Poèmes choisis de Maurice Rollinat (#62)

Je crois que la poésie est la forme d’écriture pour laquelle j’ai le plus d’attrait. Il y a d’abord une dimension mystique. L’essence des mots d’une langue figure dans un même vers, dans une même strophe. Des mots sont choisis pour cohabiter dans un espace textuel unique, là où ils n’auraient pas l’occasion, ailleurs, de se rencontrer. Il y a aussi à la poésie une dimension mathématique, calculée, symétrique ; pas toujours, certes, mais c’est principalement celle que je lis et qui me donne envie d’en écrire. Écrire, c’est parfois plus intéressant de lire : c’est pour ça que, même si je regrette parfois la forme, je suis content d’avoir pris l’habitude de m’exercer ici. D’ailleurs, la poésie, c’est aussi un héritage de l’oralité. Les mots ne sont pas là que pour le fond, ils sont sur un papier, mais leurs sons résonnent dans nos têtes lorsqu’on les lit. En musique, on voit cet aspect de manière beaucoup plus évidente.

Maurice Rollinat, Atelier Nadar, 1900 (Gallica, BnF)

Je suis toujours bluffé en écoutant les poèmes de Baudelaire en musique. Beaucoup ont essayé : le rythme, la prononciation, l’habillage sonore diffère, mais je n’ai jamais été déçu. La musicalité des vers de certains poètes ressort plus que d’autres. Je les retrouve également chez Cros, Verlaine, Aragon et Renée Vivien. Cette dernière mériterait un article à part entière sur ce blog, un jour, peut-être. Ce n’est pas tombé sur elle, cette fois-ci, mais j’ai été impressionné par ses poèmes avant même de découvrir celui que je vais présenter ici. Sa biographie entretient une dimension tragique qu’il faut pourtant savoir écarter de sa plume pure. Je n’ai jamais éprouvé autant de sensations en lisant des poèmes qu’avec ceux de Renée Vivien. Sensation, c’est d’ailleurs le poème d’Arthur Rimbaud, Ardennais malgré lui, que j’ai dû découvrir en premier, à l’école. C’est peut-être ça qui m’a fait aimer la poésie, bien des années après.

Maurice Rollinat n’est pas étranger à cette étiquette. Poète assez connu et reconnu de son vivant, il semble être un peu moins lu ou considéré aujourd’hui, comme la poésie en général, finalement. Pourtant, un peu de poésie ne fait pas de mal. Dans la presse ou dans un encadré sur un site internet, ça ne ferait pas de mal de lire un petit poème chaque jour.

En 2023, je lisais énormément de poésie. Sur Firefox, j’ai des milliers de marque-pages, dont un dossier qui contient des centaines de recueils de poésie à lire « un jour, quand j’aurai le temps ». J’avais alors eu le temps de l’épurer et de me nourrir d’auteurs et d’autrices parfois tombés dans l’oubli ou l’indifférence. Parmi ces poètes, je trouve Maurice Rollinat. Je lis ces recueils sur l’écran d’ordinateur, en gardant certains poèmes de côté, dans des notes numériques. Ainsi, je découvre des auteurs ressuscités grâce aux numérisations accessibles sur Gallica ou Internet Archive. Par la même occasion, pour mieux connaître la vie de ce Maurice Rollinat, je trouve sur YouTube un superbe compte qui ressuscite, lui-même, des émissions de radios relatives à de nombreux noms de la littérature, dont certains nous confortent dans une familiarité pédante, tandis que d’autres viennent attirer notre curiosité (Éclair Brut).

Dans cette émission de 1971, on apprend que Maurice était un poète assez inconnu, mais reconnu localement, dans son fief de la Creuse. Reconnu pour ses vers, mais aussi comme un homme étrange avec une vie marquée par la solitude et la rêverie. Maurice Rollinat est associé à la campagne Berrichonne et à un univers presque fantastique, où la nature, les animaux et les phénomènes mystérieux occupent une place importante. C’est ce qui m’a immédiatement séduit chez lui. Comme pour Noël Nouët et, avant lui, comme inspirateur, Lamartine, ces poètes savent planter le décor d’un « je » face à lui-même, dans son environnement et dans sa tête.

Maurice Rollinat dans le recueil Portraits d’écrivains et hommes de lettres de la seconde moitié du XIXe siècle, 1855-1890 (Gallica, BnF)

Maurice Rollinat a grandi dans le Berry ancien et a su obéir à ses obligations familiales, marquées par la rudesse de la campagne. En se promenant avec son père, il en apprit plus sur la nature, la faune, la flore, insufflant un équilibre entre esprit fantasque et réalisme.

C’est grâce à son père, François Rollinat, que Maurice a entretenu une relation privilégiée avec George Sand. Nom de plume d’Aurore Dupin, celle-ci n’était pas la marraine officielle de Maurice Rollinat, mais elle est souvent qualifiée de « marraine littéraire », lui apportant soutien, conseils et encouragements dans ses premiers écrits. Le jeune Maurice Rollinat avait la chance d’approcher George Sand lors de visites familiales dans l’Indre, à Gargilesse ou Nohant. Elle lui donnait des conseils et soutenait ses débuts, notamment en l’encourageant à travailler le thème de la nature dans sa poésie, plutôt que d’aborder l’angoisse ou le pessimisme qui dominaient par la suite ses œuvres.

La mort soudaine de cette figure paternelle alors qu’il n’était âgé que de 21 ans, le propulsa dans la vie adulte. Il était alors clerc à Orléans, après avoir exercé à Châteauroux. Se prédestinant à devenir avocat comme son père, il quitta sa région natale pour Paris, après les événements de la Commune (1870-1871). Il fut d’ailleurs marqué par l’emprisonnement de son frère Émile, lors du siège de Paris. Émile avait d’ailleurs participé, auparavant, à la guerre franco-prussienne et fut mobilisé au moment du Siège de Sedan. Après guerre, Maurice Rollinat travaille, à la capitale, comme commis dans les bureaux de l’Hôtel de Ville. Rêvant d’être édité, il publie des poésies dans diverses revues. Il se marie à Lyon, le 19 janvier 1878, à Marie Sérullaz. Rollinat avait 32 ans et sa femme, 23. Dans son contrat de mariage, Rollinat est désigné comme rentier domicilié à Châteauroux.

Maurice Rollinat et Marie Serullaz par Camille Serullaz, son frère, 1881 (Musée George Sand et de la vallée noire, M0250000321)

Je trouve cette photographie aussi touchante qu’intemporelle. Sous l’image, un bandeau dactylographié nous informe du contexte de la prise de vue : « Première entrevue du Poète Maurice ROLLINAT avec sa future Femme Marie SERULLAZ dans la propriété de ses Parents à YVOURS Près de LYON. » Pourtant, la relation entre Maurice et Marie ne fut pas toute rose. L’idée d’une séparation vint l’année suivante. Rollinat peinait à incarner le gendre voulu par les parents de Marie. Malgré son amour sincère, il restait attaché à sa vie qui oscillait entre la bohème parisienne et l’isolement dans la nature. Une forme de tendresse et de respects réciproques a demeuré malgré tout entre ces deux âmes, comme le racontait richement Catherine Réault-Crosnier en 2011.

Il va sans dire que George Sand, par son renom, a effectivement facilité l’entrée de Maurice Rollinat dans le monde littéraire parisien. Elle l’encourage à tenter sa chance à Paris, mais c’est vraiment la publication de son premier recueil et, plus tard, sa rencontre avec d’autres groupes littéraires — notamment les Hydropathes —, qui permettront à Rollinat de s’affirmer et de se faire connaître dans l’étroit milieu parisien. Rollinat envoyait régulièrement à Sand ses poèmes pour obtenir son avis, et il lui dédie son premier recueil « Dans les brandes », paru en 1883, 7 ans après la disparition de la romancière. Leur correspondance et les préfaces qu’elle écrivit témoignent de cette proximité artistique et affective. En 1893, quand Rollinat fait paraître son recueil Le Livre de la nature, il insère, en guise de préface, un extrait de lettre reçu de George Sand, daté écrit de Nohant, en 1872. Par ces mots, la romancière tutoie le jeune Rollinat et lui donne des conseils dans un ton affectif, plus personnel encore, et surtout moins directif, que Rilke à un jeune poète.

Bien qu’ayant été rejeté par les cercles parnassiens, il a su se faire reconnaître par des artistes et écrivains comme Léon Blois, Villiers de l’Isle-Adam, et notamment Barbé d’Orévillie. Quoi de plus normal ? Rollinat a souvent utilisé des formes populaires et anciennes, et a cherché à atteindre un public populaire, en s’éloignant des conventions littéraires sophistiquées. C’est sans doute pour cette raison qu’on le compare à Baudelaire, en moins bien, moi le premier. Pourtant, une fois que l’on comprend son intention, à savoir transmettre l’expérience poétique vécue telle qu’elle a existé, ou exprimer l’angoisse d’être confronté à l’infini, on ne peut que saluer la simplicité des mots employés pour narrer de telles scènes.

Si la plume de Rollinat évoque la nature et les espaces infinis, elle évoquait aussi, souvent en même temps, la peur, le remords et la solitude dans leur plus grande noirceur. Dès 1883, il choisit de s’installer à Fresselines, dans la Creuse, pour échapper à la vie parisienne et retrouver la nature qu’il conte. Il garde des liens avec les artistes parisiens en quête, comme lui, de grands espaces et de temps long. Par l’entremise de Gustave Geoffroy, le peintre Claude Monet lui rend visite aux premiers jours du printemps 1889, ce qui lui permit de peindre une vingtaine de tableaux représentant divers paysages de la Creuse.

La Vallée de la Creuse, soleil couchant, Claude Monet, 1889 (musée d’Unterlinden, Colmar, M0028004853)

Son œuvre évoque la nature, les paysans, la fuite du temps, la lutte contre la modernité, la solitude mystique et la recherche d’un sens au-delà du visible. Sa poésie exprime la lutte entre la matière et le mystère, la modernité et la nature, le visible et l’invisible, avec une forte dimension spirituelle et fantastique.

Rollinat a voulu une poésie personnelle et marquée par ses expériences, loin des conventions littéraires et parfois pleines de scories. En parallèle des mots, et parfois en même temps, il était épris de musique pour accompagner ses textes. Il composait sa musique grâce à des musiciens qui l’aidaient à écrire la mélodie, car lui-même ne connaissait pas les notes, mais cette musique accompagnait ses poèmes et contribua à sa renommée auprès de quelques musiciens célèbres comme Jules Massenet. Outre le son de l’instrument, Rollinat était réputé, de son vivant, pour être un grand orateur et récitateur de ses propres compositions. Sa musique, moins profuse, n’a pas pu traverser les décennies aussi facilement que son œuvre littéraire. Pourtant, la BnF possède de nombreuses partitions, presque une vingtaine, dans ses collections.

Six nouvelles poésies de Charles Baudelaire mises en musique par Maurice Rollinat, Heugel & Cie, Paris, 1892 (Gallica, BnF)

Admirateur de Baudelaire, il mit en musique plusieurs de ses poèmes, notamment Harmonie du soir, l’un des plus célèbres. La base du Baudelaire Song Project identifie au moins 18 compositions partitionnées. On ne trouve, sur la toile, que 2 interprétations, réalisées par Mary Bevan en tant que soprano et Joseph Middleton au piano. Harmonie du soir est bref : le morceau n’excède pas les 2 minutes, tandis que Le jet d’eau s’allonge et prend le temps d’installer une ambiance.

Le lien avec Baudelaire, tant par le fond que par la forme de sa poésie, transparaît aussi par son attrait pour le morbide et la beauté d’écrire sur le laid. Par exemple, Un déjeuner champêtre semble être tout droit sorti de la cuisse d’Une charogne. Baudelaire, lui-même inspiré par Edgar Allan Poe dans cette quête du morbide, du fantastique et de l’horrifiant, traduisit son poème Le Corbeau en 1871. Quatre ans plus tard, Stéphane Mallarmé se plia à son tour au même exercice. Bien plus tard, bien que je n’aie pas trouvé la date, Maurice Rollinat s’essaya à la traduction du même poème, dont voici les versions des 3 poètes :

Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d’une doctrine oubliée, pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapotement, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre. « C’est quelque visiteur, — murmurai-je, — qui frappe à la porte de ma chambre ; ce n’est que cela, et rien de plus. » Le Corbeau, Charles Baudelaire, Histoires grotesques et sérieuses, Michel Lévy frères, 1871 (Wikisource).

Une fois, par un minuit lugubre, tandis que je m’appesantissais, faible et fatigué, sur maint curieux et bizarre volume de savoir oublié — tandis que je dodelinais la tête, somnolant presque : soudain se fit un heurt, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre — cela seul et rien de plus.
Le Corbeau, Stéphane Mallarmé, R. Lesclide, 1875 (Wikisource).

Vers le sombre minuit, tandis que fatigué / J’étais à méditer sur maint volume rare / Pour tout autre que moi dans l’oubli relégué, / Pendant que je plongeais dans un rêve bizarre, / Il se fit tout à coup comme un tapotement / De quelqu’un qui viendrait frapper tout doucement / Chez moi. Je dis alors, bâillant, d’une voix morte : / « C’est quelque visiteur — oui — qui frappe à ma porte : / C’est cela seul et rien de plus ! » Le Corbeau,
Maurice Rollinat. Choix de poésies, 1926 (Wikisource).

Après une vie marquée par des engagements littéraires et des rencontres avec quelques artistes connus, Rollinat est retourné dans sa région natale, isolé et affecté par la mort de sa compagne Cécile Pouettre, connue à Paris, sous le nom de Cécile de Gournay, ce qui l’a plongé dans une profonde dépression. Il meurt prématurément le 26 octobre 1903, alors âgé de 56 ans, à Ivry-sur-Seine.

Deux ans après sa mort, dans le numéro 303 des Hommes d’aujourd’hui, Paul Verlaine écrit quelques mots sur Rollinat. Loin de plébiscité son génie poétique, l’ancien comparse de Rimbaud semble sceptique sur le talent véritable exprimé par Rollinat. Pourtant, ce papier retient mon attention sur deux aspects. D’abord, il écrit que « […] la tâche d’un biographe consciencieux est sévère, et s’il n’a pas grand’chose à dire, il doit du moins approfondir son sujet, le creuser, en dégager de son mieux la morale, s’il y a lieu. » Je me demande bien à quoi sert cet article, maintenant. En tout cas, comme souvent lorsque j’écris un article biographique sur ce blog ; la besogne, si elle n’accouche pas nécessairement d’une « morale », enrichit la biographie par l’autobiographie ! Ensuite, Verlaine termine presque son propos par ces mots : « Et s’il faut pousser mon parti pris de bienveillance jusqu’aux confins de l’abus, j’ajouterai que je trouve M. Maurice Rollinat foncièrement original. Il a, en fait, instauré dans les environs de la Littérature, la Cocasserie froide, et, ce qui magnifie à mes yeux ce mérite bien sain, naïve sans pair. » En définitive, ce compliment mi-cuit, provenant tout de même d’un grand poète, tient plus du salut fraternel que de l’adoubement.

Maurice Rollinat et son chien Pluton, Allan Osterlind, 1895 (Musée Bertrand, Châteauroux, 02470000119)

Aujourd’hui, dans son pays natal, Maurice Rollinat demeure une figure majeure. Le poète-spirite a longtemps intrigué les habitants berrichons ou, en tout cas, les âmes qui bordent le fleuve « Creuse », le trouvant parfois plus fantasque que fantastique. C’est grâce à ces mêmes gens que la mémoire de Rollinat fut entretenue, préservant aussi la dimension mystique de sa vie à la campagne. À Fresslines, à l’extérieur de l’église Saint-Julien de Brioude, on peut observer un bas-relief en hommage au poète, réalisé par Auguste Rodin.

Plus proche de nous, et surtout de moi, en 2023, je faisais une halte à Argenton-sur-Creuse, très belle commune à la fois traversée par ledit fleuve et par l’avenue Rollinat. L’axe rend hommage à François, père de Maurice, natif d’Argenton et député de l’Inde à l’assemblée constituante de 1848. C’est à ce moment, comme je l’expliquais au début, que je lisais beaucoup les poèmes de Rollinat. Je réalise, aujourd’hui, que le lycée Rollinat, qui se trouve au bout de l’avenue du père, rend bien hommage au fils.

Quelques poèmes choisis de Rollinat, d’un recueil à l’autre :

Le soleil sur les pierres

Sur les rocs, comme au ciel, le monarque du feu
Se donne, ici, libre carrière.
L’œil cuit, caché sous la paupière,
Aux fulgurants reflets du grisâtre et du bleu.

Fourmillements d’éclairs de miroirs, de rapières
Et de diamants… il en pleut !
L’astre brûle : sa roue épand sa chaleur fière,
Autant du tour que du moyeu.

Ni nuage, ni vent, ni brume, ni poussière !
Il s’étale, entre comme il veut,
Doublé, répercuté partout, et rien ne peut
Faire un écran à sa lumière.


À une Mystérieuse

J’aime tes longs cheveux et tes pâles menottes,
Tes petits pieds d’enfant, aux ongles retroussés,
Tes yeux toujours pensifs et jamais courroucés,
Ta bouche de velours et tes fines quenottes.

Puis, j’adore ton cœur où, comme des linottes,
Gazouillent à loisir tes rêves cadencés ;
Ton cœur, aux sentiments touffus et nuancés,
Et ton esprit qui jase avec toutes les notes.

Ton frôlement me fait tressaillir jusqu’aux os
Et dans ses regards pleins d’invisibles réseaux
Ta prunelle mystique enveloppe mon âme :

Donc, tu m’as tout entier, tu me subjugues ! Mais,
En toi, je ne sais pas et ne saurai jamais
Ce que j’aime le mieux de l’Ange ou de la Femme !


La Musique

À l’heure où l’ombre noire
Brouille et confond
La lumière et la gloire
Du ciel profond,
Sur le clavier d’ivoire
Mes doigts s’en vont.

Quand les regrets et les alarmes
Battent mon sein comme des flots,
La musique traduit mes larmes
Et répercute mes sanglots.

Elle me verse tous les baumes
Et me souffle tous les parfums ;
Elle évoque tous mes fantômes
Et tous mes souvenirs défunts.

Elle m’apaise quand je souffre,
Elle délecte ma langueur,
Et c’est en elle que j’engouffre
L’inexprimable de mon cœur.

Elle mouille comme la pluie,
Elle brûle comme le feu ;
C’est un rire, une brume enfuie
Qui s’éparpille dans le bleu.

Dans ses fouillis d’accords étranges
Tumultueux et bourdonnants,
J’entends claquer des ailes d’anges
Et des linceuls de revenants ;

Les rythmes ont avec les gammes
De mystérieux unissons ;
Toutes les notes sont des âmes,
Des paroles et des frissons.

Ô Musique, torrent du rêve,
Nectar aimé, philtre béni,
Cours, écume, bondis sans trêve
Et roule-moi dans l’infini.

À l’heure où l’ombre noire
Brouille et confond
La lumière et la gloire
Du ciel profond,
Sur le clavier d’ivoire
Mes doigts s’en vont.


Les arbres

De vous un magnétisme étrange se dégage,
Plein de poésie âpre et d’amères saveurs ;
Et quand vous bruissez, vous êtes le langage
Que la nature ébauche avec les grands rêveurs.

Quand l’éclair et la foule enflent rafale et grêle,
Les forêts sont des mers dont chaque arbre est un flot.
Et tous, le chêne énorme et le coudrier grêle,
Dans l’opaque fouillis poussent un long sanglot.
[…]
Les seules nuits de mai, sous les rayons stellaires,
Aux parfums dont la terre emplit ses encensoirs,
Vous oubliez parfois vos douleurs séculaires
Dans un sommeil bercé par le zéphyr des soirs.


Les Âmes

Mon œil halluciné conserve en sa mémoire
Les reflets de la lune et des robes de moire,
Les reflets de la mer et ceux des cierges blancs
Qui brûlent pour les morts près des rideaux tremblants :
Oui, pour mon œil épris d’ombre et de rutilance,
Ils ont tant de souplesse et tant de nonchalance
Dans leur mystérieux et glissant va-et-vient,
Qu’après qu’ils ont passé mon regard s’en souvient.
Leur fascination m’est douce et coutumière :
Âmes de la clarté, soupirs de la lumière,
Ils imprègnent mon art de leur mysticité
Et filtrent comme un rêve en mon esprit hanté ;
Et j’aime ces baisers de la lueur qui rôde,
Qu’ils me viennent de l’onde ou bien de l’émeraude !


Les Larmes du monde

Dans les yeux de l’Humanité
La Douleur va mirer ses charmes.
Tous nos rires, tous nos vacarmes
Sanglotent leur inanité !
En vain l’orgueil et la santé
Sont nos boucliers et nos armes,
Dans les yeux de l’Humanité
La Douleur va mirer ses charmes.
Et l’inerte Fatalité
Qui se repaît de nos alarmes,
Sourit à l’océan de larmes
Qui roule pour l’éternité
Dans les yeux de l’Humanité !


Les Bienfaits de la nuit

Quand le chagrin, perfide et lâche remorqueur,
Me jette en ricanant son harpon qui s’allonge,
La Nuit m’ouvre ses bras pieux où je me plonge
Et mêle sa rosée aux larmes de mon cœur.

À son appel sorcier, l’espoir, lutin moqueur,
Agite autour de moi ses ailes de mensonge,
Et dans l’immensité de l’espace et du songe
Mes regrets vaporeux s’éparpillent en chœur.

Si j’évoque un son mort qui tourne et se balance,
Elle sait me chanter la valse du silence
Avec ses mille voix qui ne font pas de bruit ;

Et lorsque promenant ma tristesse moins brune,
Je souris par hasard et malgré moi, — la Nuit
Vole, pour me répondre, un sourire à la lune.


La Parole
Avec le masque du mensonge
La parole suit son chemin,
Rampe aujourd’hui, vole demain,
Se raccourcit ou bien s’allonge.

Elle empoigne comme une main
Et se dérobe comme un songe.
Avec le masque du mensonge
La parole suit son chemin.

Cœurs de gaze et de parchemin,
Chacun la boit comme une éponge,
Et jusqu’au fond du gouffre humain
Elle s’insinue et se plonge
Avec le masque du mensonge.


Le Ciel

Le Ciel est le palais des Âmes
Et des bonheurs éternisés.


La Blanchisseuse du Paradis

Au son de musiques étranges
De harpes et de clavecins,
Tandis que flottent par essaims
Les cantiques et les louanges,

Elle blanchit robes et langes
Dans l’eau bénite des bassins,
Au son de musiques étranges
De harpes et de clavecins.

Et les bienheureuses phalanges
Peuvent la voir sur des coussins
Repassant les surplis des saints
Et les collerettes des anges,
Au son de musiques étranges.


L’Habitude

La goutte d’eau de l’Habitude
Corrode notre liberté
Et met sur notre volonté
La rouille de la servitude.

Elle infiltre une quiétude
Pleine d’incuriosité :
La goutte d’eau de l’Habitude
Corrode notre liberté.

Qui donc fertilise l’étude
Et fait croupir l’oisiveté ?
Qui donc endort l’adversité
Et moisit la béatitude ?
La goutte d’eau de l’Habitude ! —


Le Silence

Le silence est l’âme des choses
Qui veulent garder leur secret.
Il s’en va quand le jour paraît,
Et revient dans les couchants roses.

Il guérit des longues névroses,
De la rancune et du regret.
Le silence est l’âme des choses
Qui veulent garder leur secret.

À tous les parterres de roses
Il préfère un coin de forêt
Où la lune au rayon discret
Frémit dans les arbres moroses :
Le silence est l’âme des choses.


Les Regards

On regarde sans voir, de même
On voit aussi sans regarder.
D’où l’on oserait hasarder
Que l’œil humain est un problème.


L’Humanité

La bibliothèque mouvante
Faisant grouiller par l’univers
Ses volumes promis aux vers
Et dont Satan guette la vente,
C’est notre humanité vivante
Avec tous ses damnés divers,
Livres voulus, mais non soufferts
De la Fatalité savante.
Car c’est elle qui les invente,
Qui les voue à tant de revers,
Et qui les tient si recouverts

D’une énigme si captivante.
La lecture en est décevante :
On les devine de travers ;
Les a-t-on bien même entr’ouverts ?
Insensé celui qui s’en vante !
La curiosité fervente
Se glace à scruter leur envers ;
Quant à leur fond, bon ou pervers,
Secret que personne n’évente !
En attendant, vers les enfers,
Sous les étés, sous les hivers,
Elle roule son épouvante
La Bibliothèque Mouvante.


La Bibliothèque

Elle faisait songer aux très vieilles forêts.
Treize lampes de fer, oblongues et spectrales,
Y versaient jour et nuit leurs clartés sépulcrales
Sur ses livres fanés pleins d’ombre et de secrets.
Je frissonnais toujours lorsque j’y pénétrais :
Je m’y sentais, parmi des brumes et des râles,
Attiré par les bras des treize fauteuils pâles
Et scruté par les yeux des treize grands portraits.
Un soir, minuit tombant, par sa haute fenêtre
Je regardais au loin flotter et disparaître
Le farfadet qui danse au bord des casse-cous,
Quand ma raison trembla brusquement interdite :
La pendule venait de sonner treize coups
Dans le silence affreux de la chambre maudite.


Le Vent d’été

Le vent d’été baise et caresse
La nature tout doucement :
On dirait un souffle d’amant
Qui craint d’éveiller sa maîtresse.

Bohémien de la paresse,
Lazzarone du frôlement,
Le vent d’été baise et caresse
La nature tout doucement.

Oh ! quelle extase enchanteresse
De savourer l’isolement,
Au fond d’un pré vert et dormant
Qu’avec une si molle ivresse
Le vent d’été baise et caresse !


Les cheveux champêtres

En plein air, sans une épingle,
Ils aiment à paresser,
Et la brise qui les cingle
À l’air de les caresser,
Ils vont sous les branches torses
Des vieux chênes roux et bruns,
Et la feuille et les écorces
Les grisent de leurs parfums.
Dans la campagne déserte,
Au fond des grands prés muets,
Ils dorment dans l’herbe verte
Et se coiffent de bluets ;
Le soleil les importune,
Mais ils aiment loin du bruit
Le glacis du clair de lune
Et les frissons de la nuit.
Comme les rameaux des saules
Se penchant sur les marais,
Ils flottent sur ses épaules,
À la fois tristes et frais.
Quand, plus frisés que la mousse,
Ils se sont éparpillés,
On dirait de l’or qui mousse,
Autour des blancs oreillers.


Memento quia pulvis es

Crachant au monde qu’il effleure
Sa bourdonnante vanité,
L’homme est un moucheron d’une heure
Qui veut pomper l’éternité.
C’est un corps jouisseur qui souffre,
Un esprit ailé qui se tord ;
C’est le brin d’herbe au bord du gouffre,
Avant la Mort.


Balade de l’arc-en-ciel

La végétation, les marais et le sol
Ont fini d’éponger les larmes de la pluie ;
L’insecte reparaît, l’oiseau reprend son vol
Vers l’arbre échevelé que le zéphyr essuie,
Et l’horizon lointain perd sa couleur de suie.
Lors, voici qu’enjambant tout le coteau rouillé,
Irisant l’étang morne et le roc ennuyé,
S’arrondit au milieu d’un clair-obscur étrange
Le grand fer à cheval du firmament mouillé,
Bleu, rouge, indigo, vert, violet, jaune, orange.
Les champignons pointus gonflent leur parasol
Qui semble regretter l’averse évanouie ;
Le grillon chante en ut et la rainette en sol ;
Et mêlant à leur voix sa stupeur inouïe,
Le soir laisse rêver la terre épanouie.
Puis, sous l’arche de pont du ciel émerveillé
Un troupeau de brouillards passe tout effrayé ;
Le donjon se recule et de vapeur se frange,
Et le soleil vaincu meurt lentement noyé,
Bleu, rouge, indigo, vert, violet, jaune, orange.


Le Rossignol

Quand le soleil rit dans les coins,
Quand le vent joue avec les foins,
À l’époque où l’on a le moins
D’inquiétudes ;
Avec Mai, le mois enchanteur
Qui donne à l’air bonne senteur,
Il nous revient, l’oiseau chanteur
Des solitudes.


L’Angoisse

Mon rêve est plein d’ombres funèbres,
Et le flambeau de ma raison
Lutte en vain contre les ténèbres
De la folie… à l’horizon.

La femme que j’aimais est morte,
L’ami qui me restait m’a nui,
Et le Suicide à ma porte
Cogne et recogne, jour et nuit.

Enfin, Satan seul peut me dire
S’il a jamais autant souffert,
Et si mon cœur doit le maudire
Ou l’envier dans son enfer.


Les Météores

Poètes ! vin du cœur ! suprême friandise !
Je m’abreuve à longs traits de vos chères saveurs !
La vie est un enfer où je m’emparadise
Puisque je bois votre âme, ô sublimes rêveurs !


La Canicule

Mais l’éclat moins cru de la roche,
Le flamboiement plus sourd de l’eau,
L’aspect rembruni du tableau
Annoncent que la nuit s’approche.
Et bientôt gronde une rumeur
Sur ces terres torréfiées,
Ça et là toutes barbouillées
Du sang de l’astre qui se meurt.


La Vision

Après un jour pesant, dans un site morose
Où le vent, à coups brefs, annonçait son réveil.
Je regardais mourir, par degrés, le soleil…
La nue était alors vaguement bleue et rose.
Solennelle d’aspect, mystique dans sa pose,
Une grande bergère, au long du roc vermeil.
Continuait, pensive, un peu comme en sommeil,
Son tricotage errant jusqu’à l’ombre mi-close.


Nuit mystique

La vallée apparaît sous un ciel sans nuages,
Illuminé si pur par ses astres si frais
Qu’il découvre les quatre horizons, et, de près.
Remplit d’azur lacté les vides du feuillage.
Les brises de velours s’embaument tout exprès
Pour fêter cette nuit qui les met en voyage,
Et la lueur d’en haut vogue sur le marais
En laissant derrière elle un vaporeux sillage.


Les Genêts

Les collines de la bruyère,
Claires, se montrent de plus près
Leurs dégringolantes forêts
Semblant descendre à la rivière.


Île Verte

C’est du rêve de voir à cette unique phrase
Surgir une île verte en des profondeurs brunes,
Entre le blanc du ciel et le jaune de l’eau,
Sous le diamanté rose et bleu de la lune !


Le Saule

Calme, à présent, l’étang reluit,
Le ciel illumine la nuit,
Et, sans qu’une brise l’effleure,
Le Narcisse des végétaux
Admire encore dans les eaux
Sa figure verte qui pleure.


Les pierres

Mais sitôt qu’on voit les chaumières
Refumer bleu dans la clarté,
C’est le soleil ressuscité
Qui refait couleurs et lumières,
De la vie et de la gaieté
Avec le gisement des pierres.


Pendant la pluie

Après une chaleur si dure
Tout se rafraîchit pour l’instant.
La pluie est absorbée autant
Par le roc que par la verdure.

Terrains noirs, sillons bruns et roux,
Prés et bois, les pentes, les trous,
Toute la campagne qui songe
S’en imbibe, la boit, l’éponge.


Magie de la nature

Béant, je regardais du seuil d’une chaumière
De grands sites muets, mobiles et changeants,
Qui, sous de frais glacis d’ambre, d’or et d’argent,
Vivaient un infini d’espace et de lumière.

C’étaient des fleuves blancs, des montagnes mystiques,
Des rocs pâmés de gloire et de solennité,
Des chaos engendrant de leur obscurité
Des éblouissements de forêts élastiques.

Je contemplais, noyé d’extase, oubliant tout,
Lorsqu’ainsi qu’une rose énorme, tout à coup,
La Lune, y surgissant, fleurit ces paysages.

Un tel charme à ce point m’avait donc captivé
Que j’avais bu des yeux, comme un aspect rêvé,
La simple vision du ciel et des nuages !


Un jour d’hiver

Arqué haut sur les monts et d’un bleu sans nuages
Qu’un triomphant soleil embrase éblouissant,
Le ciel, par la vallée où la chaleur descend,
Anime, en plein hiver, la mort des paysages.


L’Éternité

On guette dans la multitude
La fuite de tous ses instants.
Au contraire, on fige le temps
En pratiquant la solitude.

À constamment voir le tableau
Du monotone impérissable,
On vit l’herbe, le grain de sable,
Le rocher, le nuage et l’eau.

L’âge vient à si petits pas
Qu’il semble qu’on n’assiste pas
À ses lentes métamorphoses :

Et l’on a pleinement goûté
La saveur de l’Éternité
Lorsque l’on rentre dans les choses.

De vraies biographies de Maurice Rollinat :

  • Cladel Judith, Maurice Rollinat, H. Fabre, Paris, 1910 (Internet Archive). Très grande biographe,
    < Cladel est davantage connue pour avoir écrit sur la vie d’Auguste Rodin, dans une monographie publiée deux ans avant celle sur Rollinat. Dans cet article très masculin, il convient de mettre en lumière l’excellent travail de cette biographe, pour lequel cet article ne saurait faire de l’ombre. >
  • La Revue du Berry, La Revue du Berry à Maurice Rollinat, son illustre compatriote, son regretté collaborateur, Châteauroux, 1904 (Gallica, BnF).
  • Moreau Christian, La mélancolie des Rollinat, Amis des Musées de Châteauroux, conférence tenue le 21 mars 2014 (support de présentation).
    < Source récente et singulière, j’ai apprécié l’approche médicale du profil littéraire de Rollinat, cela tranche avec les habituelles études de ses mots. L’auteur du support de présentation, docteur, met des maux sur les mots (rires dans l’assistance). >
  • Tancrède Martel, Maurice Rollinat, dans Nos poètes : revue mensuelle illustrée, dir. Maxime Formont, Paris, 15 juillet 1925 (Gallica, BnF)
  • Vinchon, Émile, Maurice Rollinat : étude biographique et littéraire, Jouve, Paris, 1921 (Internet Archive)

Alexandre Wauthier