Les années 1990 correspondent définitivement à l’une des décennies les plus riches en musique tant de nombreux groupes ont découvert ou redécouvert des musiques ancestrales, parfois loin de leur lieu de création et de leurs usages originels, afin de les séculariser dans un genre contemporain et très différent. Le plus surprenant, c’est que certains groupent sont parvenus à réaliser cet exploit sans avoir beaucoup de moyens, simplement une énorme passion : l’un meilleurs des exemples est la formation Macha.
Le groupe prend forme à la fin de l’année 1996 à Athens (Géorgie, États-Unis). La ville est déjà réputée pour être un incubateur hétérogène à création musicale, à tel point qu’une page Wikipédia lui est dédiée, en anglais. Ce phénomène de fièvre créatrice endémique à cette contrée s’étend sur des décennies, mais il faut souligner que le collectif Elephant 6, actif durant la même décennie, prit en partie racine à Athens (de ce collectif sortiront plusieurs formations, dont Neutral Milk Hotel, le plus connu, ainsi que of Montreal, avec lequel le vocaliste de Macha a pu collaborer). Le rock produit par Macha est dans son jus, ce que l’on appelle grossièrement le post-rock. Le groupe est emmené par Josh McKay, qui s’occupe notamment des paroles, du vibraphone, de la guitare, de la basse, des gongs ainsi que de la production. Avec son frère Mischo, également membre de Macha, ils avaient sorti un single obscur en 1980, puis un E.P. en 1993 sous le nom de groupe Emperor Moth.
Le premier album, éponyme, sort en 1998 chez Jetset Records, un label new-yorkais de rock indépendant fondé deux ans plus tôt et qui avait surtout émis plusieurs parutions de Mogwai (albums, compilations, E.P.). J’avoue avoir été motivé à écrire sur ce groupe en raison de ce premier album tant son caractère unique mérite une écoute complète. Pour le rock, on distingue des influences électroniques et répétitives, réminiscences de Krautrock et de minimalisme (de ce point de vue, le groupe de Chicago Tortoise adoptait la même démarche, avec son premier album paru en 1996).
Pour l’autre versant musical si bien associé, il faut aller voir du côté de l’Indonésie. En effet, Macha semble avoir nourri sa puissance créatrice dans le terreau fertile de la musique gamelan. Il s’agit d’un ensemble d’orchestre de percussions, dont les styles peuvent varier d’une culture à l’autre : le gamelan javanais est différent du soundanais, eux-mêmes étant différents du gamelan balinais. Les instruments, souvent métalliques, sont utilisés tant pour les cérémonies de mariage que pour accompagner une œuvre théâtrale. Dans le jazz, Don Cherry avait tenté un mariage entre free jazz et gamelan, avec l’album Eternal Rhythm (1969). En Angleterre, le groupe 23 Skidoo avait fait paraître, en 1984, l’album Urban Gamelan. À la fin de l’année 1993, Josh McKay a passé plusieurs mois en Indonésie à la recherche d’orchestres de gongs. Arpentant les îles de Bali, Java et Sumatra, il trouva matière à incorporer à la musique rock dans laquelle il vivait. Selon le Dallas Observer, les frères McKay semblent avoir été influencés par l’univers musical dont s’imprégnait leur mère, une artiste peintre new-yorkaise qui eut l’occasion de connaître la scène musicale européenne, amatrice de jazz et aux goûts si aiguisés que les frères ont pu entendre des parutions de l’éditeur de disques Folkways Records, dont l’idéal consistait à enregistrer l’ensemble des instruments du monde (Dallas Observer).
Tel un ethnomusicologue, McKay a proposé, sur une version 2 CD de l’album, une suite d’enregistrements réalisés en Indonésie. Cette démarche rappelle celle entreprise par Lou Harrison (1917-2003), compositeur classique, qui avait ensuite tenter de séculariser le rythme du gamelan dans la musique classique contemporaine. Autre démarche notable plutôt similaire, celle de Daniel Schmidt, qui a enregistré dès 1978 un mélange de gamelan et de musique minimaliste avec un orchestre américain, The Berkeley Gamelan. Réédité en 2016 sur l’album In My Arms, Many Flowers, ces morceaux sont très paisibles et méditatifs, en particulier le premier, And the Darkest Hour is Just Before Dawn (ci-dessous). Ces enregistrements bruts sont des mines d’or de la musique gamelan, je suis d’ailleurs assez fier d’avoir mis la main sur une compilation allemande de 1972, incorporant un livret de 10 pages sur la musique gamelan de Sebatu, ville située sur l’île de Bali. Dans l’album de Macha se trouvent quelques éléments immersifs, dits field recordings, où des conversations volées, des instruments désaccordés et des boucles électroniques aléatoires accompagnent ferment le rideau.
Ce premier voyage, généreux de 54 minutes, semble avoir été enregistré en seulement deux semaines. À l’écoute, la qualité de production et la richesse des instruments mobilisés ne peuvent que susciter l’admiration. Le premier morceau, When They First Saw the Floating World, est entièrement instrumental et annonce la couleur, en nous entraînant paisiblement à la croisée de deux mondes dont la symbiose était jusqu’ici insoupçonnable. Le deuxième nous rassure en étant un peu plus proche du rock indépendant, tandis que le suivant semble conjuguer la puissance du noise rock avec des percussions et des instruments à vent indonésiens effrénés. Double Life marque une pause et un moment calme durant l’écoute. Alternative & Punk définit le style adopté dans la musique, avec une musicalité un peu plus lancinante et mélancolique. Ensuite vient le morceau Visiting The Ruins, long de presque 8 minutes. Après avoir écouté cet album plusieurs dizaines de fois, je crois que c’est l’ambiance de ce morceau que je retiens et qui reste dans mon inconscient ; la gradation tranquille, les percussions qui viennent sur la pointe des pieds et surtout l’arrivée redoutée du synthétiseur aux alentours de 4,40 minutes vient sublimer le crescendo. Et juste après, l’avant-dernier morceau Light The Chinese Flower, dont la richesse des instruments acoustiques vient parfaire ce travail déjà trop bien exécuté. Cet audacieux premier album trouvera une suite, avec un deuxième intitulé See It Another Way (effectivement, on voit ça d’une autre manière).
On y retrouve d’emblée les instruments d’orchestres gamelan, avec Salty qui utilise les percussions d’une manière différente par rapport au précédent opus de Macha. Le morceau suivant, Until Your Temples Are Pounding, est dans la même veine : s’il fallait établir un pourcentage rock/gamelan, le deuxième album aurait une part de rock un peu plus conséquente dans son élaboration. À la moitié de l’écoute apparaît le morceau The Nipple-Gong, long de 6 minutes et dont la gradation atteint son summum vers 3,40 minutes. Jusqu’à la fin, les percussions et le synthétiseur viennent poser leur timbre. Le morceau Mirror est dans son jus post-rock et le gamelan semble lointain. Il rappelle ce que faisait, au même moment, le groupe trop peu connu The Dylan Group. Enfin, le dernier morceau est, encore une fois, très rock, avec un nouveau crescendo magnifiquement exécuté. Macha continuera son aventure musicale l’an suivant, en 2000, avec un E.P. collaboratif Macha Loved Bedhead publié de concert avec le groupe Bedhead, groupe texan dont les albums ont marqué le rock indépendant d’une plus grande empreinte, notamment avec l’album WhatFunLifeWas (1994). Macha Loved Bedhead propose quelques titres rappelant le deuxième album ; sur celui-ci figure 80 morceaux distincts intitulés How Are Your Windows?, dont le premier et le dernier durant durent 5 secondes, les autres, 8. Cinq autre morceaux de durée plus conventionnelle sont appréciables mais ne captent pas l’énergie, digne d’un raz-de-marée, dégagée par le premier opus. Enfin, en août 2004 paraît le dernier album en date de Macha, Forget Tomorrow. Proposant toujours un rock appréciable, les instruments hérités d’une écoute assidue des orchestres gamelan semblent encore plus lointains. Sur le premier morceau, éponyme, on trouve une ligne de basse proéminente qui laisse poindre quelques éléments digérés issus de la funk. Hormis ce morceau surprenant, j’avoue ne pas avoir su apprécier le reste de l’album. Ainsi s’achève l’histoire brève, discrète, mais intense de Macha.
La musique produite par les orchestres gamelan est une source inépuisable d’inspiration. Elle fascinent les oreilles occidentales initialement abreuvées à la musique répétitive. D’autres formations musicales récentes ont tenté de désacraliser la musique traditionnelle pour incorporer ses éléments à une produits électronique. On trouve notamment le morceau Islands du britannique Sevish, ou l’album Bahasa (2019) de Young Marco. Le gamelan m’avait fasciné il y a quelques années, à tel point que j’ai essayé de dresser une liste des albums de musique reprenant cette orchestration. Hormis les éléments instrumentaux du gamelan, on peut aussi évoquer leurs éléments vocaux, tout aussi fascinants, notamment à travers le Kecak. Il s’agit d’un ensemble balinais dépourvu d’instrument et constitué de voix, féminines ou masculines, chantant en chœur. À l’origine destiné à accompagné les rituels de transe, l’orchestre est réuni en un groupe très compact, rendant le spectacle encore plus impressionnant. Le film Baraka (1992) de Ron Fricke, parmi les scènes du monde entier collectées, permet de capter l’essence d’une telle communion (l’extrait est sur YouTube, mais reste d’une qualité médiocre). Parmi l’une des réutilisations les plus intéressantes du Kecak que mes oreilles aient pu trouver figure l’album Play of the Gods – (バリ~神々の戯れ~) du compositeur japonais Takashi Kokubo (小久保隆), également paru en 1992 et dont la version rythmée joint synthétiseurs, boîte à rythmes, Kecak et orchestre gamelan : Takashi Kokubo – Bali – Play of the Gods (Rhythm Version).
Images (artwork du premier album et photographie du groupe) : TapeOp
– https://www.gutsofdarkness.com/god/objet.php?objet=19283 – https://tapeop.com/interviews/15/macha/ – https://www.dallasobserver.com/music/macha-men-6401343 – https://www.dallasobserver.com/music/macha-6397841 – https://www.discogs.com/fr/release/7082972-Macha-Macha – https://rateyourmusic.com/artist/macha – https://www.last.fm/user/AlexWandre/library/music/Macha
Alexandre Wauthier