La musique fracturée du Viêt Nam (#41)

Il y a de nombreuses raisons qui justifient de s’intéresser à la musique vietnamienne. Bien-sûr, au-delà de la musique, cette culture est passionnante, comme toutes celles que l’on peut appréhender en voyageant autour du globe. Néanmoins, ma découverte du Viêt Nam s’est en partie réalisée à travers la richesse de sa musique – et, avant cela, de sa cuisine. Je pense avoir ici trouvé un sujet : mes dernières découvertes dans ce pays si riche se sont particulièrement cristallisées autour d’un jeune collectif qui aura, je l’espère, une influence durable au-delà des frontières du pays.

Je parlerai de la jeunesse de ce collectif, mais aussi de la jeunesse de ses membres, et en préambule de la jeunesse du Viêt Nam au sens large. En effet, si l’on s’intéresse un instant aux statistiques, on s’aperçoit que l’âge médian y est d’un peu moins de 30 ans, hommes et femmes confondus, tandis qu’il dépasse déjà les 40 ans en France (2018). Puisque c’est mon article et que je peux parler de moi si l’envie m’en prend, je me permets de vous partager le fait suivant : mon premier grand voyage eut lieu – roulement de tambour – au Viêt Nam, durant l’été 2022. J’étais déjà très curieux du pays avant même d’arriver, en outre, j’avais à mes côtés la personne la plus à même de me faire découvrir le pays – ça aide beaucoup (💗). Pour ce qui est de la musique, j’avais écouté de nombreux morceaux découverts dans les classements de Rateyourmusic. Ce qui est plaisant avec ce site, c’est qu’on peut paramétrer à l’envie ses recherches, mais une chose est sûre : la musique vietnamienne ne semble pas y intéresser grand monde, pour l’instant. Cependant, j’y ai trouvé deux types de musiques : d’un côté, celles disons « classiques », de traditions acoustiques et héritées de l’influence chinoise qui s’est inscrit de manière durable (environ 800 ans de présence chinoise… quand même) ; de l’autre, plusieurs parutions récentes de musique électroniques de groupes originaires de Hà Nội et Hồ Chí Minh-Ville (Sài Gòn, c’est mieux).

En parallèle de ma découverte du pays, j’avais avec moi un bouquin qui décrivait des données froides sur la société vietnamienne, une volonté pédagogique de déboulonner les « Idée reçues » ; les deux mots étaient écrits sur la première de couverture, impossible de manquer cette motivation. L’ouvrage s’intitule, accrochez-vous, « Le Viêt Nam » et est paru aux éditions Le Cavalier Bleu en 2010. L’autrice, Hiên Do Benoit, explore, les uns après les autres, les thèmes propres au Viêt Nam et animés d’une fausse connaissance par celles et ceux qui n’y ont jamais mis les pieds. Je vous invite à cliquer sur le lien inséré ci-dessus pour voir la liste des petits chapitres, avec par exemple : « Le Viêt Nam est un pays francophone. », « Le Viêt Nam est un paradis touristique. », ou encore « La société vietnamienne est rurale et arriérée. ». Pour cette dernière affirmation bientôt débunkée, en 2010, il y avait donc 30% de la population vietnamienne vivant en ville. En 2019, on se rapproche des 35% (Wikipédia). Même s’il faut remarquer la rapide progression, c’est peu. Pour autant, cela n’empêche pas les habitants des campagnes d’être connectés au monde et d’utiliser leurs téléphones pendant une pause ou le soir. La musique se diffuse donc, comme d’autres informations, très rapidement. Finalement, avec mon approche de petit touriste, j’avais l’impression que les plus grandes villes étaient déjà pleines à craquer. Mais l’ouvrage que j’avais entre les mains a eu l’effet escompté : prendre de la hauteur vis-à-vis de ce que l’on voit et de nos impressions, sans toutefois couper court à la magie du voyage.

Essayons de revenir à mon sujet : promis, j’expliquerai un jour le titre de l’article. La génération de jeunes musiciens dont je vais parler est probablement issue de la classe moyenne qui émerge dans le pays, ou alors nouvellement arrivée en ville, mais elle est savamment créatrice et se nourrit de différentes influences. Dans mes promenades en août et en septembre 2022, j’ai pu mesurer, au doigt mouillé, l’intérêt pour la musique « sur la voie publique » au Viêt Nam. Car la musique est un art, mais aussi un usage. Quelles situations musicales m’ont marquées ? Beaucoup sont anodines, il y a par exemple le karaoké improvisé, avec un micro et une enceinte connectés, dehors. Il y a aussi des livreurs qui, entre deux courses, écoutent de la musique allongés sur leurs motos. Dans certaines rues animées, l’ambiance festive se manifeste par une grosse musique de type house, comme la rue piétonne de Huế. Tout ceci revêtait une dimension modulable : entendre de la musique était possible partout, et tout le monde semble y trouver un certain attrait.

 

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Au-delà du symbole, ces images m’ont frappé puisque je ne les avais pas encore vues ailleurs. En outre, mes oreilles ont pu goûter à de nombreuses sonorités, témoignant d’un certain goût pour la musique électronique, peu importe la classe d’âge. Malheureusement, il n’y avait pas de chapitre sur la musique écoutée par les vietnamiens dans le livre de Hiên Do Benoit. J’avais donc bien fait d’aller à la pêche musicale par mes propres moyens. Je crois pouvoir dire sans trop me tromper que la musique électronique vietnamienne a fixé une partie de son destin dans les années 1990, lorsqu’apparut la vinahouse, une branche à part entière de la house propre au pays (il y a plein de vina- quelque chose pour se référer au Viêt Nam). Gagnant en popularité au fil des années, la vinahouse est aujourd’hui une institution. Après une première vague de diffusion, c’est surtout son utilisation dans les clubs à la fin des années 2009 qui a formé les oreilles des nouvelles générations. Cette branche de la house, à la fois populaire et locale, constitue un trait d’union entre la musique traditionnelle vietnamienne et les rythmes effrénés et hypnotiques de la house. Pour en savoir plus, il faut lire l’article de Đà Nẵng Leisure (2022) et écouter une playlist Spotify qui compile des morceaux triés sur le volet.

Mais alors, qu’en est-il des générations musicales plus proches de nous ? L’influence de la musique électronique et de la musique traditionnelle vietnamienne a-t-elle été suffisamment digérée pour accoucher d’autres formes création ? Eh bien, oui, sinon j’aurais écrit cet article à l’introduction beaucoup trop verbeuse pour rien. Mes errances musicales m’ont mené vers plusieurs artistes, certains de Hà Nội, d’autres de Sài Gòn, mais il semble qu’une compilation récente ait éclairé ma route et cristallise, à mon sens, la force créatrice des jeunes producteurs de musique électronique vietnamienne. Cette fameuse compilation est sortie en février 2021 et s’intitule Nhạc Gãy Tổng Hợp Số 1, ce qui peut être traduit par « Compilation de musique fracturée n°1 ». Ah ! Voilà enfin le lien avec le titre de l’article ! Mais avant d’être un titre d’album, Nhạc Gãy – ou parfois, simplement « Gãy » – est le nom d’un collectif, né aux alentours de l’année 2019. Cet adjectif de « fracturé » est fièrement assumé, comme pour fissurer, casser et abattre un mur afin de découvrir, derrière, de nouvelles dimensions (lire l’article Saigon’s Club Culture Revolution, Resident Advisor, 15 août 2022). Produire de la musique fracturée, c’est aussi assumer le Do-It-Yourself (Meet Nhạc Gãy, the collective leading Vietnam’s new era of electronic music, DJ Mag, 19 mai 2021). Je vais donc m’intéresser à quelques morceaux et quelques artistes qui gravitent autour de cet album, car j’ai découvert de nombreuses pépites grâce à lui.

Au-delà d’être une simple compilation réunissant plusieurs noms, il s’agit d’une sorte de manifeste. Ce manifeste n’a pas échappé à de nombreux magazines spécialisés, je n’ai donc pas la prétention d’offrir au monde un point de vue inédit et dénicher un trésor que personne n’aurait encore consulté. Parmi les plus intéressants, je cite rapidement MixMag Asia, Resident Advisor. NTS a même consacré un film court au sujet de la musique de rue vietnamienne, sorti en novembre 2022 et présenté par deux membres du collectif Nhạc Gãy :

Un autre article de Daily Bandcamp met en exergue ce millefeuille d’influences à l’occasion d’une interview :

“[Vietnam] has been through so many colonizations and influences from both Western countries and other Asian countries, instead of rejecting it, [the culture] actually embraced it. In architecture, you see buildings embracing both Modernist French style and ancient Chinese heritage. In food, take the banh mi as an example, the Vietnamese just took the bread from the French colonizers and put their own stuff in it. Vietnam challenges the East-West paradigm. »

The Vietnamese Club Scene Has a New Generation of Producers, Bandcamp Daily, 28 juillet 2021.

La première pépite se récolte dès le morceau initial. Tiny Giant est un groupe très récent, et ce titre est à mon sens le meilleur. Le deuxième morceau vient de la musicienne mess., qui a également signé des sorties sous le nom de THDC. On commence déjà à entendre la symbiose entre la musique vietnamienne traditionnelle et la musique électronique, notamment avec Calling :

Dans un article de Daily Bandcamp ayant déjà mis en vedette l’album et l’artiste, on apprend que mess. (THDC), installée à Sài Gòn, est la fondatrice du label VNDTOWN et co-fondatrice du collectif Nhạc Gãy. L’article précise les influences musicales de tout cet écosystème (voir : The New Vietnamese Experimental Vanguard Was Raised Online). La vinahouse est évidemment citée. Sur son blog, mess. donne aussi des indices sur cet environnement musical propice aux expérimentations :

Facing the risk of a massively and unexpectedly imported cultural flow, Saigon youth not only preserve the nature of the country’s music, but also innovate and create with skillful learning from people. Viet, to create a musical background, which to this day people still call “Golden Era” of Vietnamese music. A series of young artists appeared with all different colors from Pop-rock, Soul …. Can be mentioned as … The rise of musicians with strong ego …

Journey to the South, Thao Dong Co, 28 août 2022.

Voilà une des clés de lecture sur la musique vietnamienne d’aujourd’hui : des influences à la fois extérieures et intérieures, avec une certaine fierté à rendre hommage aux secondes. En tant que THDC, mess. fait partie du duo ANNAM, groupe basé à Hà Nội. En 2018 paraît le premier album du groupe, 3260, dont est tiré le morceau ci-dessous (gros coup de cœur pour Rong Chơi Bốn Mùa, qui n’est curieusement pas sur Bandcamp) :

L’autre membre d’ANNAM, c’est Dustin Ngo 春風, les deux caractères chinois signifiant « brise printanière » au sens littéral et beaucoup d’autres choses au figuré. Dans son album Kinh Kỳ, paru en 2019, on y trouve la même exploration sonore, mon morceau favori étant Chaos. mess. n’est pas en reste, puisque sous le nom de THDC, elle publie l’EP Neverland en 2019, comportant le titre éponyme. Ce sublime petit monde musical novateur gravite autour des mêmes scènes, se connaît, innove ensemble. Cet article dépasse déjà la compilation à propos de laquelle je souhaitais m’atteler à écrire, certes. Mais, pour aller plus loin, la même compilation dépasse également son objet initial : elle constitue peut-être une boîte de pandore de laquelle sortira le futur de la musique vietnamienne.

Le futur, au sens strictement chronologique, c’est la parution qui a suivi Nhạc Gãy Tổng Hợp Số 1 : pas encore de deuxième compilation, mais un deuxième album du groupe Rắn Cạp Đuôi, dont le nom peut être traduit par « Serpent à queue de scorpion ». Ce groupe expérimental avait signé, en juillet 2021, son premier album sur le label britannique Subtext et coproduit par la musicienne Ziúr, basée à Berlin. L’ensemble est tout aussi électronique que les nombreux groupes que j’ai cités, mais avec une dimension résolument expérimentale, notamment avec mon titre favori, Denial and Caves. Ce premier album a reçu un accueil favorable de la critique musicale spécialisée, d’autant plus en Europe et en Amérique du nord, où il trouva écho grâce à sa parution en Occident. Le magazine web Pitchfork lui a attribué la note de 7.8/10, accompagné d’un éclairage pointu. Puis c’est le collectif Rắn Cạp Đuôi qui sort, en avril 2023, un deuxième album made in Việt Nam, sur le label Nhạc Gãy. L’écoute est tout aussi complexe, et j’ai particulièrement apprécié la dernière piste :

L’album, attendu au tournant, a reçu un accueil tout aussi favorable, Pitchork lui attribuant même une note supérieure à son prédécesseur : 8/10 ! Je ne m’étends pas davantage sur ce collectif, un article très intéressant d’Inverted Audio en a très bien parlé très bien lors de la sortie du premier album. Pour le deuxième, en plus de Pitchfork, Resident Advisor a fait un focus dessus, ainsi que Saigoneer.

Pour terminer sur cette compilation ; le dernier morceau est sans doute l’un des plus intéressants de la discographie de Kim Dürbeck. Je souligne le fait que le titre du morceau est particulièrement amusant : Nước Mắm Is My Holy Water, et c’est plus largement l’univers du musicien tout entier qui semble joué sur un décalage amusant. Kim Dürbeck met en valeur sa culture vietnamienne tout en étant installé en Norvège. Plus encore, en parallèle de ses productions musicales diffusées en Scandinavie, il anime un compte Instagram intitulé Vietnamemes. Nul besoin d’expliquer, le compte est un catalogue d’images prises au Viêt Nam. Drôles et absurdes, la plupart sont des photographies prises dans la rue. Elles capturent l’essence des grandes villes en pleine mutation, avec leurs scooters transportant des charges défiant les lois de la physique, conduits par des personnes arborant des t-shirts floqués de messages tous aussi improbables les uns que les autres, un exemple :

 

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La « musique fracturée du Viêt Nam » gagne à être plus écoutée à l’échelle internationale. Dans un premier temps, rappelons-le, elle se diffuse déjà en dehors des frontières du pays, par le biais de sa diaspora, appelée Việt kiều (Viêts d’outre-mer) par les Vietnamiens. Je cite à nouveau le livre d’Hiên Do Benoit qui évoque le lien entre le pouvoir vietnamien et ses citoyens qui vivent hors du pays dans le chapitre « Le Viêt Nam, c’est la guerre ». Ainsi, pour paraphraser la fin du chapitre qui tord le cou à l’idée reçue issue du titre, l’autrice cite « la résolution n° 36 du Bureau politique du 26 mars 2004 [qui] a particulièrement mis l’accent sur le fait que « les Vietnamiens résidant à l’étranger sont une partie inséparable de la communauté nationale » et « qu’il est temps de dépasser les préjugés et la discrimination, de regarder vers l’avenir au nom du respect et de la confiance. Le fait que plus des deux tiers de la population vietnamienne soient nés après la fin de la guerre du Viêt Nam en 1975 contribue à ces dynamiques de réconciliation internationale et nationale ». Par-delà les nombreux conflits qui ont jalonné l’histoire du Viêt Nam, le pouvoir central sait donc que sa population extra-territoriale a un poids dans l’économie et dans la diffusion de la culture. Ce rôle est bien perceptible ici avec la musique écoutée et diffusée par les jeunes générations : à l’image de Kim Dürbeck, de nombreux Vietnamiens gardent un lien culturel fort avec le pays. Parmi les 5,3 millions de personnes qui composent la diaspora vietnamienne, près de la moitié réside aux États-Unis. Si la Vinahouse se met un jour à conquérir le monde, sa popularité commencera probablement là-bas !

Pour finir, au-delà du collectif Nhạc Gãy, cette symbiose musicale nouvelle se trouve aussi dans les morceaux Mục Hạ Vô Nhân de Limebócx (2019), Stream (Dòng Suối) de Tri Minh (2021) et Quê Mẹ de Nodey (2016), auquel Hương Thanh prête sa voix. Connue pour son album Dragonfly sorti en 2001, elle apparaît donc sur un morceau de musique électronique de la jeune génération, qui lui rend ainsi hommage et met en relief une transition musicale logique. Dans un second cercle autour des artistes gravitant autour de la compilation, de nombreux autres mériteraient que l’on parle d’eux, tels que Tri Minh (voir l’article de Blaq Lyte), Mona Evie, et j’en passe.

Comme d’habitude, j’ai réalisé une sélection de morceaux sous forme d’une playlist Spotify intitulée :
Âm nhạc Việt Nam (Musique vietnamienne). Son actualisation récente m’a motivé à écrire cet article, avec un esprit animé par l’envie de retourner vivre cette ambiance, après avoir tenté d’en retranscrire ici l’essence.

Merci à Fabien pour la relecture !

Ajout 14 octobre 2023 : hasard heureux du calendrier. Quelques semaines après la parution de cet article, le collection Nhạc Gãy annonce la programmation d’une série de dates à travers plusieurs villes d’Europe, dont Paris, le 24 novembre prochain 🥳.

L’évènement décrit sur Dice traduit Nhạc Gãy par « musique fracturée » plutôt que « cassée », adjectif que j’avais utilisé pour rédiger cet article. Je trouve que cette traduction est effectivement plus adéquate, je l’emploie donc ici en remplaçant « cassée » par « fracturée ».

Alexandre Wauthier