Hélène Vogelsinger (#36)

J’avais encore envie de parler de musique, cette fois-ci pour évoquer le travail de l’artiste française Hélène Vogelsinger. Ce pseudonyme d’oiseau chanteur n’a pas été choisi au hasard, il figure comme en-tête du paragraphe biographique proposé sur son site internet, dont les deux mois renvoient à un lien YouTube « Delibes: Lakmé – Duo des fleurs (Flower Duet), Sabine Devieilhe & Marianne Crebassa« . Une entrée en matière déjà riche, donc. Selon cette même source biographique directe, Hélène Vogelsinger se définit comme auteure, compositrice et productrice de musique électronique. Après diverses expériences musicales initiées en 2013, elle se forme à l’orchestration de musique de film et au design sonore de jeu vidéo, au Berklee College of Music Online. Parallèlement, son choix d’instrument s’oriente vers le synthétiseur modulaire. Cette activité explique les autres termes choisis pour définir ses activités sur la page d’accueil de son site, ouvert à la fin du mois de novembre dernier : « modulariste », « compositrice de films » et « designeuse sonore ».

Le synthétiseur modulaire est une sorte de retour aux sources de la musique électronique. En même temps que le développement du Moog dans les années 1960, d’autres dispositifs sonores sont élaborés pour être commercialisés sous forme de synthétiseurs. Le système dit « modulaire » tire des nombreux modules analogiques prévus pour transformer le son par leur communication par signaux. La musique électronique s’est, depuis, orientée vers un dispositif numérique. La création artistique par le synthétiseur modulaire a une histoire riche et intéressante. L’instrument se fait connaître par un public d’abord restreint, puis sa commercialisation le rend populaire auprès de musiciens davantage habitués aux instruments acoustiques. De même, les premiers résultats issus de ces synthétiseurs ne parviennent qu’aux oreilles d’un milieu resserré. Les sonorités électroniques connaissent une popularité grâce aux films, notamment les musiques réalisées par Wendy Carlos, qui a d’abord enregistré un album de reprises de Bach au synthétiseur Moog (Switched-On Bach,1968), puis une partie de la musique du film Orange Mécanique trois ans plus tard. Les compositeurs « classiques » s’étaient déjà emparés de ce nouvel instruments, en particulier Karlheinz Stockhausen et Terry Riley (A Rainbow in the Curved Air, 1969).

Beaucoup de noms peuvent être cités pour comparer la démarche d’Hélène Vogelsinger et le style de sa composition. Je pense évidemment à la riche épopée de la musique allemande des années 1970, le krautrock. Plus encore, on identifie l’influence de la musicienne à travers le mouvement de la Berlin School, mouvement du krautrock et qui mettaient l’accent sur des compositions utilisant le synthétiseur comme élément central Klaus Schulze et le groupe Tangerine Dream en sont les chantres. Bien que ce terme ne définisse qu’une aire spatiale et géographique, certains groupes, en particulier, me rappelle sa musique. Cinq exemples choisis ici :

  • Departure From the Northern Wasteland de Michael Hoenig (1978), titre long de 20 minutes dont l’aspect orchestral des synthétiseurs me viennent instantanément à l’esprit.
  • Welweit de Wolfgang Riechman (1978), dont l’esthétique audiovisuelle glaciale tient également le pari de nous transmettre des émotions.
  • Frank Herbert de Klaus Schulze (1978). Monument de la musique électronique ambient, Schulze vient de Berlin-est et n’a connu que la composition classique avant de poser ses mains sur un synthétiseurs. On retrouve donc une sonorité épurée. Contrairement à son répertoire très aérien, j’ai préféré partager ce titre dont la rythmique est beaucoup plus dynamique.
  • Colours of Time, Part 2 de Peter Michael Hamel (1980). Idem, un héritage classique appliquée à une composition électronique et minimaliste. Cet album est malheureusement trop peu connu !
  • Atmosphere, Part 2 d’Adelbert von Deyen (1980). Je le considère comme un héritier direct de Klaus Schulze : il arrive quelques années après pour proposer des sonorités tout aussi ambitieuses.

Je garde un sixième exemple qui est, à mon sens, le plus proche en termes de style et d’approche musicale par rapport au travail d’Hélène ; il est enfin temps d’en parler. Son premier album sort en 2020 et s’intitule Contemplation. Il paraît sur le label Modularfield et se présente sous la forme de 7 titres d’environ 5 minutes et plus. Dans une interview réalisée en juin 2020, elle explique que vers 2016, elle a fait le choix de quitter Paris afin de s’installer à la campagne, un choix qui lui permet d’enregistrer plus près de la nature ; car c’est bien ce qui caractérise ce premier album introductif au monde proposé : la machine au service de l’émotion. C’est aussi à ce moment qu’elle vend son ordinateur pour acheter du matériel de production musical. Les boucles électroniques élèvent l’âme et la font planer. Ce sont des fractales issues d’un nombre incalculable de conditions et qui ont pris vie, comme nous. La répétition que l’on écoute chez les premiers minimalistes comme Steve Reich revêt un certain charme lorsque le cerveau se perd dans un océan d’ondes polies. La majesté du premier morceau Astral Projection est un premier saut. Le deuxième titre Contemplation fait apparaître l’utilisation de la voix pour accompagner l’élévation, mon préféré de l’album.

Chaque titre a un sens, Rebirth, celui qui se trouve à l’équidistance du début et de la fin, met en suspens l’aventure. Néanmoins, ce titre figure à la fin de l’album réédité en 2022, sur lequel un titre a été retiré. Elle reprend pour une seconde partie tout aussi aérienne, avec un notamment le plaisant morceau Gratitude, porteur d’espoir, avec des chants d’oiseaux (des hirondelles?) qui accompagnent ceux de la voix humaine et du synthétiseur.

C’est ici que je cite donc le sixième album qui me vient directement à l’esprit à l’écoute d’Hélène Vogelsinger : Michael Stearns (1948-). D’abord influencé par le surf roc, puis la musique psychédélique de sa jeunesse, il réalise d’abord des musiques de publicité au début des années 1970. En 1975, cherchant un public pour proposer l’écoute de sa musique expérimentale, il devient musicien résident au Continuum Studio d’Emily Conrad. Dans ce centre où l’on pratique une méditation en continuum proche du yoga, il participe aux séances en accompagnant la musique produite par Gary David au minimoog avec des boucles et des voix enregistrées et, plus tard, l’utilisation du synthétiseur modulaire Serge (écouter le Documentaire : « Archéologie du synthétiseur, Serge Modular », Radio France, 2019). Lorsque Michael Stearns quitte le Continuum, en 1981, il enregistre un premier album, inspiré par ses nombreuses séances d’improvisation synthétisées. L’album Planetary Unfolding, paru sur son propre label intitulé Continuum Montage. Tantôt divisé en deux phases, tantôt en 6 morceaux distincts, l’album est un voyage spirituel dans lequel l’esprit vaque, les synthétiseurs étant l’un des moyens de s’évader. Je me permets ce très long aparté puisque j’y trouve un héritage à l’écoute de la musique d’Hélène Vogelsinger, dont le style est directement hérité. Tout y est : les boucles, les oiseaux, la gradation et la douceur des pites superposées du synthétiseur ; tout, y compris la démarche dans laquelle la musique est un prétexte à la méditation. L’album a été remasterisé en avril 2022, on trouve deux extraits sur le Bandcamp de l’artiste, dont celui-ci :

Pour connaître l’origine du processus créatif d’un artiste, quoi de mieux que de lire ce qui est proposé sur la page web dédiée :

« Synesthésie : phénomène neurologique, trouble de la perception des sensations, à travers lequel le sujet associe deux ou plusieurs sens à partir d’un seul stimulus.

Ses créations musicales sont souvent inspirées des lieux oubliés, échappés de nos radars, qui ne méritaient sans doute pas la sauvegarde. laissés pour mort, abîmés par les frasques des pilleurs, l’emprise des ronces, abritant parfois le squat de quelques fêtards, ces lieux qui s’effondrent finissent par ployer, se tordre, comme ces épaves qui jonchent le tréfonds de nos océans. C’est précisément cette teneur, cette désintégration qui animent son travail. Réalisé caméra à l’épaule, le film est dépourvu d’artifices, désengagé de tout superflu technique ou narratif -relatif à la fiction- pour ne pas tomber dans le piège de la mise en scène. Les compositions sont le miroir de ses explorations. Cette démarche est assez similaire au réalisateur qui crée matière avec des images. Nous arpentons ces endroits pour en extraire la musicalité, la substance. »

https://helene.vogelsinger.fr/creative-process/

Ce qui intéresse ici dans le processus créatif, c’est la vie qui est ou qui a été au sein d’espaces dans lesquels elle ne fait que transiter, comme si les ondes pouvaient capter et inscrire des morceaux de vies passées. Le mouvement et l’esprit sont au cœur de la musique, et le fait que les images soient captées permet une expérience différente de l’écoute seule.

Un an après, en 2021, Hélène Vogelsinger réitère avec un deuxième album intitulé Reminiscence, toujours chez Modularfield. Il a été réédité en avril 2023 (il s’agit aussi pour moi d’une reminiscence, sans tenter de jeu de mot hasardeux, qui m’a donné l’envie d’écrire cet article). 6 morceaux cette fois-ci, d’une durée allant de 5 à 10 minutes. Le morceau le plus long est Ceremony, initialement le prmeier, qui laisse le temps de montrer l’étendue des sonorités qui seront proposées. Le premier morceau selon le nouveau classement de 2023, Cognitive Dissonance, est l’un de mes préférés. Difficile de faire plus universel pour l’oreille humaine ; la construction progressive de l’orchestration ouvre la boîte à émotions avec une grande efficacité. À la moitié du morceau, j’imagine la mer frappant les rochers, l’être humain étant désarmé face à son environnement, qui l’emportera toujours. Coup de coeur aussi pour le dernier titre, Reminiscence, dont l’impression de boucles déconstruites gravitent autour de notes répétées, un peu comme le motorik. Le reste de l’album est à la hauteur de l’ambition du premier. Je n’aime pas tout, mais j’en aime assez pour remarquer le caractère inédit d’une telle composition.

En plus de ces deux albums, Hélène Vogelsinger figure sur certaines compositions, notamment connected #1, avec le titre Ascension (2020), très similaire à ce qu’elle a fait paraître sur ses albums et dont la variation des sons graves. Dans le même ordre d’idée, son apparition sur l’album Mystery Circles Vol. 2, avec le morceau Plane of Existence (2021), aurait également très bien pu faire partie de l’un de ses deux albums. Enfin, idem pour la sublime Incantation, parue sur Tone Science Module No. 5 Integers and Quotients (2021). Elle fait partie du projet musical Quiet Voices, dont le titre Quiet Voices of the Ether (mars 2023), reprend l’esthétique vocale de ses propres productions musicales. Des projets moins synthétisés figurent également dans son répertoire, à l’instar du Club des Belugas et du titre Walkin’ in the Shade (2020) de Millions Dots et Ben Muller, sur lequel elle est invitée. Enfin, il arrive à Hélène Vogelsinger de collaborer sous la forme de titre remixés, avec notamment deux titres que j’ai beaucoup appréciés, et même plus que les originaux : Anthrú (remix) de Noise Trees et le délicat Muqataea (rework), repris de Francesca Guccione.

Toujours dans l’excellente interview réalisée par 15Questions, elle cite un passage très intéressant du Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa ; au début de la troisième partie « La monade intime », le paragraphe 111 dit :

« La vie est un voyage expérimental, accompli involontairement. C’est un voyage de l’esprit à travers la matière et, comme c’est notre esprit qui voyage, c’est en lui que nous vivons. Il existe ainsi des âmes contemplatives qui ont vécu de façon plus intense, plus vaste, plus tumultueuse que d’autres qui ont vécu à l’extérieur d’elles-mêmes. C’est le résultat qui compte. Ce qui a été ressenti, voilà ce qui a été vécu. On peut revenir aussi fatigué d’un rêve que d’un travail visible. On n’a jamais autant vécu que lorsqu’on a beaucoup pensé. »

Œuvres de Fernando Pessoa publiées sous la direction de Robert Bréchon et Eduardo Prado Coelho, Le Livre de l’intranquilité de Bernardo Soares (pseudonyme de Fernando Pessoa),
traduit du portugais par Françoise Laye, paru chez Chistian Bourgois Éditeur, 1988.)

Cette citation, au-delà d’être un conseil de lecture, éclaire sur la pensée et la démarche d’Hélène Vogelsinger. Le voyage est partout. Récemment, ce qui m’a véritablement motivé à écrire cet article, c’est la parution le 29 mars 2023, du titre Acceptation sur la compilation Piano Day Vol. 2.

Après les deux premiers projets musicaux, Hélène Vogelsinger a réalisé la bande originale du jeu vidéo An Initiation to Game B en février 2022, dans un exercice plus court et sans doute plus calibré, mais tout aussi intéressant. Une autre facette de son travail se présente sous une forme audiovisuelle : si l’on relit le processus créatif tel que présenté sur le site internet, on trouve un autre médium grâce auquel la musicienne s’exprime : les sessions enregistrées et filmées dans des lieux abandonnées, là où il y eut jadis de la vie, humaine en tout cas. Ces Modular sessions sont présentées sur son site et sont mises en ligne, en plusieurs parties, sur YouTube, avec notamment Elevation :

Enfin, on peut toujours attendre d’autres merveilles provenant l’Hélène Vogelsinger, en particulier les bandes originales. En 2023, selon son site internet, deux travaux paraîtront en 2023 : Somewhere, défini en sous-titre comme une « musical love story », et Porte de Clichy, un documentaire français de Sébastien Marziniak.

(Source de l’image d’illustration)

Alexandre Wauthier