, Boccioni, Carrà, Russolo, Piatti, « Sintesi futurista della guerra », 1914.

Les années précédant la Première Guerre mondiale sont révélatrices de ces changements sociétaux apportés par l’importante croissance industrielle de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, liée en majorité au développement du chemin de fer et de l’énergie électrique, puis dans une moindre mesure au pétrole et à l’automobile, chère aux futuristes. Il est également important de replacer l’Italie dans le contexte des « révolutions nationales » en Europe : en effet le pays est réellement unifié en 1870 avec l’annexion de Rome au Royaume d’Italie, cependant l’indépendance nationale ne sous-entend alors pas le développement d’une culture unitaire ni d’une identité nationale propre. Ce manque de cohésion explique donc la difficile entrée en guerre de l’Italie, divisée entre partisans de l’interventionnisme et ceux de la neutralité. Finalement, l’Italie entre dans le conflit aux côtés de la Triple-Entente le 23 mai 1915, après une période de négociation avec chacun des deux camps.

Ainsi, comment le futurisme italien – à l’origine un mouvement artistique – constitue-t-il une forme de nationalisme exacerbé avant et pendant la Première Guerre mondiale ? Nous étudierons pour cela la conception futuriste de la guerre dans un premier temps, en entrant dans une analyse des valeurs artistiques du mouvement, de ses opinions politiques et de sa prise de position par rapport à la guerre. Puis, dans un second temps d’étude, nous nous focaliserons sur le mouvement par rapport à la réalité de la guerre, de par leur engagement patriotique mais aussi par la nouvelle thématique plastique que représente le conflit.

Partie 1 : 1909 – 1914, la conception futuriste de la guerre

Les valeurs du futurisme : refus du passé et glorification de la vitesse

Comme il a déjà été évoqué en introduction, le Manifeste du futurisme de Marinetti, paru en 1909 dans divers pays européens, énonce le programme de cette avant-garde italienne. Il s’agit donc ici dans un premier temps d’en étudier les spécificités de manière plus approfondie et leurs applications lors des années précédant le conflit.

Russolo, Carrà, Marinetti, Boccioni et Severini devant le siège du journal Le Figaro, Paris, 9 février 1912

Tout d’abord, le texte montre une volonté systématique des futuristes de se détacher de l’héritage culturel et archéologique de l’Italie, considérée depuis des siècles comme un « musée à ciel ouvert » selon la formule de Quatremère de Quincy. Avec la conviction que le passé n’a aucune place dans la construction de l’Italie moderne, Marinetti déclare vouloir « démolir les musées, les bibliothèques » et affirme qu’une « automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace. » Ce rejet de cette culture du passé, stagnante et nécrosée, est justifié par la glorification des notions de vitesse et d’énergie, issues de la modernité et incarnant pour les futuristes le nouveau critère de beauté artistique.

Giacomo Balla, Lampada ad arco (1909-1911), Museum of Modern Art, New York

Ainsi, des œuvres comme la Lanterne, Lampada ad arco – Étude de la lumière (1909-1911) de Giacomo Balla ainsi que L’homme en mouvement (1913) d’Umberto Boccioni incarnent la nouvelle dynamique plastique des futuristes dans laquelle l’œuvre trouve son sens dans la représentation de la vitesse et de l’énergie. À noter que Bella s’est aussi essayé à la représentation des mouvements de Mercure devant le Soleil, dans sa peinture Il pianeta Mercurio passa davanti al sole (« La planète Mercure passe devant le soleil »). L’idée de mouvement est omniprésente dans la création, insistant sur le prolongement de l’objet d’étude dans l’espace, comme c’est le cas ici pour L’homme en mouvement mais également pour le rayonnement de la lumière dans la Lanterne de Balla. Cet idéal consistant à représenter graphiquement, dans une forme figée et encadrée, les entités qui se meuvent, a été grandement nourri des travaux d’Étienne-Jules Marey et de Eadweard Muybridge. Le premier est l’inventeur, en 1882, de la chronophotographie sur plaques de verre, tandis que le second théorisa la zoopraxographie, décomposition des mouvements d’animaux. Une autre peinture célèbre de Balla, Dynamisme d’un chien en laisse (1912), poursuit la même logique. On peut citer un autre tableau, peint la même année, moins connu, mais tout aussi remarquable ; Le mani del violonista (« Les mains du violoniste »). Ce n’est donc plus l’objet qui est le point central d’une œuvre, mais le mouvement dynamique de celui-ci, ce qui contraste alors avec toute autre forme d’art à cette époque. Outre cet intérêt crucial pour la cinétique et la dynamique, la spécificité du mouvement futuriste se manifeste également par ses prises de position politiques.

Boccioni – Forme uniche della continuità nello spazio (« L’Homme en mouvement« ), 1913, Museo del Novecento, Milano, photographie personnelle, 2022.

Également réalisée en 1913 par Boccioni et exposée au Museo del Novecento de Milan, la sculpture Sviluppo di una bottiglia nello spazio (« Développement d’une bouteille dans l’espace ») propose une mise en perspective du dynamisme aurique du modeste récipient. Cette sculpture fait sans doute écho à son tableau Nature morte à la bouteille (1912). Figure de proue du futurisme, Boccioni l’est aussi grâce à ses peintures. Les années 1910 sont jonchées de scènes futuristes dont tout sujet est prétexte, pour Boccioni, à représenter le dynamisme : La città che sale (« La ville se lève », en l’occurrence, celle de Milan, 1910), La strada entra nella casa (« La rue entre dans la maison », toujours à Milan, 1911), L’Elasticità (1912) ou encore, plus proche du contexte de guerre, la Carica di lancieri (« La Charge des lanciers », 1915). Lors de ma visite à Milan, je ne me suis rendu qu’à deux musées : celui du Novecento, donc, et l’illustre Pinacoteca di Brera. Si le premier rend honneur aux futuristes, le second contient également des peintures du mouvement, notamment celles de Carlo Carrà, qui fut membre puis professeur à l’Académie des beaux-arts de Brera (Milan). Par ailleurs, grâce au don de la collection d’Emilio et Maria Jesi à la Pinacoteca, d’autres tableaux futuristes ont été accueillis. Parmi eux, on en trouve un qui fut l’une de mes plus grandes surprises : La Rissa in galleria (Rixe dans une galerie), tableau de Boccioni daté de 1910 et qui fait ici office de miniature à cet article. L’esthétique futuriste ainsi que ses principes y sont clairement annoncés. Pour l’anecdote, la galerie en question n’est autre que la plus connue de Milan, la Galleria Vittorio Emanuele II.

Rissa in galleria, Umberto Boccioni, 1910, Pinacoteca di Brera, Milano
Des orientations politiques singulières

Filippo Tommaso Marinetti, chef de file du mouvement, est un personnage marqué par une pensée complexe autant dans le domaine artistique que dans le champ politique, et c’est dans ce dernier qu’il se retrouve plus ou moins isolé de ses collaborateurs. En effet, Marinetti prône la révolution par la violence, comme il le déclare dans le manifeste de janvier 1909 : « nous voulons exalter le mouvement agressif », « nous chanterons les grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte ; les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes ». Il se place alors, dans un premier temps du moins, dans la ligne idéologique des anarchistes et des syndicalistes révolutionnaires qui préconisent la violence comme seul facteur de progrès. Cette violence est présente dans certains travaux, comme dans le tableau de Luigi Russolo de 1911, intitulé La Rivolta (La Révolte), dans lequel il représente de manière dynamique et violente – par les formes et les couleurs – un soulèvement ouvrier de la région de Milan.

Luigi Russolo, La Rivolta, 1911 (Kunstmuseum Den Haag)
Luigi Russolo – Profumo (1910), MART, Rovereto

Arrêtons-nous succinctement sur le cas de la formidable créativité de Luigi Russolo. Au-delà de cette peinture de la lutte en mouvement, il est l’hauteur d’autres peintures futuristes remarquables. Influencé par le peintre et graveur symboliste français Odilon Redon, Russolo a peint le tableau Profumo (« Parfum ») en 1910 et celui intitulé La musica l’année suivante, tous deux empreints d’une mystique sensorielle envoutante. Si la peinture semble être l’expression artistique de prédilection de Russolo, il n’en demeure pas moins que l’artiste est parvenu à théoriser et légitimer, avec une grande précocité, l’immersion du bruit dans la composition musicale. Russolo est né et a grandi dans une famille de musicien. Son tableau La musica constitue une sorte de pont entre les deux formes d’art.

Luigi Russolo, Musica, 1911, Estorick Collection of Modern Italian Art, London

Ainsi, Russolo asseoit également son rôle de chantre de la musique futuriste, notamment avec le manifeste publié en 1913 et intitulé L’arte dei rumori (L’Art des bruits), dont je conseille la lecture intégrale, a minima celle de l’article Wikipédia. Le texte est, en réalité, une réponse à son ami et également signataire du Manifeste de 1911, le musicien Francesco Balilla Pratella. Durant cette même année, ce dernier avait fait paraître, à Milan, un manifeste intitulé La musica futurista. Manifesto tecnico. La deuxième édition, sortie l’année suivante, agrémentait la première de couverture d’une superbe illustration de Boccioni. L’Art des bruits, par sa volonté farouche de faire entrer les sons industriels d’un monde nouveau dans le processus de création musicale, semble avoir fait de l’ombre au texte initial de Pratella. Après la théorie vient la mise pratique d’une musique de conception résolument futuriste, dès 1913, Russolo délaisse peu en peu la peinture pour focaliser ses efforts sur la création d’un instrument générateur de sons, l’Intonarumori (« joueur de bruits »). Avec son assistant Ugo_Piatti, également peintre à l’origine, il créé les prémices d’une musique bruitiste (« noise music« ) dont la création aléatoire est le fait de machines, annonçant peut-être les travaux numériques propres à l’art génératif. Quelques extraits enregistrés et joués sont disponibles sur YouTube, dont celui-ci.

Musica futurista di Balilla Pratella, 1912

Toutefois, les futuristes de la première heure ne partagent cependant pas tous le point de vue de Marinetti, comme Boccioni qui fréquente les milieux de gauche et Russolo qui – malgré l’œuvre étudiée – préfère rester en dehors de cette sphère. La pensée politique du mouvement semble ainsi relativement peu cohérente et se trouve réduite autour de la seule personne de Marinetti qui, d’ailleurs, perd ses appuis dans les camps anarchistes et syndicalistes, pacifistes, par sa prise de position en faveur de l’intervention italienne en Libye où il part en octobre 1911 en tant que correspondant de guerre. C’est également à ce moment-là qu’une scission s’opère au sein du mouvement futuriste, entraînant le départ entre autres du poète Lucini, opposé à la guerre de Libye. Toutefois, la diffusion des idées futuristes par les médias – via notamment les nombreux manifestes, comme le Programme politique futuriste d’octobre 1913 – mais aussi par des performances d’art-action dans les théâtres entraîne un ralliement de nombreux nationalistes à la cause futuriste, qu’ils soient de gauche ou de droite. C’est particulièrement le cas avec la revue littéraire florentine Lacerba, bimensuel fondée en 1913 par Giovanni Papini et Ardengo Soffici, dont le tirage oscille entre 4 000 et 8 000 exemplaires entre 1913 et 1915. Cette revue, visant un public intellectuel, devient alors le principal organe d’expression des futuristes mais aussi des partisans de l’interventionnisme de l’Italie dans le conflit.

Les futuristes, partisans de l’interventionnisme

Auparavant difficile à définir, le rapport des futuristes à la guerre est désormais clair lors du début du conflit en août 1914 : ceux-ci prônent une intervention militaire de l’Italie aux côtés de la France, mais le pays se place alors dans une position de neutralité. Cependant, pour Marinetti, cette volonté interventionniste ne résulte pas d’un quelconque opportunisme mais bel et bien d’un bellicisme viscéral, auparavant énoncé

Per la guerra, sola igiene del mondo, 1911, Museo del Novecento, Milano, photographie personnelle, 2022.

dans le Manifeste du futurisme de 1909. En effet, l’appel à la destruction des vestiges du passé fait scandale à l’époque de la publication du texte, ce qui laisse passer presque pour inaperçu l’article 9 (G. Lista, 2001) : « Nous voulons glorifier la guerre – seule hygiène du monde –, le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes […] ». Marinetti voit dans la guerre un remède contre ce qu’il considère comme « l’agonie » de la nation italienne, considérant qu’un peuple qui n’a pas de vertus militaires ne peut pas réellement avoir de conscience nationale. De plus, mise en rapport avec les notions de dynamisme et d’énergie défendues dans ce même texte, la violence de la guerre apparaît comme un nouveau départ pour la nation italienne encore en manque d’unité. Par cette idée de primauté de la nation et de la guerre, Marinetti se rapproche du Parti national italien en mai 1914 avec lequel il ne partage cependant aucune autre idée. Cette conception ne fut que peu très peu partagée par les autres futuristes.

Les manifestations interventionnistes se multiplient alors dans le pays dès le mois d’août 1914, polarisées par la revue Lacerba et par la campagne de son fondateur Giovanni Papini. Le peintre Carlo Carrà tente de reproduire cette effervescence avec son œuvre Manifestation interventionniste. En mélangeant mots, phrases et onomatopées par collages et touches de peinture dans une composition en forme de spirale, il vise à retranscrire l’énergie des manifestations qui ont suivi l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand et de sa femme à Sarajevo. Celles-ci sont rallié par une partie de la gauche et de l’extrême-gauche italiennes et des « renégats » du socialisme comme Mussolini et Nenni, mais les interventionnistes restent toutefois largement minoritaires. Pourtant, après la signature du pacte de Londres, l’Italie entre en guerre le 23 mai 1915 aux côtés de la Triple-Entente, malgré l’opposition du Parlement. Ainsi, les futuristes qui idéalisent la guerre comme remède aux maux de la nation italienne vont désormais se confronter à sa réalité.

Carrà – Manifestazione Interventista, 1914, Venezia, Deposito a lungo termine presso la Collezione Peggy Guggenheim, Collezione Gianni Mattioli

Partie 2 : 1915-1918, les futuristes face à la réalité de la guerre

Un engagement patriotique : « En cette année futuriste » (Manifeste de Marinetti, 1915)

 

Sant’Elia, Boccioni, Marinetti en juillet 1915

L’idéologie interventionniste fut promulguée une nouvelle fois en 1915 par Marinetti dans un autre manifeste qui était adressé aux étudiants italiens, présentant la guerre comme « le plus beau poème futuriste paru jusqu’ici ». Après avoir théorisé le concept d’  « art-action », certains futuristes appliquent l’idéal du mouvement en s’engageant dans le conflit. Ceux-ci le considèrent comme une lutte entre les « nations futuristes » et les « nations passéistes », c’est-à-dire l’Italie au sein de la Triple-Entente face à la double-monarchie austro-hongroise et au Reich allemand. À l’instar des artistes français comme Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars ou encore Georges Braque, les futuristes italiens prennent part à cette guerre qu’ils espèrent moderne, proche de leurs interprétations. La plupart des futuristes sont formés dans le « bataillon cycliste et motorisé de volontaires Lombards » (Battaglione lombardo volontari Ciclisti ed Automobilisti) en avril 1915. De fait, Marinetti, Boccioni, Sant’Elia, Russolo firent partie de cette formation para-militaire avant de combattre l’ennemi.

Marinetti e Sironi al fronto

Tandis que Marinetti survit à la guerre, Sant’Elia et Boccioni moururent au combat dès 1916. Par ailleurs, dans cet engagement patriotique, il semblerait que, dans un premier temps, les convictions bellicistes de Marinetti furent assimilées au mouvement futuriste, tandis que d’autres membres du mouvement voyaient cette participation comme un patriotisme lyrique et ludique. Dans une lettre écrite dans une tranchée en septembre 1915 et destinée à Balilla Pratella, Marinetti semble stupéfait quant à la configuration de cette guerre et espère combattre bientôt : « J’attends la véritable épreuve du feu. Je suis dans d’excellentes conditions d’esprit et physiquement je supporte tout, beaucoup mieux que je ne l’espérais. Mais j’ai hâte de me battre ! Il me semble que cela va me fournir une explication lumineuse à bien des problèmes ».

La guerre comme nouveau thème artistique

Bien que les futuristes italiens avaient une approche préconçue de la guerre avant leur engagement en 1915, il n’en demeure pas moins que ceux-ci ont tenté d’adapter certaines de leurs doctrines à la réalité de la guerre. De fait, les futuristes prônaient une sensibilité humaine nouvelle : celle qui néglige toute vie paisible, toute tranquillité, au profit d’un amour du danger. Ainsi, avec la Grande guerre, un « héroïsme du quotidien » apparaît, où la vie dans les tranchées est une forme d’héroïsme et le combat face à la mort ou à la blessure est permanent. Il demeure difficile de savoir si les futuristes pouvaient imaginer l’ampleur du conflit de type industriel qu’ils fantasmaient.

Quoi qu’il en soit, le conflit leur a permis de représenter deux thèmes qui leur sont chers : la violence par la modernité. Paradoxalement, l’un des peintres futuristes les plus productifs sur le thème de la guerre n’est autre que Severini, qui n’a pas participé au conflit. Néanmoins les tableaux que nous présentons confirment que le peintre était relativement informé de la situation au front. Ainsi, il propose en 1915 la Synthèse plastique de l’idée Guerre (reproduction numérique de qualité moyenne).

Au lieu de décrire, Severini juxtapose textes et symboles sous forme de collage cubiste : il associe l’ordre de mobilisation, une ancre, des pièces artilleries, un avion arborant la cocarde tricolore ainsi qu’une cheminée d’usine. Outre le fait qu’il n’y ait aucune présence humaine, cette union entre la modernité industrielle et modernité artistique apparaît de manière évidente.

Gino Severini, Synthèse plastique de l’idée de guerre, 1915, Pinakothek der Moderne, Kunstareal, München

Par ailleurs, le Train blindé en action (1915) met également l’accent sur la puissance mécanique et la violence guerrière. Cette toile s’inspire d’une série de photographies publiées dans Le Miroir, le 1er novembre 1914, où un train blindé belge, ici équipé de tourelles, aurait fait feu sur les tranchées allemandes de première ligne. On trouve aussi, sur Gallica, une photographie prise par l’Agence Rol, également en novembre 1914. L’œil se focalise dans cette œuvre sur la masse ainsi que sur la puissance de feu de la tourelle, le rôle des soldats semblant ici dérisoire à côté de la machine.

Gino Severini, Train blindé en action, 1915, Museum of Modern Art, New York

Enfin, le Canon en action (1915) met en exergue la guerre telle qu’elle devrait être d’après Severini. Nous pouvons y voir du feu et des outils en mouvement, ainsi que des bruits sourds. Des mots très techniques accompagnent les éléments secoués par la guerre. Ces termes, écrits en Français, font sans doute écho à une bataille sur le territoire français en 1914 ou en 1915. Toutefois, il n’est nullement fait mention des souffrances des trois hommes présents. Au milieu de ce vacarme assourdissant et des tirs ennemis, l’individu est finalement absent, fondu dans la masse de l’artillerie. Cette idée rejoint celle du « réalisme idéiste » de Severini et, plus largement, celle de « L’homme-machine » futuriste.

Gino Severini, Canon en action, 1915, Museum Ludwig, Köln

Pour conclure, nous pouvons affirmer que les futuristes italiens ont appartenu à un mouvement aussi spontané que provocateur, créé par Marinetti grâce à un texte de nature artistique et politique. Ainsi, les artistes futuristes ont privilégié la vitesse et la modernité au détriment du passé vieillissant. Ce faisant, il s’agit au niveau politique de faire l’apologie de la violence comme source de révolution mais aussi de renouvellement national. Il est néanmoins impératif de dissocier le bellicisme viscéral de Marinetti, voyant la violence comme source de progrès, à l’engagement des futuristes dans le conflit par pur nationalisme patriotique, conflit dont ils n’imaginaient d’ailleurs pas l’ampleur et qui semble les avoir pris de cours. Néanmoins, certains réussirent à y dégager de nouveaux thèmes artistiques.

Après la guerre, en 1919, Marinetti s’engagea aux côtés de Mussolini et tenta vainement de faire du futurisme l’art officiel du fascisme. Ceci provoqua l’éclatement du mouvement en Italie. Néanmoins, le futurisme italien donna naissance à des futurismes dans d’autres États européens (surtout en Russie, mais aussi en Grande-Bretagne et en Belgique) et inspira également d’autres courants artistiques, comme le mouvement Dada. Umberto Eco dira à la fin du XXe siècle : « À présent, on pose sur la guerre un regard différent de celui qu’on avait au début du siècle, et si quelqu’un parlait aujourd’hui de la beauté de la guerre comme seule hygiène du monde, il n’entrerait pas dans l’histoire de la littérature mais dans celle de la psychiatrie » (« Il mondo oggi guarda alla guerra con occhi diversi da quelli con cui poteva guardarvi a inizio secolo, e se qualcuno parlasse oggi della bellezza della guerra come sola igiene del mondo, non entrerebbe nella storia della letteratura ma in quella della psichiatria », dans Cinque scritti morali, 2007).

D’autres mouvements picturaux italiens, de la même époque, mériteraient également leurs propres articles. Il faut évoquer la richesse créative qui a inhibé les membres du groupe Macchiaioli, Giuseppe Pellizza da Volpedo (et son incroyable tableau Il Sole), mais aussi Vittore Grubicy de Dragon, théoricien du divisionnisme à l’italienne, ou encore, un peu plus tard, Benvenuto Benvenuti.

Monographies

  • HULTÉN P., & Palazzo Grassi, Futurismo & Futurismi. Gruppo Editoriale Fabbri, Bompiani, Milan, 1986.
  • LISTA G., Le futurisme création et avant-garde, L’Armateur, Regards sur l’art, Paris, 2001.
  • LISTA G., Le futurisme – Une avant-garde radicale, Découvertes Gallimard, Arts, Paris, 2008.

Conseil de lecture : n’importe quel ouvrage de Giovanni Lista, émminent spécialiste du futurisme qui utilise à la fois l’italien et le français comme langue d’écriture.

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Alexandre Wauthier