Lâimage de la poire dans la caricature : crĂ©ation, transformation et hĂ©ritage
Cette Ă©tude entend Ă©noncer quelques Ă©lĂ©ments historiographiques relatifs lâimage de la poire dans le monde de la caricature. De fait, lâimage du fruit comme dĂ©nigrant une personne sâest opĂ©rĂ©e au milieu du XIXe siĂšcle et connut une trĂšs grande popularitĂ© dans son pays dâorigine. La charge portĂ©e Ă lâencontre de la personne visĂ©e peut alors dĂ©nigrer Ă la fois son apparence physique et, par extension, les idĂ©es quâelle dĂ©fend. Il sâagit donc ici de sâintĂ©resser uniquement dâanalyse de portraits en charge1, qui utilise la dĂ©formation physique comme mĂ©taphore dâune idĂ©e (portrait politique) ou se limite Ă lâexagĂ©ration des caractĂšres physiques (portraits dâartistes) et la caricature de situation, dans laquelle des Ă©vĂšnements rĂ©els ou imaginaires mettent en relief les mĆurs ou le comportement de certains groupes humains2. Pourtant, rien ne prĂ©sageait Ă ce que ce fruit, dâorigine chinoise et dans un premier temps onĂ©reux, soit porteur dâune quelconque dĂ©rision. Nous expliquerons donc, en reprenant parfois des constructions vues en cours, comment lâimage de la poire a Ă©mergĂ© dans le monde de la caricature. Ainsi, nous pourrons nous intĂ©resser Ă la maniĂšre dont elle fut rĂ©utilisĂ©e, et plus spĂ©cifiquement rĂ©appropriĂ©e dans un contexte totalement diffĂ©rent. Par le biais dâun corpus iconographique constituĂ© de neuf caricatures, issues de brouillons et de publications, nous Ă©tudierons la maniĂšre dont lâimage de la poire comme charge Ă lâĂ©gard dâune personne fut forgĂ©e et reprise.
Tout dâabord, pour que cette diffusion massive puisse ĂȘtre effective, il faut que son support soit capable dâimprimer en grande sĂ©rie les caricatures. Ainsi, lâinvention de la lithographie Ă la toute fin du XVIIIe siĂšcle (1796-1798) par Alois Senefelder fut un tournant majeur dans le monde de lâimpression. DĂ©sormais, les copies de dessins ayant un aspect de dessin Ă craie Ă tonalitĂ© chaude peuvent ĂȘtre reproduits facilement. Lâimage dâorigine est une Ă©criture Ă lâencre rĂ©alisĂ©e sur une pierre : ce faisant, lâĂ©criture est beaucoup plus aisĂ©e. La pierre nĂ©cessaire Ă la rĂ©alisation dâune lithographie survit Ă des milliers de copies. Par ailleurs, en 1814 est inventĂ©e lâimprimerie de presse automatisĂ©e, favorisant la rĂ©alisation de dessins Ă trĂšs grand tirage.
Avant mĂȘme de nous intĂ©resser au berceau des pĂšres caricaturistes de la « poire », tĂąchons dâĂ©voquer briĂšvement les droits et interdictions de la presse sous les rĂ©gimes du XVIIIe siĂšcle :
- Sous la Restauration de Louis XVIII (1814-1824), certains droits fondamentaux, comme la libertĂ© dâopinion, sont garantis par la Charte, octroyĂ©e par la personne du Roi.
- Sous le rĂšgne de Charles X (1824-1830) s’opĂšre un renforcement des tendances libĂ©rales au sein du gouvernement dans la mesure oĂč le Parlement dĂ©veloppe un contrepoids vis-Ă -vis du rĂšgne autoritaire de Charles X. Un certain assouplissement de la censure est perceptible dĂšs 1820. NĂ©anmoins, dix ans plus tard, Charles X dĂ©crĂ©ta les quatre « Ordonnances de juillet » le 25 juillet 1830, comprenant une suppression de la libertĂ© de la presse.
- La RĂ©volution de Juillet des 27, 28 et 29 juillet et lâĂ©tablissement de Louis-Philippe au pouvoir le surlendemain annoncĂšrent la rĂ©siliation de ces mĂȘmes ordonnances. La censure opĂ©ra toutefois par la force (saisie de la lithographie Bulles de savon dans la maison dâĂ©dition Aubert le 18 mars 1831) ou par la mise en place dâune caution trĂšs Ă©levĂ©e permettant de publier (le 4 novembre 1831, Philipon dut dĂ©poser une caution de 30 000 pour continuer Ă faire paraĂźtre le journal La caricature, paru pour la premiĂšre fois exactement un an auparavant.
Charles Philipon (1806-1862) fut lâun des pionniers de la caricature politique en France. Fervent rĂ©publicain, son travail sâest nourri de la scission entre monarchistes et bonapartistes Ă la suite de la rĂ©volution de 1830. Ainsi naquit un genre empli de contradictions et mis au grand jour par ses publications Ă portĂ©e humoristique. Au carrefour dâune situation politique singuliĂšre (rĂ©volution, restauration, rĂ©volution), dâun dĂ©veloppement de la presse dâopinion et de lâĂ©volution des procĂ©dĂ©s de reproduction, Philipon composa avec lâensemble de ces Ă©lĂ©ments afin de mener une critique caustique du pouvoir. Lâune des cibles prĂ©fĂ©rĂ©es de Philipon Ă©tait, naturellement, le roi bourgeois Louis-Philippe, devenu « Roi-Poire »3. Ce roi qui exigeait un cachet Ă©levĂ© pour lui permettre de publier ne pouvait Ă©chapper Ă la critique de son dessin4. Ainsi, Philipon ne perdit pas de temps en rĂ©alisant les Croquades ci-dessous lors de son audience tenue le 14 novembre 1831. Ces dessins furent signĂ©s par Philipon le 15 novembre et publiĂ©s dans un supplĂ©ment au numĂ©ro 56 de La Caricature le 24 novembre. Les planches ne furent pas numĂ©rotĂ©es mais ont toutefois Ă©tĂ© rĂ©Ă©ditĂ©es lâannĂ©e suivante, dans le numĂ©ro 65 du 26 janvier.
Le cheminement graphique conduit Philipon Ă passer du portrait de Louis-Philippe Ă la figuration dâune poire par les stades intermĂ©diaires dâune dĂ©monstration tendancieuse. ConsidĂ©rĂ© aujourdâhui comme le symbole de lâart caricatural, cette assimilation ne fut possible que grĂące Ă la reproduction Ă fort tirage et Ă lâadaptation de la poire au sein de nombreux numĂ©ros de La caricature, obĂ©issant Ă plusieurs schĂ©mas5. On trouve aussi, au dĂ©partement Estampes et Photographie de la BnF, un dessin Ă la plume et Ă l’encre brune, datĂ© de 1831. Autre exemple de lithographie pleine page d’une caricature parue le 23 fĂ©vrier 1832 (avec peut-ĂȘtre une influence de FĂŒssli ?) :
La dĂ©fense de Philipon lors de ces dĂ©boires judiciaires sont tout aussi cruciaux que ses desseins : « Si pour reconnaĂźtre le monarque dans certaine caricature, vous nâattendez pas quâil soit dĂ©signĂ© autrement que par la ressemblance, vous tombez dans lâabsurde. Voyez ces croquis informes auxquels jâaurais peut-ĂȘtre dĂ» borner ma dĂ©fense. Ce croquis ressemble Ă Louis-Philippe, vous condamnerez donc ! Alors il faudra condamner celui-ci, qui ressemble au premier, puis condamner cet autre, qui ressemble au second. Et enfin, vous ne sauriez absoudre cette poire, qui ressemble aux croquis prĂ©cĂ©dents, Ainsi, pour une poire, pour une brioche, et pour toutes les tĂȘtes grotesques dans lesquelles le hasard ou la malice aura placĂ© cette triste ressemblance, vous pourrez infliger Ă lâauteur cinq ans de prison et 5 000 francs dâamende. Avouez, Messieurs, que câest lĂ une singuliĂšre libertĂ© de la presse ! »6.
Lâimage de la poire fut utilisĂ©e par Isabey afin de marquer une analogie sans consĂ©quence (voir le Portrait-charge d’Alexandre du Sommerard, dessin au lavis, BnF, dĂ©partement Estampes et Photographie). Philipon la transforma en arme dangereuse. Ce qui est Ă charge, câest surtout la parabole menant de la figure royale Ă une vulgaire poire, via ce « morphing »7 rabaissant. Cette assimilation laisse prĂ©sager une stupiditĂ© du monarque, et, a fortiori, de toute la classe politique soutenant le rĂ©gime. Lâartiste identifierait donc la poire pour nâen faire que le cas particulier mais symbolique dâune espĂšce. Un roi Ă lâimage dâune poire, câest un roi mou, tant dans sa prestance que dans sa politique, lâanalyse demeure propre au lecteur ou Ă la lectrice. Par ces Croquades, Philipon initia une grande pĂ©riode de la caricature française. Lâutilisation de la poire nâĂ©tait en rien novatrice. Elle le fut, toutefois, dans un contexte politique, devenant ainsi Ă©minemment subversive. La loi du 9 septembre 1835 proscrit toute caricature politiques, amenant ainsi les caricaturistes Ă exploiter le dessin de meurs en sâintĂ©ressant aux types sociaux reprĂ©sentatifs, avec parfois une critique voilĂ©e et davantage implicite du pouvoir.
Parmi les nombreuses reprisent du thĂšme de Philipon et consorts de La Caricature, nous trouvons ces productions :
Cette lithographie va encore plus loin dans la caricature de Louis-Philippe assimilĂ© Ă une poire puisquâau-delĂ mĂȘme de la personne du roi, sa prĂ©sence Ă travers les monuments Ă©rigĂ©s Ă sa gloire son dĂ©tournĂ©s. Ainsi, en plus de sa personne, câest Ă©galement sa place dans le tissu urbain qui est moquĂ©e. Il semble incongru, au premier abord, de voir apparaĂźtre une poire gĂ©ante sur un lieu aussi symbolique que la place de la RĂ©volution. La dĂ©rision urbanistique est dâautant plus forte que la lĂ©gende fait remarquer que cette place est le lieu oĂč se tint le rĂ©gicide officiel de Louis XVI, dont Philippe-ĂgalitĂ©, le pĂšre de Louis-Philippe, pris part en votant en faveur de sa mort. Enfin, Philipon signale que le dessin nâest pas directement de lui, mais dâun auteur inconnu dont on ne sait que lâinitiale. Il sâagit pour lui de couvrir ce dessinateur en ne donnant que sa propre identitĂ©, dĂ©jĂ connu des tribunaux et du roi.
La figure de la poire Ă©tant connue depuis deux annĂ©es Ă travers le journal La Caricature, cette illustration dâAuguste Bouquet tĂ©moigne de la popularitĂ© du dessin parmi les classes populaires. Il reprĂ©sente ici un groupe de trois enfants dessinant sur les murs des poires trĂšs similaires Ă celles de Philipon. Une dame les surprend en les grondant par la fenĂȘtre, avec la lĂ©gende suivante : « Voulez vous aller faire vos ordures plus loin, polissons ! ». La poire la plus haute sur le mur semble ĂȘtre la plus Ă©toffĂ©e et la plus ressemblante Ă un visage humain.
Un autre journal de Philipon, Le Charivari, fondĂ© en dĂ©cembre 1832, exploita Ă©galement la figure de la poire. AprĂšs le prototype La Caricature, ce journal proposait Ă la lecture de nombreuses charges Ă l’endroit de la Monarchie de Juillet. Il s’agirait du premier quotidien illustrĂ© satirique du monde, qui parut jusqu’en 1937. La prouesse de ce pĂ©riodique rĂ©side dans sa capacitĂ© Ă renouveler sa force crĂ©ative de caricature afin de donner un point de vue dissident dans le fond et dans la forme. Les deux forment une symbiose dans certaines Unes, notamment avec des dessins et calligraphies piriformes.
Cette « poire royale » eut une influence certaine sur SergueĂŻ Eisenstein (nĂ© MikhaĂŻlovitch Eisenstein). Il sâagit dâun cinĂ©aste russe ayant vĂ©cu sous la pĂ©riode soviĂ©tique. NĂ© en 1898 et mort en 1948, il est lâune des grandes figures du cinĂ©ma soviĂ©tique, avec notamment les films La GrĂšve (1925) et Le CuirassĂ© Potemkine (1925). Outre ses activitĂ©s de rĂ©alisateur, Eisenstein fut Ă©galement un dessinateur trĂšs prolifique. Il y aurait, au total, plus de 10 000 rĂ©alisations picturales sorties de la main dâEisenstein, dont seule une infime minoritĂ© a Ă©tĂ© publiĂ©e. Celles prĂ©sentĂ©es ci-dessous tĂ©moignent dâune rĂ©utilisation de la poire crĂ©Ă©e par Philipon avec lâimage de Louis-Philippe8 :
Sur ce dessin, Eisenstein semble mettre en scĂšne le Tsar, Ă gauche, dont les rĂȘves semblent habitĂ©s par le diable en personne. Le cauchemar est mis en scĂšne Ă droite oĂč le dessinateur sâattaque au Kaiser Guillaume II, ne ressemblant pas directement Ă une poire. NĂ©anmoins, Ă lâinstar de Louis-Philippe, le Kaiser se voit dĂ©possĂ©dĂ© de son corps. Eisenstein rĂ©utilise la poire, arme dâattaque de la tradition caricaturale française, pour stigmatiser les acteurs de la PremiĂšre Guerre mondiale.
Parmi ces dessins anonymes dâEisenstein, nous pouvons discerner, sur la figure de gauche, un personnage portant une queue de cheval, Ă©trangement apparentĂ©e Ă la forme dâune poire couchĂ©e. ComparĂ©e aux autres figures prĂ©sentes sur ce dessin, il semblerait quâil sâagisse de caricatures sans aucune rĂ©fĂ©rence. Un soviĂ©tique aurait sans doute compris ces dessins en 1915 si ce groupe de dessins avait Ă©tĂ© publiĂ©. Toujours est-il que lâimage dâune poire couchĂ©e nâest pas une hallucination ou un quelconque fantasme ; comme en tĂ©moigne le dessin suivant :
Enfin, dans le dernier mouvement de cette Ă©tude, aprĂšs les annĂ©es 1830 pour Philipon et 1914-1915 pour Eisenstein, nous nous intĂ©ressons maintenant Ă la reprise de la figure fruitiĂšre par un journal outre-Rhin. Lâimage de la poire comme charge Ă lâencontre dâune personne trouva sa postĂ©ritĂ© grĂące Ă la main de Jean Mulatier, un français dessinant pour le journal allemand Der Spiegel en 1976 :
Paru dans Der Spiegel en 1976, le portrait en forme de poire exagĂšre les traits de Helmut Kohl, « Der Herausforderer » (« Le candidat de lâopposition »). De fait, lâhomme politique de gauche sâĂ©tait prĂ©sentĂ© Ă lâĂ©lection de la chancellerie la mĂȘme annĂ©e, en 1976. Toutefois, câest Helmut Schmidt (SPD9 puis SPD-FDP) qui remporta cette Ă©lection, chancelier depuis 1974 qui ne fut donc pas inquiĂ©tĂ© par lâopposition du CDU10 incarnĂ©e par Kohl. Der Spiegel est un journal classĂ© plutĂŽt Ă gauche. Dans son numĂ©ro du 23 aoĂ»t 1976, il assimile Kohl Ă une poire. Jean Mulatier est un dessinateur français collaborateur du journal, habituĂ© Ă transmettre des caricatures bienveillantes et des pages de titres.
NĂ©anmoins, au-delĂ de cette blague sans vĂ©ritable sens, Ă©ventuellement une rĂ©fĂ©rence aux travaux de Philipon et Daumier sur Louis-Philippe, lâimage de la poire va finir par coller Ă lâimage de Helmut Kohl, lâune sâassociant Ă lâautre grĂące Ă la presse satirique. Il arrive parfois que lâhistoire puisse se rĂ©pĂ©ter, non plus avec le roi bourgeois en France, mais avec un candidat Ă la chancellerie en Allemagne.
La presse allemande va alors utiliser lâimage de la poire consĂ©cutivement Ă sa premiĂšre apparition dans Der Spiegel. Ici, Klaus Staeck ne caricature pas Kohl Ă proprement parler, mais identifie le fruit Ă Kohl sans aucune transition. « Ich bin der geistige FĂŒhrer in diesem unserem krisengeschĂŒttelten Land », câest-Ă -dire « Je suis le leader de notre pays secouĂ© par la crise ». Toujours identifiĂ© comme candidat de lâopposition en vue du titre de chancelier, Helmut Kohl est assimilĂ© Ă une poire pourrie parlant en son nom avec le pronom personnel «âIchâ». Le contexte politique allemand avait changĂ© puisquâen 1982, Kohl a Ă©tĂ© nommĂ© chancelier. LâannĂ©e suivante, date de publication de cet offset, servira lors des Ă©lections Ă fortifier sa prise de pouvoir.
Enfin, cette affiche fait Ă©cho aux Ă©lections anticipĂ©es souhaitĂ©es par Helmut Kohl lâannĂ©e suivante, en 1984. Il sâagit ici dâun Ă©lecteur sur le point de croquer une poire, celle-ci ayant les traits dessinĂ©s de Kohl. Ainsi, le fruit nu de lâimage prĂ©cĂ©dente renoue avec les traits exagĂ©rĂ©s de lâhomme politique. La mise en scĂšne permet de rĂ©aliser le jeu de mots «âJetzt hat der mĂŒndige BĂŒrger das Wort!â», Ă savoir : «âLe citoyen Ă©mancipĂ© Ă le droit de parole/a le droit de mordreâ!â». Cette image du Titanic, journal satirique assez populaire en Allemagne, remet en doute la lĂ©gitimitĂ© de Kohl en tant que chancelier. Pourtant, Helmut Kohl resta au pouvoir de 1982 Ă 1998 (quatre mandats consĂ©cutifs, 1982-1987, 1987-1991, 1991-1994 et enfin 1994-1998), soit le plus long mandat depuis Bismarck, lui-mĂȘme premier chancelier du pays. Son gouvernement fut marquĂ© par la politique de rĂ©unification en 1990. Durant les annĂ©es 1980, aprĂšs avoir renier son image de poire, il finit par lâaccepter et en jouer, Ă lâinstar dâune affiche politique le reprĂ©sentant, mangeant une poire.
En conclusion, lâimage de la poire au sein de la caricature, quâelle soit publiĂ©e ou non, dans la presse satirique ou publiĂ©e pour un public restreint, fut prĂ©sente de maniĂšre ponctuelle. Sa crĂ©ation fut le fruit dâun caricaturiste ayant initiĂ© un vaste mouvement de production en France, accompagnĂ© de collaborateurs, dont HonorĂ© Daumier, et aidĂ© de son journal La Caricature. DĂ©fiant le roi Louis-Philippe en le comparant Ă une poire, cette charge semblant vulgaire et puĂ©rile au premier abord, nâeut de salut que grĂące Ă la rĂ©ponse du roi lui-mĂȘme, faisant tout pour interdire la diffusion de ces images. Ce raz-de-marĂ©e de poires fut ainsi abondamment diffusĂ©, et trouva mĂȘme Ă©cho en Russie oĂč Eisenstein, dessinateur hĂ©las trop mĂ©connu, sâinspira pour attribuer lâimage de la poire Ă dâautres personnages, inventĂ©s ou rĂ©els. La poire rĂ©apparut plusieurs dĂ©cennies aprĂšs, en 1976 dans la presse allemande. Lâimage de la poire, venant de lâinspiration dâun Français pour Der Spiegel, Ă©tait sans doute un clin dâĆil Ă ses compatriotes du siĂšcle dernier, Philipon et Daumier. Ce qui nâĂ©tait quâune Une amusante eut finalement un effet dĂ©vastateurâ; si bien que lâimage de la poire colla Ă Helmut Kohl tout le long de sa carriĂšre politique. Bien que cette comparaison caustique ne fĂ»t entretenue que par des journaux de presse satirique plus Ă gauche encore de Kohl, il semblerait que cette association «âKohl-Birnenâ» resta ancrĂ©e dans la conscience politique de nombreux citoyens allemands.
Plus rĂ©cemment, lâimage de la poire fut notamment reprise par un dessinateur publiĂ© dans une Une de Courrier International.
De fait, Ă lâoccasion du 100e jour suivant lâinvestiture de Français Hollande Ă la prĂ©sidence, un dossier spĂ©cial revient sur la volontĂ© de Berlin, en pleine crise de lâeuro, que Paris soit plus dynamique et plus entreprenant. De mĂȘme que Kohl, il sâagit dâune comparaison fortuite signifiant la mollesse aux yeux des Allemands de la politique du prĂ©sident, mais aussi peut-ĂȘtre de la sociĂ©tĂ© française dans son ensemble. Cette caricature serait certainement une rĂ©fĂ©rence Ă la poire de Philipon, mais aussi Ă la poire allemande de Helmut Kohl.
Edit dĂ©cembre 2022 : dans un autre registre, je dĂ©couvre sur la page WikipĂ©dia de « Calligramme » un basmala (ŰšÙŰłÙÙ ÙÙÙŰ©) en forme de poire, rĂ©alisĂ© par le calligraphe ottoman Hattat Aziz Efendi (1871-1934, « ۟۷ۧ۷ ŰčŰČÛŰČ Ű§ÙÙŰŻÛ »). J’en profite pour partager un calligramme, terme appliquĂ© rĂ©troactivement au journal La Caricature, avec un Ă©lĂ©ment typographique mĂȘlant cette pratique Ă la forme textuelle telle qu’on l’a vue rĂ©cemment dans le monde informatique, signant de maniĂšre humoristique – il s’agit d’un total – de l’Art ASCII :
Le Charivari, 1er mai 1835, Gallica (BnF)
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Bibliographie
- ACKERMAN A., «âLes MĂ©tamorphoses de la poire : les poires de Philipon croquĂ©es par Eisensteinâ» in LE MEN S. (dir.), Lâart de la caricature, Presses Universitaires de Paris Ouest, Paris, 2011 (EN LIGNE).
- ERRE F., Le rĂšgne de la Poire. Caricatures de lâesprit bourgeois de Louis-Philippe Ă nos jours, Paris, Champ Vallon, 2011.
- LE MEN S., «âLe Roi-Poire et le charivari-monstreâ», in Rires avec les monstres : Caricature, Ă©trangetĂ© et fantasmagorie, Illustria â Librairie des MusĂ©es, Paris, 2010.
- PREISS N. (édition commentée), De la poire au parapluie, Physiologies politiques, Honoré Champion, Paris, 1999.
- THIVOLET M., article « Caricature », Encyclopaedia Universalis 2017.
- THIBOLET M., article « Philipon Charles », Encyclopaedia Universalis 2017.
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Notes
1 « Charge » selon lâĂ©tymologie du mot « caricature », de lâitalien « caricare », reprenant lâidĂ©e dâune charge portĂ©e Ă lâĂ©gard de quelquâun.
2 THIVOLET M., article « Caricature », Encyclopaedia Universalis 2017.
3 Selon la terminologie de LE MEN S., « Le Roi-Poire et le charivari-monstre », in Rires avec les monstres : Caricature, Ă©trangetĂ© et fantasmagorie, Illustria â Librairie des MusĂ©es, Paris, 2010.
4 Ces attaques envers le roi allĂšrent jusquâĂ le condamner Ă six mois de prison pour « outrages Ă la personne du roi », sâapparentant Ă un crime moral de lĂšse-majestĂ©.
5 Parmi ceux vus en cours : les Unes du journal oĂč lâarrĂȘtĂ© du gouvernement Ă lâencontre du journal est publiĂ© en calligraphie reprĂ©sentant une poire. Cette dĂ©fiance visuelle fut utilisĂ©e Ă de nombreuses reprises.
6 THIBOLET M., article « Philipon Charles », Encyclopadia Universalis 2017.
7 Anglicisme totalement anachronique mais qui dĂ©crit bien ce passage progressif dâune entitĂ© Ă une autre, signalant souvent une certaine proximitĂ©.
8 ACKERMAN A., Les MĂ©tamorphoses de la poire : les poires de Philipon croquĂ©es par Eisenstein in LE MEN S. (dir.), Lâart de la caricature, Presses Universitaires de Paris Ouest, Paris, 2011.
9 Le Parti social-dĂ©mocrate, plutĂŽt situĂ© au centre-gauche de lâĂ©chiquier politique. Le Parti libĂ©ral-dĂ©mocrate (FDP) Ă©tant situĂ© plus Ă droite.
10 Union chrétienne-démocrate, généralement catégorisé centre-droit.
Alexandre Wauthier