Transfiguration de Hamlet en hip-hop (#47)

« Transfiguration » : nom féminin, du latin transfiguratio. « Littéraire. Changement d’une figure, d’une forme, d’un aspect en un autre », à en croire le Larousse en ligne. « Action de transfigurer » selon le Wiktionnaire,  dont la deuxième acception du verbe est « (Par extension) Changer, bouleverser, en mieux ». Voilà pourquoi je trouve que ce mot a toute sa place dans le titre de cet article !

Cela faisait un moment que je voulais parler de cet album, mais je ne savais pas comment. L’article va donc traiter de musique, mais aussi de théâtre. D’aussi loin que remontent mes souvenirs, je crois que j’ai très peu été exposé à des œuvres théâtrales. C’est sans doute pour cette raison que j’y suis aujourd’hui insensible. Une pièce vue en primaire, une autre au lycée, des pièces que l’on est obligé de lire et étudier, rien d’autre. En fin de compte, je suis totalement passé au travers du monde théâtral, une sorte d’impasse qui m’empêche de parler théâtre, mais qui ne m’empêche pas de dormir.

Toutefois, j’ai éprouvé un intérêt pour le théâtre par le biais de la musique, une fois, en 2015. Et pas n’importe quelle pièce : Hamlet de William Shakespeare. Il y avait une telle force dans l’écriture et les personnages que je voulais le vivre, être l’un des protagonistes ou, à défaut, voir toutes les adaptations d’Hamlet. Mon intérêt pour le théâtre a des limites : je n’y suis pas allé. En revanche, la pièce a été adaptée au cinéma à de nombreuses reprises. Je ne retiens que le film soviétique de 1964 réalisé par Grigori Kozintsev (disponible sur YouTube). La fidélité par rapport au texte, les décors, les plans, c’est peut-être une adaptation que Shakespeare lui-même aurait approuvée. Quoi qu’il en soit, c’est avec des captures d’écran de ce film que j’illustrerai cet article.

Le spectre du roi dans Hamlet de Grigori Kozintsev (1964)

Tout un chacun connaît Shakespeare, la plupart des gens ont entendu parler de Hamlet, les plus cinéphiles connaissent Kozintsev, mais d’autres adaptations inondent les planches depuis des siècles. Je fais une transition douce, on y arrive : la musique est importante, bien que non nécessaire, au théâtre. Ma porte d’entrée pour découvrir Hamlet a été musicale. Si elle ne l’avait pas été, j’aurais choisi d’habiller musicalement Hamlet d’un morceau contemplatif et hanté comme Birth of Liquid Plejades de Tangerine Dream (1972). Comme souvent, cet art est mon meilleur messager : il m’apprend que, dans d’autres contrées artistiques, de belles choses existent. C’est ainsi que la culture grandit. Ce n’est pas une fin en soi, simplement une manière d’éloigner son esprit de l’absurdité du monde.

L’adaptation théâtrale et mise en musique d’Hamlet est française. Je parlerai plus tard des paroles, elles-mêmes issues d’une traduction singulière. La mise en scène date de 2004 et a été proposée par David Gauchard. Né en 1973, il se forme à l’École Régionale d’Acteurs de Cannes et poursuit sa formation de 1997 à 1999 à l’Académie théâtrale de l’Union, à Limoges. En 1999, il crée la compagnie L’Unijambiste. Il met alors en scène quelques pièces. Après une avant-première au festival national de Bellac en juin 2001, il crée Ekatérina Ivanovna de Léonid Andreïev dans une traduction d’André Markowicz joué pour la première fois en France et en langue française au Théâtre Jean Lurçat / Scène nationale d’Aubusson et au Théâtre de l’Union / CDN du Limousin. Sans Ekaterina Ivanovna, il n’y aurait sans doute pas eu d’Hamlet. Ce projet a permis à David Gauchard de rencontrer le traducteur d’Andreïev, André Markowicz ainsi que le compositeur Robert le Magnifique. En 2003 et en 2004, il consacre l’essentiel de son activité autour du tant attendu projet Hamlet. Dans une interview, il explique lui-même qu’à travers L’Unijambiste il explore « la notion d’individu face au groupe. Les rapports d’un être isolé confronté au corps social ». D’après lui, il poursuit, les premières productions de la compagnie lui a ont ont permis « d’apporter quelques éléments de réponse à cette quête d’un théâtre lieu d’interrogation sociale et point de rencontre de diverses pratiques artistiques. » C’est là tout l’enjeu de son adaptation d’Hamlet. Les sources sur la pièce sont relativement rares, mais celle-ci est aussi précise que précieuse, je reprends donc la fin d’interview de Gauchard, qui conclut :

Hamlet est un projet pluriel avec tout d’abord la production d’un CD électronica hip hop visant à permettre une approche singulière de l’œuvre et susciter la curiosité d’un public peu habitué aux salles de théâtre. Puis, au travers du Petit Shakespeare illustré a eu lieu une sensibilisation ludique en milieu scolaire autour de l’œuvre de l’auteur. Pour finir, la partie théâtrale du projet : après une première étape de recherche ponctuée par huit représentations, une seconde version de cette production, Hamlet / thème & variations, a été créée à Cognac le 31 mars 2005 sous forme de théâtre-concert (6 interprètes, 3 techniciens, 1 metteur en scène, durée : 1h20).

Théâtre Hexagone, brochure de Hamlet, thème & variations, octobre 2006 (PDF).

Hamlet dans le film de Grigori Kozintsev (1964)

J’aurais été curieux de voir une captation de cette représentation, mais, à défaut, il reste l’album. Vingt ans plus tard, je commente cet album original et qui remplit la mission voulue par le metteur en scène. Puisqu’il n’est pas tout seul, parlons à présents des musiciens !

Avant de découvrir la pièce, j’ai découvert Hamlet par cet album, c’était précisément en juin-juillet 2015. Je n’ai pas l’habitude de parler de hip-hop. J’en écoute, mais je n’ai, à ma connaissance, pas encore écrit un article consacré à un ou une artiste proposant une musique qui se rapprocherait de ce genre musical. J’en écoute, mais je suis loin d’être expert sur le hip-hop international ou français. Au moins, je sais que le contexte est important : c’est donc à ça que servent les années passées à étudier l’histoire ! Je préfère utiliser le prochain paragraphe pour m’exercer au name dropping, car beaucoup d’artistes du mouvement hip-hop tant en France qu’outre-Atlantique me sont venus à l’esprit pour illustrer dans quel contexte s’inscrit Hamlet. Ce qu’il faut retenir, c’est que l’album Hamlet est le fruit d’une double influence. Il y a d’abord celle de la musique électronique, qui retrouve ses lettres de noblesse dans le monde très select de la musique classique. Aux États-Unis, des compositeurs comme Terry Riley et Steve Reich expérimentent et produisent une musique parfois qualifiée de « répétitive ». L’œuvre In C du premier fut d’ailleurs jouée pour la première fois par le second. On y trouve des microtonalités qui définissent le courant minimaliste. Steve Reich fut aussi adepte de la composition musicale de boucles à l’aide de bandes magnétiques. La répétition de ces boucles constitue, en quelque sorte, les prémices de l’échantillon (sample), cher au mouvement hip-hop. Je sais, je vais vite, mais il faut retenir qu’un lien existe entre la musique électronique et le hip-hop, notamment à partir des instruments et des technologies utilisées. Toutefois, la comparaison s’arrête là où le paradigme change : contrairement à la musique classique « savante », le mouvement hip-hop est historiquement populaire. D’ailleurs, il n’est pas que musical, même si aujourd’hui c’est cet aspect qui a le plus survécu à sa récente tradition. Pour faire extrêmement simple, le hip-hop utilise les échantillons pour créer des boucles musicales souvent instrumentales. Cette base donne le rythme aux maîtres de cérémonie (les MC) pour rapper. Le hip-hop vient des États-Unis, les revendications sociales étaient, à l’origine, très présentes. Néanmoins, puisque le mouvement musical rencontre un certain succès, le hip-hop sort de son cadre initial pour que des paroles plus abstraites voient le jour. Dans le même temps, il y a même des compositeurs qui abandonnent les paroles pour proposer un hip-hop instrumental.

Hamlet de Grigori Kozintsev (1964)

C’est à partir de maintenant que je vais citer beaucoup de noms, parce que le paragraphe précédent manque de dates. On considère que l’album 3 Feet High and Rising du groupe De La Soul est le premier qui peut être qualifié de hip-hop abstrait (« abstract ») ou expérimental. Conçu comme un album studio, il est pensé comme une œuvre totale et même les morceaux de transitions sont travaillés pour rendre l’ensemble cohérent. On avance dans le temps, en 2001, le groupe Cannibal Ox sort l’album The Cold Vein, monument du hip-hop abstrait et expérimental. Le tournant du troisième millénaire fut fécond pour ce type de production. Toujours aux États-Unis, le groupe cLOUDDEAD et son album du même nom (2001) explorent aussi les confins de ce que peut être le hip-hop : des nappes ambient viennent polir les rythmes hip-hop. Le label sur lequel est signé cLOUDDEAD, Anticon, a aussi signé un superbe manifeste : l’album Music for the Advancement of Hip Hop, sorti en 1999, montre toutes les potentialités de ce hip-hop d’un nouveau genre. Dans le noyau dur du label, on trouve Sole, Doseone et plein d’autres (aux États-Unis, je cite aussi, à la volée, Eyedea & Abilities et Oliver Hart). Doseone est ma transition toute trouvée pour parler du hip-hop abstrait en France. De fait, celui-ci fut membre de cLOUDDEAD et a posé sa voix sur un morceau d’un groupe de hip-hop abstrait made in France : TTC. On peut l’écouter sur Pas d’amure, morceau mélancolique qui déteint par rapport au reste de l’album au nom résolument abstrait : Ceci n’est pas un disque (2002).

Alors, que se passe-t-il en France, du côté de l’expérimentation et de l’abstraction ? Il se passe des choses intéressantes. Pour rappel, Hamlet est produit à partir de 2003. La première moitié des années 2000 fut très riche pour le mouvement du hip-hop abstrait. Qu’ils soient sérieux ou plaisantins, de nombreux groupes ont proposé des albums très intéressants. Je dresse ici une liste des albums qui sont de potentielles influences et qui me font penser à ce que la scène hip-hop abstraite hexagonale produisait avant la parution de Hamlet :

Il n’y a certes que des albums de hip-hop, mais on aurait aussi pu citer divers album de post-rock français, en particulier Diabologum, dont l’album #3 (Ce n’est pas perdu pour tout le monde) utilisait déjà, en 1996, le parlé-chanté ainsi que le sample de dialogues cinématographiques (La maman et la putain). Venons-en à l’album Hamlet. D’après Discogs et Bandcamp, Hamlet paraît en novembre 2003 tandis que la pièce est créée le 10 février 2004 au Théâtre Jean Lurçat, Scène nationale d’Aubusson. La compagnie L’Unijambiste ne fait que reprendre les critiques de la presse musicale sur la page de l’album. Pour en savoir un peu plus, je me suis procuré l’objet disque afin de savoir comment est présentée l’œuvre indépendamment de son utilisation au théâtre.

La musique est sans doute l’une des formes d’expressions les plus immédiates, faisant le moins appel à l’intellect. Le théâtre, où le texte est généralement prépondérant, est quant à lui largement tributaire du langage dans sa manière de toucher l’affect du spectateur. Lorsque David Gauchard a initié ce projet, l’idée était autant de donner du sens à une musique électronique instrumentale à qui on en prête rarement (y compris les compositeurs), que de donner au théâtre l’occasion de prendre des libertés vis-à-vis de certaines de ses règles : le texte, les didascalies, la mise en scène et tout ce qui fait qu’une pièce de théâtre répond à un certain nombre d’impératifs hérités d’une tradition et de son institutionnalisation. Tout ce qui fait que, malgré les tentatives d’ordre politique, le théâtre n’est pas aujourd’hui une forme d’expression populaire. La musique, elle, est extrêmement populaire. À outrance. Elle est devenue un produit de consommation courante. Ces deux formes d’expression ont beaucoup à s’apporter mutuellement. À condition que chacune des parties ait la force d’oublier tout ce qu’elle croit savoir.
La musique présentée sur ce disque n’est pas une simple bande-son accompagnant un spectacle de façon illustrative et redondante, comme c’est souvent le cas au théâtre. Elle n’est ni un cache-misère ni un prétexte, mais une véritable source d’inspiration et de création. Elle est le fruit de la sensibilité de trois jeunes compositeurs nés trop tard pour avoir de quelconques illusions sur la portée Artistique et Politique de leurs œuvres. Mais aussi de leur rencontre avec un metteur en scène qui, lui, est un générateur de rêves. Un homme prêt à mettre son travail entre les mains de musiciens peu familiers avec le théâtre, et poussé par le désir d’aller chercher en eux leur vision de la tragédie d’Hamlet. Le spectacle mis en scène par David Gauchard devra finalement autant au texte de Shakespeare qu’à la musique présentée ici. Reprendre Hamlet a toujours été une gageure. Les inconscients qui osent toucher à ce texte sacré sont souvent considérés comme des, profanateurs. Et pourtant, ils l’ont fait.

Ces mots forts sont loin de me faire regretter l’achat du disque. On y trouve un message politique et une démarche artistique singuliers, j’accorde au pluriel. Les adjectifs Artistique et Politique comportent des majuscules, il est donc facile de trouver le cœur du message à cet endroit. La fin rappelle Mark Twain et sa célèbre phrase ‘They did not know it was impossible so they did it’ – « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait. ». Tout l’enjeu de cet album est d’unir, voire de réconcilier, le monde théâtral trop institutionnalisé, rendu rare et cher, avec la musique, qui traverse pourtant les oreilles de toutes les classes sociales, mais qui est produite et consommée jusqu’à l’overdose. Et quel cobaye pour faire marcher ce Frankenstein de la culture ? Un classique du théâtre avec un mouvement musical nouveau ! Voilà pourquoi je souhaitais rédiger un article à propos de cet album. Je n’évoquerai que par bribes l’histoire d’Hamlet, étant donné qu’il existe une littérature abondante au sujet de ce classique.

Le CD Hamlet de la Compagnie L’unijambiste (idwet – id06)

Dans l’objet disque Hamlet, on trouve aussi ce mot qui, comme une mise en garde, attire l’œil parce qu’écrit en lettres capitales. Il s’agit d’une injonction adressée à on ne sait qui : les musiciens, les auditeurs, les comédiens, le public ? Quoi qu’il en soit, cette citation d’Hamlet est parfaitement disposée pour nous réunir les meilleures conditions d’une écoute attentive :

Ne soyez pas trop timorés, laissez votre jugement vous diriger. Faites concorder l’action et la parole, la parole et l’action, avec une attention particulière, celle de ne pas outrepasser la modestie de la nature ; car tout ce qui surjoue ainsi s’éloigne du propos du théâtre, dont la seule fin, du premier jour jusqu’au jour d’aujourd’hui, reste de présenter comme un miroir à la nature ; de montrer son visage à la vertu, sa propre image au ridicule : au corps et à l’âge même du temps, sa forme et son reflet. Mais surjouer ou jouer trop faible, même si cela fait rire les ignorants, ne pourra qu’affliger les hommes de goût, dont l’opinion d’un seul doit avoir plus de poids pour vous que celle d’une salle entière. Oh, j’ai vu jouer des acteurs qui, je le dis sans blasphème, n’avaient ni l’accent, ni l’allure de chrétiens, de païens, d’êtres humains, et qui beuglaient et plastronnaient si fort que je les imaginais créés par je ne sais quels manouvriers de la nature, et créés de travers, tant leur imitation de l’homme était abominable. Et que ceux parmi vous qui jouent les bouffons n’en disent pas plus que leur rôle écrit, car j’en connais qui rient tout seuls pour entraîner le rire de quelques spectateurs pauvres d’esprit au moment même ou telle ou telle question cruciale de la pièce se trouve en jeu. C’est une chose vile qui montre la plus pitoyable des ambitions chez le fou qui s’en sert. Allez vous préparer.

Texte figurant dans la jaquette du CD, repris sur le blog Arise Therefore (2008)

Le célèbre ‘Suit the action to the word, the word to the action’ – « Faites concorder l’action et la parole, la parole et l’action. » fait partie des moments forts de la pièce. D’ailleurs, cette phrase ne résonne-t-elle pas comme une maxime lorsqu’on la prononce hors d’Hamlet ? Ici, elle trouve fort logiquement sa place et fait office d’avertissement. Tendons l’oreille, maintenant !

Il est temps d’éplucher le contenu de cet album selon l’intérêt que j’éprouve pour les titres proposés. Horatio, le premier morceau, ne dure que 21 secondes, mais plante le décor avec la voix d’Arm qui récite une tirade d’Horatio : « Laissez-moi Conter au monde qui l’ignore encore Comment ces choses-là sont survenues Vous entendrez parler dans mon récit D’actes charnels, sanglants et sans nature Jugements de hasards, meurtres fortuits De morts par ruse ou causes provoquées Et, pour finir, de desseins que l’erreur Fit retomber sur ceux qui les tramaient Cela en vérité, je peux le dire. » Je laisse les majuscules pour respecter la structure versifiée d’origine. Cette phrase introductive prononcée par le personnage d’Horatio plante le décor, l’expression est ici consacrée.

Le deuxième morceau, Hamlet#2 – être ou ne pas être, la question est là illustre ce mélange, pour le moment instrumental, de musique électronique et de hip-hop. Le cri de douleur ne perturbe pas la rythmique, dont la beauté atmosphérique culmine durant la dernière musique. Un petit piano, puis s’en va. Olivier, dans Benzine Mag, considère ce titre comme une « synthèse de l’album : les voix qui ouvrent la chanson sont délicates, apaisantes. Quelques secondes plus tard, la guitare fait son apparition, accélère le rythme, avant que quelques scratches ne viennent finir le travail. Pourtant, ce premier titre, malgré sa qualité intrinsèque, n’est qu’une mise ne bouche ». Tout est vrai. Un autre morceau instrumental, mais plus court montre aussi ce dont est capable la formation musicale, il s’agit de La chanson du fossoyeur.

C’est contre-intuitif, mais le troisième morceau est bien Hamlet#1. Il y a du parlé-chanté, reprenant la traduction de Markowicz. Hamlet se lamente sur la mort de son père et le remariage express de sa mère avec son oncle. D’autres morceaux sont construits sous forme de suites. On trouve un air joué au piano sur les titres Ophélie#1, Ophélie# 2 – la folie et Ophélie#3 – l’enterrement. Ils correspondent aux trois phases dans lesquelles le personnage d’Ophélie évolue. L’introspection de cette suite ophélienne témoigne des pensées et de la destinée tragique du personnage. Ophélie#3 est sans doute l’un des plus beaux morceaux de cet album (partagé plus bas). La beauté dans la tristesse ? Assurément, Hamlet est une œuvre maîtresse du genre, mais cela n’empêche pas cette adaptation de comporter des morceaux comiques, tant du point de vue des paroles que de la musique, à l’instar de Guildenstern & Rosencrantz et Polonius.

Acte II, scène 2 : « Ne doute jamais de mon amour », murmurent les samples de la voix d’Ophélie. Comme si Ophélie lisait les mots de Hamlet alors que la lettre est lue par Polonius, cette tirade, déjà l’une des plus touchantes de l’œuvre, est renforcée par la voix féminine du morceau. Difficile d’y être insensible :

Doute que les astres soient de flammes,
Doute que le soleil tourne,
Doute que la vérité soit la vérité,
Mais ne doute jamais de mon amour

Je m’arrête là sur la description de l’album. J’ai mis en lumière mes morceaux préférés, mais comme toujours, l’écoute intégrale reste le meilleur moyen d’apprécier ou non le travail proposé. On peut dorénavant s’intéresser aux artistes, maintenant. Habituellement, je le fais d’emblée, mais j’ai préféré ici prendre le temps d’apprécier la musique avant d’écrire sur le parcours des musiciens. Ainsi, dans le CD, les crédits musicaux apparaissent de cette manière :

Tous les textes ont été écrits par William Shakespeare et traduits de l’anglais par André Markowicz sauf Hier » – (écrit par Lole Renault). Toutes les musiques sont interprétées par Tepr, Robert Le Magnifique et My dog is gay (guitares, basses, scratches et machines) « Hamit (guitare par David Ledan). Les textes sont interprétés par (Le spectre), Arm (« Horatio » et « Hier »), David Gauchard (« Guildenstera Rosencrantz »), Emmanuelle Hiroo (« Ophélie »), Guillaume Castillon (« Polonius »), Harts Resic (« Le duel ») Nicolas Pettsoff (« Hamlet »).

Je vais surtout parler de Robert Le Magnifique, Arm, Tepr et My Dog Is Gay. Le premier, Robert Le Magnifique, aka Franck Robert, n’en était pas à son premier coup d’essai avec Hamlet, il avait déjà sorti un premier album éponyme en 2002. On y trouve déjà un intérêt pour le hip-hop instrumental, avec des notes de jazz. Dans ce petit monde, tout le monde se connaît. Tepr, aka Tanguy Destable et Lionel Pierres, aka My Dog Is Gay sont les deux musiciens du groupe Abstrackt Keal Agram. D’ailleurs, leur morceau Soupir Articulé qui figure sur leur premier album sorti en 2001 a tout simplement été réutilisé sur Laërte – soupir réarticulé pour Hamlet. D’autres morceaux de l’album suivant, Cluster ville (2003) montrent la maîtrise de l’instrumentation hip-hop, post-rock et électronique de manière générale, notamment Audio Crash et L’oreille droite. Ce dernier morceau, qui fait apparaître James Delleck et La Caution, prouve qu’Abstrackt Keal Agram comptait parmi les groupes de hip-hop français novateurs au début des années 2000. Le groupe a même signé un remix de Run Into Flowers, morceau initialement composé par M83 et sorti sur l’album Dead Cities, Red Seas & Lost Ghosts (2003). D’ailleurs, tant que j’y suis, on trouve aussi dans les remixes de cet album celui de In Church par Cyann & Ben. Entre temps, M83, qui avait à son tour remixé le morceau Jason Lytle, a grandement gagné en popularité, mais pas tous ces groupes ; et c’est bien dommage ! Avec Arm, Abstrackt Keal Agram avait d’ailleurs sorti le superbe morceau Et la nuit s’éternise (les paroles sont disponibles ici) :

En ce qui concerne Robert Le Magnifique et Arm, on les retrouve, avec Olivier Mellano et Mr Teddybear, dans la formation Psykick Lyrikah. Prémices de Hamlet, on trouve déjà dans leur musique une esthétique poétique habillée de hip-hop. Ayant déjà franchi les portes de l’abstraction, le groupe sortait en 2004 l’album Des lumières sous la pluie, contenant les morceaux introspectifs et savamment exécutés Vois et La Sphère. En 2007, le groupe sort l’album Acte, avec le morceau La Poursuite (paroles ici), dont la guitare se lance dans une course folle pour rattraper les paroles. Dans la forme, on dirait un appendice d’Hamlet :

Il y aurait encore tant à dire sur Psykick Lyrikah et Abstrackt Keal Agram. Leurs membres ont sans doute, avec Hamlet, marqué d’un fer rouge leurs revendications artistiques et leurs travaux à venir. Une décennie plus tard, on trouve quelques interviews de Psykick Lyrikah çà et là : en 2013 sur Cosmic Hip-Hop et en 2016 sur Le Bon Son. Je ne m’étends pas là-dessus, le sujet s’éloigne encore…

Hamlet de Grigori Kozintsev (1964)

Que reste-t-il de Hamlet ? En 2007, une suite de l’album Hamlet a vu le jour. La compagnie L’Unijambiste précise qu’il s’agit de morceaux inédits constitués « trois années et une soixantaine de représentations plus tard ». Cette sorte d’appendice, intitulé Hamlet / thème et variations, montre quelques éléments davantage explorer. L’œuvre de William Shakespeare semble loin d’avoir quitté l’esprit de la compagnie L’Unijambiste. Quelques années plus tard, en 2011, cette dernière propose une adaptation de l’œuvre shakespearienne de Richard III. Enfin, pas plus tard que cette année, à la fin du mois de mars 2024, une restitution des sonnets de Shakespeare verra le jour, le premier et le second volet étant déjà disponibles. Qui y participe ? Toujours les mêmes ! Avec une création musicale signée Arm, l’idée originale émane de David Gauchard et propose un travail autour des poèmes de Shakespeare dans la traduction de Françoise Morvan et André Markowicz. Lors de la parution de la pièce, en 2004, Markowicz avait initié la traduction de l’ensemble de l’œuvre de Shakespeare. Rétrospectivement, choisir son texte semblait risqué puisque sa traduction ne sonnait pas toujours juste aux oreilles de ses contemporains universitaires. Une décennie plus tard, après avoir achevé cette traduction totale (l’ensemble a paru aux éditions des Solitaires intempestifs, ses traductions semblent beaucoup moins décriées et sont utilisées par le monde théâtral. Gauchard a été visionnaire d’adopter ce texte, rendant sa pièce unique.

« Ophélie est un personnage dont la musicalité est basée sur le souffle, elle est liée à l’air, elle disparaît dans l’eau, dans la boue de sa mort… » (André Markowicz) / La mort d’Ophélie dans Hamlet de Grigori Kozintsev (1964)

En guise de conclusion, je me dois de reprendre le début de l’album, avec la tirade d’Horatio qui servait à initier la lecture de l’album. À la fin, une dernière parole : « Cela, en vérité je peux le dire ». Horatio le dit dans la scène II de l’acte V, à la toute fin de la pièce. Ces paroles résument froidement Hamlet, tout en gardant encore secrète sa part mystique. Dans l’œuvre, il s’agit de l’avant-dernière tirade d’Horatio. Mais alors, pour être complet, que dit Horatio avant de laisser le dernier mot à Fortinbras ? Voici une traduction d’Yves Bonnefoy, je n’ai malheureusement pas pu me procurer celle de Markowicz (je l’ajouterai si j’en ai l’occasion) :

De cela aussi j’aurai à parler, au nom
D’un homme dont la voix en entraînera d’autres.
Mais profitons du désarroi et faisons vite,
De peur que des complots ou des méprises
Ne viennent ajouter à nos malheurs.

Hamlet, Shakespeare, édition et traduction d’Yves Bonnefoy, Gallimard, Folio Classique, 2016.

Cette ultime parole d’Horatio est, d’une certaine manière, la promesse d’un héritage laissé par Hamlet : le souvenir d’un être triste dont le destin fut vain. Comme si un honneur devait être rendu à la tristesse, la pièce se ferme avec le souhait de se souvenir malgré le futur incertain.

Hamlet de Grigori Kozintsev (1964)

Je laisse le dernier mot à André Markowicz, qui disait que « chaque mot porte le personnage qui le dit. Dans le souffle des mots, leur « poésie », il y a déjà le personnage. Hamlet fusionne théâtre et poésie. »

 

Alexandre Wauthier