Gia Margaret (#40)

J’imagine que, comme moi, il vous arrive parfois d’avoir quelques sonorités en tête dès le matin, au réveil. Une vague mélodie, entendue il y a longtemps, presque oubliée, mais suffisamment vibrante pour que votre cerveau soit frustré de ne pas être en mesure d’identifier à nouveau sa provenance. Ce sentiment amer amène alors, si tout va bien, à celui de satisfaction une fois que les informations sont retrouvées. C’est le cas d’un morceau de Gia Margaret, que j’avais découvert au début de l’année 2022. Les ambiances de ce morceau sont si délicates qu’elles peuvent disparaître sans que l’on ne puisse s’en apercevoir. Et pourtant, le souvenir reste. Puisque la musicienne a sorti un nouvel album il y a quelques mois, c’est d’autant plus l’occasion de parler d’elle.

Gia Margaret est une musicienne multi-instrumentiste américaine qui est née, a grandi et travaille toujours à Chicago (Illinois). Elle n’est pas une illustre inconnue : les spécialistes de la scène indépendante la connaissent déjà. Elle propose un savoureux mélange de folk, d’ambient et de musique électronique. À l’heure actuelle, elle a sorti trois albums, dont la teneur est différente à chaque fois, même si le genre musical gravite toujours autour des trois cités dans la phrase précédente. Rien de surprenant, sa manière de produire de la musique est à la fois le fruit de son éducation musicale et de l’influence culturelle de sa ville natale, véritable carrefour d’expressions musicales très variées. Gia Margaret évoque son rapport à la ville de Chicago dans une interview accordée à Audia en avril 2019. Je ne citerai qu’un seul groupe originaire de Chicago pour synthétiser l’effervescence musicale de cette ville, l’un de mes préférés depuis longtemps, : Tortoise. Sur son site internet, elle précise qu’elle ne voulait pas jouer dans un orchestre, mais plutôt écrire des musiques de film (Gia Margaret – Bio). Pour sa première production, elle écrira la sienne.

Un premier album voit le jour en 2018, There’s Always Glimmer, paru chez Orindal Records. Sa sortie n’a été possible que grâce à une levée de fonds par le biais de Kickstarter (Chicago Tribune, 2017). La guitare, acoustique ou électronique, accompagne un orchestre de chambre, à comprendre, une musique de chambre, au sens littéral : de la bedroom pop. Ce terme pompeux s’applique néanmoins à la musique de Gia Margaret : une production indépendante, un son lo-fi et une démarche très personnelle. L’atout de cet album, c’est la voix de la musicienne : elle entoure tout ce petit cortège d’instruments définissant, peu à peu, le style voulu. Le style de musique à écouter lorsqu’on a la satisfaction d’entendre les premières pluies du soir d’automne emmitouflé dans une chaude couverture au fin fond de son lit. Ici, on admire la beauté d’une composition pour piano qui se mue au gré des percussions électroniques (Smoke, dont un single éponyme était sorti 2016, bien différent, mais tout aussi génial). Là, on entend aussi des titres aux sonorités plus proches du rock que du folk (Birthday, Goodnight), montrant la capacité de la musicienne à rendre les frontières perméables entre les genres. Certains morceaux, en particulier Figures, le troisième, m’ont rappelé The Microphones, et l’album The Glow Pt. 2, paru en 2001. Je pense intuitivement à ce groupe probablement parce que j’ai eu la chance d’assister à un concert de son chanteur, Phil Elverum, il y a quelques semaines à Paris. Gros coup de cœur pour Babies, titre conclusif qui semble emporter avec lui tous les instruments sollicités depuis le début de la composition, et les balayer.

@giamargaret, Instagram, 7 décembre 2022

En 2019, Gia Margaret s’offre une collaboration avec le groupe de folk gallois Novo Amor, le temps d’un single composé de deux titres. Le second, Lucky For You, reste à ce jour l’un des plus écoutés sur Spotify au moment où j’écris ces modestes mots. Néanmoins, la voix douce et tranquille de Gia Margaret va connaître une triste issue – survenu en raison d’une maladie lors d’une tournée faisant la promotion du premier album – qui va influencer sur sa créativité. En effet, la chanteuse perd momentanément sa voix, ce qui l’oblige à composer de manière exclusivement instrumentale, en attendant qu’elle revienne.

Cette gestation dans des conditions tumultueuses donne lieu, dans un contexte tout aussi tumultueux, à la parution de l’album « Mia Gargaret », en juin 2020. Il avait alors été composé, joué et enregistré chez elle, durant l’été et l’automne de l’année précédente. Titre caustique, dont la contrepèterie laisse transparaître une altération dans ce qu’incarnait jusqu’ici l’artiste et sa musique. Pourtant, cette sortie est très réussie : une romance sans paroles qui, en dépit de l’absence de la voix de Margaret, est comblée par d’autres voix, qui ne lui appartenaient pas, mais qu’elle mobilise habilement, comme des collages sur ses mélodies. Les prémices apparaissent avec le premier titre apathy, un timbre féminin chuchote à la fin du morceau. Juste après, le deuxième morceau body reprend l’enregistrement d’une voix masculine, et pas n’importe laquelle. En effet, il s’agit d’extraits d’enregistrements prononcés par le philosophe anglo-américain Alan Watts, très tôt imprégné par le bouddhisme japonais et indien, puis par l’épiscopat. Une quête spirituelle à laquelle il dédia sa vie, et dont les réflexions ont été sélectionnées dans ce morceau, pour lequel un clip vidéo fut produit :

D’aucuns n’auraient pu le croire : bien qu’elles n’aient rien à voir, les images semblent être en phase avec la musique et les paroles de Watts (voir les paroles choisies par Margaret) :

Common speech expresses this all of the time: « life is a drag ». « I feel like I’m just dragging myself around ». « My body is a burden to me ». To whom? To whom? That’s the question, you see? And when there is nobody left for whom the body can be a burden, the body isn’t a burden. But so long as you fight it, it is. (Alan Watts, The World as Emptiness II, Part 6: Consider Death Now)

Le discours commun l’exprime tout le temps : « la vie est une corvée ». « Je ne fais que me traîner ». « Mon corps est un poids pour moi ». À qui? À qui? C’est la question, voyez-vous ? Et quand il n’y a plus personne pour qui le corps puisse être un fardeau, le corps n’est plus un fardeau. Mais tant que vous le combattez, ça l’est. » (traduction approximative, ce n’est pas du tout ma spécialité !)

D’ailleurs, c’est avec ce morceau que j’ai découvert et beaucoup apprécié la musique de Gia Margaret : l’esprit ère à l’écoute de sa musique, mais parfois, il se focalise sur des réflexions philosophiques de passage (pour plus de contexte, lire l’interview de la National Public Radio). De passage, comme nous lorsqu’on écoute l’album de l’artiste. Dans un environnement ambient où tout est aérien, flâner et penser ne font qu’un. Il s’agit presque d’une séance de méditation, avec des ambiances différentes à chaque morceau. Mon autre favori est 3 movements, dont la légèreté du piano rappelle Debussy ou Satie : la comparaison est facile, mais écoutez, vous comprendrez ! Enfin, à noter la réalisation d’un autre clip vidéo pour barely there.

Le 26 mai 2023, le troisième album de Gia Margaret sort. Intitulé Romantic Piano, il paraît chez le label Jagjaguwar, spécialisé dans le rock et le folk indépendants, avec comme figures de proue Angel Olsen et Bon Iver. Il s’agit là d’une étape importante dans sa carrière, puisque Gia Margaret signe sur un label dont elle avait l’habitude d’écouter les parutions. Elle en est désormais contributrice (Rough Trade Blog, On The Rise: Gia Margaret, 2023). L’album a une durée relativement courte : moins de 27 minutes ; d’où l’intérêt de l’écoute d’un trait. Il commence par Hinoki Wood, un petit air succinct qui rend hommage au cyprès japonais ( ou 桧), que Margaret a utilisé comme encens pour composer (Stereogum). Un clip vidéo a été réalisé pour l’occasion : Hinoki Wood. Le deuxième morceau, Ways of Seeing, montre la capacité du piano a être accompagné par une boucle électronique, tout en pouvant s’en défaire durant la seconde moitié du mouvement. Ensuite, Cicadas rend justement hommage à ces invertébrés qui bercent parfois nos nuits d’été, l’un de mes morceaux préférés. Juno, puis A Stretch, composition plus classique et contemplative, dans laquelle le piano valse mélancoliquement avec les cuivres.

I can almost feel you, Je peux presque te sentir : dans le deuxième morceau le plus long – et son point culminant – Margaret pose sa voix accompagnée de percussions et d’une production ambient qui donnent encore plus de profondeur méditation inspirée par ce chemin musical, comme si le sol tremblait après avoir prononcé ces mots. Le clip ci-dessus illustre cette musique, la seule à ne pas être instrumentale. Viennent alors Sitting at the Piano et Guitar Piece, morceaux brefs, mais suffisamment fort pour que l’on en retienne les mélodies. Le piano, en l’espace de 30 secondes, me rappellent déjà Grieg et Debussy. La langue de l’amitié et 2017 rappellent le folk indé des premiers enregistrements de Margaret. Enfin, on arrive déjà à la fin du voyage initiatique, avec April to April et Cinnamon. Ce dernier morceau offre une ultime mélodie, cette fois-ci digne de Tiersen, avec en fond le  bruit de la pluie qui tombe : le réconfort d’être à l’abri quand on l’entend tomber, à l’image de ce que j’évoquais pour son premier album. Avec cet album très réussi, l’un des meilleurs de cette année, à mon sens, la musicienne gagne en notoriété avec cet album, on trouve plusieurs interviews pour mieux les connaître : l’album et elle :

Writing instrumental music, in general, is a much more joyful process than I find in lyrical songwriting, » she says. « The process ultimately effects my songwriting. » And while Margaret has more songwriterly material on the way, ‘Romantic Piano’ solidifies her as a compositional force.

‘Romantic Piano’ does indeed touch on a rare feeling in art often only reserved for the cinema – a simultaneous wide-lens awe of existence and the post-language intimate inner monologue of being marooned in these skulls of ours. How very Romantic!

Interview citée sur son site internet : https://giamargaret.net/bio/

Pardon pour l’absence de traduction, mais nous avons ici l’essence créative de Margaret : une musique pour un film imaginaire, qui résonne dans un esprit trop soucieux de le faire écouter aux autres. Cette volonté irrépressible de partage d’un esprit intime prend forme ici. La démarche est très personnelle et ne se prend pas au sérieux, on est sensible à un morceau, puis un autre, puis à l’ambiance que tout l’album dégage.

At first, Gia Margaret called her new album ‘Romantic Piano’ to be a bit cheeky. Its spare, gentle piano works share more spirit with Erik Satie, Emahoy Tsegué-Maryam Guébrou and the ‘Marginalia’ releases of Masakatsu Takagi than they do with, say, a cozy and candlelit date night. But in that cheekiness lies hidden intention: across the gorgeous set, “Romantic” is suggested in a more classic sense, what the Germans call waldeinsamkeit. Its compositions conjure the sublime themes of the Romantic poets: solitude in nature; nature’s ability to heal and to teach; a sense of contented melancholy.

Interview citée sur la page Bandcamp de l’album : https://giamargaret.bandcamp.com/album/romantic-piano

Outre ce bel éclairage sur l’ambiance dégagée par l’album, 3 noms sont cités comme sources d’inspiration. Celui de Satie est évident, nous l’avons dit, mais les deux suivants sont plus originaux. Si la rédaction de cet article sans prétention, mais que je voulais complet, a pris du temps, c’est parce que je connaissais mal Emahoy Tsegué-Maryam Guèbrou (ፅጌ ማርያም ገብሩ) et Masakatsu Takagi (高木 正勝). La première est une pianiste et religieuse orthodoxe originaire d’Éthiopie. Sa vie est aussi passionnante que la découverte tardive de sa musique, notamment grâce aux Éhiopiques du musicographe français Francis Falceto (c’est aussi un projet d’article sur ce blog, décidément !). J’avais déjà écouté la compilation consacrée à cette pianiste, dont j’avais particulièrement apprécié le titre le plus connu : Homesickness, Pt. 2. Les notes tombent comme des gouttes sur les touches de piano, d’abord déconcertant, l’oreille se plaît à écouter cette manière singulière de jouer. Une compilation parue en avril 2023 propose le titre Song Of Abayi pour le même air. Pourquoi une parution si récente ? Parce que, malheureusement, Emahoy Tsegué-Maryam Guèbrou est décédée à la fin du mois de mars, soit deux mois avant la sortie de l’album de Gia Margaret. Le second musicien cité, Masakatsu Takagi, était jusqu’à présent passé sous mes radars auditifs, c’est donc tardivement que je découvre ce génie musical, dont le piano est l’instrument de prédilection. Margaret cite comme inspiration la très longue série des Marginalia, au nombre de 140 à l’heure où j’écris, sur son compte Bandcamp. Je n’ai pas encore eu le temps de les écouter, la discographie du compositeur japonais est immensément dense, si bien que ses albums précédents (studio ou live) sont un premier témoignage généreux de sa capacité à produire des sons prodigieux à l’aide d’un piano. Quelques morceaux qui m’ont frappé : Girls – Spring, Konochi, Trinidad Bird, birdland #3, Ooharu (Piano), Totorokimidu, il y en a beaucoup…

Parmi les autres influences manifestées, on en trouve d’autres au gré des interviews – ici In Sheeps Clothing hi-fi –, qui confirment l’impression, non pas de déjà vu, mais de réminiscences subtiles, en particulier le duo néoclassique A Winged Victory For the Sullen et son premier album du même nom (écoutez les titres We Played Some Open Chords and Rejoiced et Minuet for a Cheap Piano Number Two). Dans une interview accordée à Rough Trade, elle cite un autre compositeur japonais parmi les invités VIP qui auraient assisté à l’avant-première de son album : Ryūichi Sakamoto (坂本 龍), décédé à la fin du mois de mars 2023, comme Emahoy Tsegué-Maryam Guèbrou. Sans nul doute, ce maître de la musique électronique, de la musique de films et grand expérimentateur au piano fut une grande source d’inspiration.

L’album a été mixé et produit par Gia Margaret elle-même, accompagnée de Yoni Wolf (Paste Magazine). Ce dernier est connu pour être une figure de proue de l’abstract hip-hop des années 2000, lui qui a cofondé le label californien Anticon. Wolf fut membre de cLOUDDEAD et opéra également sous le nom de WHY?. Récemment, en 2019, Gia Margaret avait collaboré avec ce projet sur le court titre The Crippled Physician.

@JAGJAGUWAR, Twitter, 18 juillet 2023

L’ambiance dégagée par les albums studio de Gia Margaret m’a rappelé ces artistes indépendants qui produisent une musique vagabonde, errante comme j’aime la qualifier, avec une multitude d’instruments qui défilent de manière intuitive. Parmi ces artistes, je n’en citerai que deux. D’abord, Blithe Field, qui utilise le piano comme élément central, agrémenté d’éléments électroniques : Prelude, RD 1,  et JTEL comme exemples, ma playlist : M. Sage & Co. (sélections). Le second artiste est Mr Sage, multi-instrumentiste dont la composition libre change de forme à chaque album. Le point commun avec Margaret est évident, mais le style semble relativement différent : Spinnaker on a Southerly, plein d’autres titres sur ma playlist : Blithe Field (sélections). Avec ces sélections par définition subjectives, passer du temps devant un ordinateur ou un livre donne l’impression d’avoir le corps figé, mais entouré de nature et d’ambiances variées, comme le tweet ci-dessus, qui illustre à merveille cette sensation.

Hormis les albums studio, quelques apparitions les albums d’autres artistes sont à remarquer, en particulier le remix de Solid Heart par Guy Sigworth (2021), ainsi que la reprise de Harvest Breeds par Margaret et Skullcrusher (2023), titre originellement interprété par Nick Drake. Pour explorer un peu plus l’univers de Gia Margaret et découvrir ses influences, une interview de Rough Trade en 2023 les explicite en partie.

In fine, pour encore mieux connaître les influences de l’artiste, on peut écouter directement ses playlists sur Spotify. En écrivant cet article, j’en ai surtout écouté 3 d’entre elles, ce qui a encore plus retardé ma rédaction, tant la richesse des découvertes m’a pris du temps :

🥀gia’s selections/things of beauty 🥀
Herb Sundays 47: Gia Margaret
playlist for nts

Je trouve que j’ai cité beaucoup de compositeurs masculins, ces playlists renversent la vapeur, car Gia Margaret y insère de nombreuses musiciennes trop peu écoutées. Comme souvent dans mes articles, j’ai établi ma propre sélection par le biais d’une playlist :

Gia Margaret est donc, à mon sens, l’une des meilleures compositrices actuelles de musique ambient. Un savoureux mélange qui profite de son talent de pianiste. Notre époque a cela de satisfaisant que nous pouvons accéder au matériel d’inspiration de l’artiste, soit par les entretiens que Margaret accorde, soit par les playlists qu’elle construit. De quoi laisser errer ses oreilles et son esprit pour les siècles des siècles, saecula saeculorum 🎹.

Image de couverture : On The Rise : Gia Margaret, Rough Trade Blog, 26 avril 2023

Alexandre Wauthier