Avant qu’internet puisse nous apporter une quantité incroyable de musique, rappelez-vous, les découvertes se faisaient à travers les médias existants : la radio, la télévision, la presse écrite. Socialement, il était encore plus intéressant de découvrir de nouveaux sons à travers des amis qui prêtent une cassette ou un disque. D’une certaine manière, à travers ce prêt, l’objet contenant la précieuse musique est vecteur d’un fait social : partager la culture localement et intimement, légalement ou illégalement. Lorsque nous n’entrions pas chez nos amis ou notre famille pour parler musique, nous pouvions nous adresser à des disquaires ou à des bibliothécaires.
Ce temps paraît loin. On peut regretter le moment où la musique était plus difficile à trouver, où la collection faisait surtout sens par son caractère précieux. Collecter et posséder la musique, savoir que l’on peut en disposer dans un espace à soi, c’est un moindre mal, dans un monde matérialiste ! Aujourd’hui, il y a toutefois un accès inouï à l’information. Pour la musique, YouTube est un terrain de jeux pour les passionnés qui déterrent des trésors injustement oubliés. De nombreux blogs évoquent ces formations musicales qui n’ont pas connu la célébrité qu’elles auraient mérité. Pour les musiciens actuels, internet permet de diffuser leur travail facilement, tout en les obligeant à être des couteaux suisses de l’autoproduction : composition, interprétation, enregistrement, production, communication, vente, etc. Il y a donc, comme toujours, du bon et du mauvais.
D’hier à aujourd’hui, il m’arrive de continuer à découvrir des artistes par l’achat. Le fait de collectionner les vinyles est comme un jeu : trouver la prochaine pièce qui composera le stock du parfait mélomane. Chez les disquaires, comme presque partout, il y a des promotions lorsque des albums ne se vendent pas ou peu. C’est à ce moment que je jette un œil dans le bac au cas où je trouverais des choses connues ou inconnues que j’aimerais acheter. L’été dernier, j’ai trouvé un vinyle à moitié prix, neuf, 10 euros. J’écoute, j’aime bien. Je l’écoute et je repars avec. Je réécoute, j’aime beaucoup. Il est donc temps d’en parler ici.
L’album s’appelle Meryem. Il est sorti en 2020 sur le label Animal63. Premier indice : ce label français s’est fait connaître en publiant le premier album de Darius, l’ensemble des produits du groupe The Blaze et, après Meryem Aboulouafa, la géniale bande originale du film de Para One, Spectre : Machines Of Loving Grace. Les productions de The Blaze ont rencontré un certain succès en 2016 et 2017, notamment en raison de leurs clips musicaux qui se regardent comme des films : Virile et surtout TERRITORY.
L’album s’appelle Meryem parce que son autrice s’appelle Meryem, logique. Originaire du Maroc, Meryem Aboulouafa – مريم أبو الوفاء – est née en 1988 à Casablanca et a été formée à la musique, à la danse et au théâtre au Conservatoire de la même ville. En effet, elle y avait été inscrite par son père, mélomane chevronné, dès l’âge de cinq ans. L’apprentissage prodigué l’a conduite à explorer la danse classique, la musique classique, l’art dramatique en français et en arabe, ainsi que le solfège et le violon. C’est sans nul doute là qu’elle a développé sa polyvalence artistique. Explorant des horizons musicaux variés, elle perfectionna de manière concomitante ses compétences en chant, une discipline qu’elle a abordée sans formation formelle. Elle fut ensuite diplômée de l’École Supérieure des Beaux Arts de Casablanca. Plutôt que de suivre des cours traditionnels, elle a absorbé les conseils d’artistes qui l’entouraient et a adopté une approche autodidacte, se forgeant une voix expressive et distinctive. Pour parfaire son instrument vocal, elle s’enregistre, selon les justes mots de Clémentine Coppolani, « afin d’avoir le recul nécessaire pour choisir les textures ou les nuances qui capitaliseront ses émotions » (Meryem Aboulouafa chanteuse par hasard, artiste par vocation). Meryem connaît sa première expérience musicale en 2009, lors du Festival de Casablanca, mais n’entame véritablement sa carrière musicale qu’en 2012. Ce premier album, paru en 2020, avait toutefois un ancêtre en 2017, selon quelques sources sur internet. Malheureusement, on n’en trouve plus trace, comme si le projet Magic Galaxy avait été purement et simplement effacé. Une mention en est encore faite sur LAKLAK Productions. Paradoxalement, bien que la musique ait toujours été présente dans sa vie, Meryem n’a jamais envisagé de devenir chanteuse. C’est, d’une certaine manière, l’industrie musicale qui est venue à elle. La poésie, une activité qui lui est chère depuis l’enfance, a évolué de manière parallèle avec la composition musicale. Elle a enfin uni les deux et proposé son travail au monde à travers cet album.
Outre Breath of Roma ci-dessus, titre le plus connu de l’album (dont la captation d’Arte se trouve ici), elle a réalisé d’autres clips musicaux, tels que Deeply ou Ya Qalbi, un classique de la chanson arabo-andalouse. D’ailleurs, c’est initialement grâce à la reprise de cette chanson parvenue jusqu’à ses oreilles que le patron du label français Animal63 lui propose de signer chez lui. On trouve aussi une excellente captation de l’interprétation du morceau live, où le piano et la voix dialoguent intimement :
Une autre captation a été effectuée lors de ce concert pour Je me promets. Meryem explique que « le titre parle de l’acceptation de soi, c’est une promesse d’amour à soi-même. C’était un contexte qui était vraiment personnel et un moment très introspectif » (La Clé de la Voix). Croyante et pratiquante, la musique occupe dans sa vie une place aussi significative que la prière ou ces moments d’introspection. Sur RFI, elle identifie l’album comme un parcours introspectif qui parle à la fois de l’amour de soi et de la prière musulmane. La musique est sans doute appréhendée dans cet album comme un moyen de croissance spirituelle, un chemin vers la découverte de soi-même, et c’est ce qui fait sa beauté. Cette beauté musicale passe avant tout par l’interprétation. La démarche autodidacte entreprise par Meryem donne lieu à une grande authenticité. La sincérité avec laquelle le timbre de sa voix donne force aux morceaux prouve qu’elle cherche davantage à toucher l’émotion que de réaliser une perfection technique.
La production de l’album est d’une très grande qualité, on y reconnaît la patte de Para One, cité plus haut, et de Maxime Daoud. Lorsque l’album était en pleine gestation, on trouve aussi Keren Ann, qui a sélectionné les titres et inspiré un processus d’écriture différent lorsque Meryem l’a rencontrée (Numero.com). L’album, dans lequel règne une paisible mélancolie, s’écoute d’une traite. D’autres morceaux, en dehors de ceux cités plus hauts, ont retenu mon attention : dans The Accident, THE FRIEND et We’ll Get By, le decrescendo des paroles répétées se heurte à la rudesse des percussions. L’économie fait du mot et sa répétition créent une ambiance méditative pour laquelle on prend rapidement goût.
Au-delà de ces considérations, ce que je retiens de cet album, c’est avant tout l’honnêteté et l’authenticité dans la démarche artistique proposée par Meryem Aboulouafa. Le fait de prendre des risques en variant les styles et celui de laisser filer sa voix renforce cette impression de désintéressement : l’expérience qu’elle livre à l’auditeur doit être vécue avec autant de force qu’elle l’a vécue. Je termine cet article en soulignant que Meryem exerce, avant tout, la profession d’architecte d’intérieur. Loin de moi l’idée de filer la métaphore avec la construction et l’aménagement musical, mais il demeure que, d’un point de vue pratique, c’est donc la passion musicale pure qui s’exprime à travers cet album. Aujourd’hui, c’est une activité qui a pris plus de place dans son emploi du temps. Elle avoue même qu’entre l’architecture et la musique, « une activité nourrie l’autre », tant au sens matériel qu’intellectuel.
Plus récemment, on retrouve Meryem Aboulouafa dans le morceau J’irai partout, en duo avec Dominique Dalcan, chanteur français d’origine libanaise. J’ai créé une playlist Spotify qui, je l’espère, sera bientôt remplie d’autres morceaux tout aussi savoureux.
Meryem Aboulouafa (sélections)
Alexandre Wauthier