Poésie russe choisie (#13)

À l’origine, je souhaitais écrire quelque chose sur un groupe de musique russe et commenter son activité récente. Par la force des choses, à force de rembobiner la cassette des influences, il valait mieux évoquer l’influence de l’écriture, et évoquer une partie de la poésie russe et soviétique, malheureusement trop méconnue. La littérature russe est connue à travers ses romans, principalement. Les noms de Léon Tolstoï et Fiodor Dostoïevski nous viennent en tête. Pourtant, au-delà de ces romanciers, la poésie russe mérite également notre attention. Sans prétendre être spécialiste ni remonter aux origines de la poésie telle qu’elle a été écrite en Russie, cet article propose quelques sélections.

Le premier poète de l’époque moderne, et sans doute le plus influent du monde russe, est évidemment Alexandre Pouchkine (1799-1837). Incontournable de la littérature russe, également connu comme romancier et dramaturge, Pouchkine propose une poésie simple, directe et efficace. Pourtant, loin d’être élémentaire, son style demeure difficilement traduisible, en particulier ses poèmes les plus influents, écrits en vers. Ainsi, bien que souffrant de traductions maladroites car difficiles à réaliser et d’une biographie tumultueuse beaucoup trop assimilée à ses écrits, son œuvre fut surtout féconde auprès des générations russophones qui ont suivi. Épousant le courant romantique et irriguant le public lettré des années 1820 et 1830, Pouchkine eut une énorme influence sur les prochaines générations de poètes. Recommandation : une de ses oeuvres de jeunesse : La Fontaine de Bakhtchissaraï – Бахчисарайский фонтан (1824).

Portrait de Pouchkine par Orest Kiprensky (1827), Tretyakov Gallery, Moscou, Wikimedia Commons

Immédiatement après lui, et même de manière concomittante, Mikhaïl Lermontov (1814-1841) fut également une figure de proue du romantisme russe. Comme Pouchkine, il est issu de la noblesse russe lettrée et érudite, vivant dans un contexte où les troubles et la paralysie politiques condamnent la classe des dominants à une vie oisive, certains nobles occupent leur temps en écrivant et en faisant leur introspection. Signe d’une société absurde montrant l’absurdité des privilèges d’une classe qui ne travaille pas, la démarche intellectuelle s’apparente à celle d’Alphonse de Lamartine en France. Les nobles étant cultivés et ne travaillant pas, leurs heures sont consacrées à l’introspection et à la capture sous forme de texte d’un état d’esprit, souvent tourmentés (à la différence de ceux qui financent leur train de vie, qui n’ont pas le temps pas la capacité d’intérroger leur âme !).

Bien plus tard, à la fin du XXème siècle, la poésie russe se distingue par le fécond mouvement du futurisme, nourri par les révolutions, celle manquée de 1905 et celle de 1917, puis la Grande Guerre. Parmi les poètes futuristes se distingue Velimir Khlebnikov (1885-1922). Aussi singulier et « multi-support artistique » d’un point de vue artistique que le futurisme italien, le mouvement propre à la Russie est parvenue, en poésie, à faire émerger une dimension irrationnelle, crystallisée par le terme de « zaoum » (« заумь » ; « au-delà de l’esprit »). L’un des disciples les plus singuliers et les plus féconds de ce mouvement se nomme Daniil Harms (1905-1942), dont l’oeuvre, féconde et désordonnée, influença considérablement l’absurde. En plus de Khlebnikov, Ilia Zdanevitch (1894-1975) et Alexeï Kroutchenykh (1886-1968) font partie de ce mouvement très riche. Pour relier leurs écrits à la musique, le groupe Auktyon (АукцЫон), de Saint-Pétersbourg, propose des textes largement influencés par le futurisme. Ce groupe mériterait, pour la musique qu’il produit continuellement depuis sa création à la fin des années 1980, un article à part entière. Edit : j’en parle un peu dans un article consacré à Marc Ribot.

L’exemple de Tarkowski

Arseni Alexandrovich Tarkovsky (1907-1989), Wikimedia Commons

S’inspirant de tous les précédents, j’évoque enfin Arseni Tarkovski (1907-1989), dont la poésie semble avoir été influencée par l’ensemble des écrivains précités. Teinté d’une forte mélancolie, son style utilise un symbolisme et un mysticisme très pregnants. Reprenant une écriture simple pour évoquer des idées complexes, sa poésie utilise la nature pour faire écho à l’humain. Pour l’anecdote, son fils n’est autre qu’Andreï Tarkovski (1932-1896), dont l’oeuvre fut manifestement nourrie par le symbolisme contemplatif de son père (ce qui explique les plans fixes de 15 minutes sur une table ou un pot de fleur). L’émission Blow Up d’Arte, dans sa série Face à l’Histoire, a mis en lumière la dimension historique des films de Tarkowski fils. Andreï utilisa plusieurs poèmes de son père dans ses films, notamment Le MiroirЗеркало (1975) et Stalker – Сталкер (1975). En voici un :

Arseny Tarkovsky – And this I dreamt, and this I dream
Арсений Тарковский – И это снилось мне, и это снится мне
Arseni Tarkovski – Et je l’ai rêvé et le rêve

And this I dreamt, and this I dream,
И это снилось мне, и это снится мне,
Et je l’ai rêvé et le rêve,
And some time this I will dream again,
И это мне еще когда-нибудь приснится,
Un jour le rêverai encore,
And all will be repeated, all be re-embodied,
И повторится все, и все довоплотится,
Tout se répétera, tout se réalisera,
You will dream everything I have seen in dream.
И вам приснится все, что видел я во сне.
Vous rêverez tout ce que j’ai vu en rêve.

To one side from ourselves, to one side from the world
Там, в стороне от нас, от мира в стороне
Wave follows wave to break on the shore,
Волна идет вослед волне о берег биться,
On each wave is a star, a person, a bird,
А на волне звезда, и человек, и птица,
Dreams, reality, death - on wave after wave.
И явь, и сны, и смерть — волна вослед волне.

No need for a date: I was, I am, and I will be,
Не надо мне числа: я был, и есмь, и буду,
Life is a wonder of wonders, and to wonder
Жизнь — чудо из чудес, и на колени чуду
I dedicate myself, on my knees, like an orphan,
Один, как сирота, я сам себя кладу,

Alone - among mirrors - fenced in by reflections
Один, среди зеркал — в ограде отражений
Cities and seas, iridescent, intensified.
Морей и городов, лучащихся в чаду.
A mother in tears takes a child on her lap.
И мать в слезах берет ребенка на колени.

1974, Sources [1][2][3][4]

Ce poème a été traduit en anglais et mis en musique par le compositeur japonais Ryūichi Sakamoto, paru sur son album Async (2017). Le morceau, intitulé Life, Life, fait référence à l’édition d’une compilation de poèmes de Tarkowski, dans laquelle figure And this I dreamt, and this I dream. Life, Life correspond également à l’un de ses poèmes (extraits traduits ici, ici et ). L’atmosphère ajoute une dimension mystérieuse et une profondeur au poème, énoncé par le chanteur britannique David Sylvian.

Edit : Le morceau a surtout été utilisé par le grand réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul dans le cadre d’un court métrage expérimental intitulé First Light (2017). De la contemplation et de l’expérimentation, on retrouve bien la filiation avec Tarkovski fils :

L’artiste musical Alex Zhang Hungtai (également connu sous le nom de Dirty Beaches) a réalisé une reprise du morceau – et donc du poème – sur sa chaîne Vimeo.

Image d’illustration : Constantin Juon, View of the Troitse-Sergiyeva Lavra from Vokzalnaya Street (1910), Musée Russe, Saint-Pétersbourg, Wikimedia Commons

 

Alexandre Wauthier