Le géant du jazz John Coltrane doit sa notoriété, au-delà de sa virtuosité au saxophone, à sa capacité de renouvellement stylistique. Incarnant une approche différente à chaque album, son décès précoce en 1967, à l’âge de 40 ans, n’a pas empêché sa musique d’ouvrir des voix toujours plus inspirées dans le monde du jazz et de la musique en général. Spirituelle, la musique de Coltrane l’est tant qu’elle a motivé la création d’une église qui lui est entièrement dévolue en Californie (New York Times). Quelques années avant sa mort, lui et son épouse Alice Coltrane donnèrent naissance à un fils nommé Ravi, en hommage au musicien Ravi Shankar, joueur de musique spécialiste de la musique classique nord-indienne. Shankar influencera par son jeu de nombreuses formations musicales occidentales, à commencer par les Beatles.
Mais, si l’on s’en tient au jazz, impossible d’imaginer ce que Coltrane aurait proposé durant sa quarantaine, d’autant plus que sa femme Alice avait fait livrer une harpe venue d’Extrême-Orient qui ne lui parviendra qu’après le décès de son mari. Elle excella de cet instrument et fait d’ailleurs partie de mes artistes jazz préférés. À défaut de deviner ce qu’aurait composé John Coltrane avec cette harpe, nous pouvons néanmoins renverser la théorie : quelle musique composerait un musicien du nord de l’Inde après avoir écouté les Coltrane ? Cette question bien amenée mène à une réponse bien amenée : Sarathy Korwar.
En effet, après l’album fondateur A Love Supreme de John Coltrane en 1965, le mouvement du Spiritual Jazz « Jazz spirituel » commença à prendre forme. Pharoah Sanders (qui joua avec Alice Coltrane), Don Cherry, Sun Ra et, plus récemment, Kamasi Washington, font partie des figures qui ont exploré cette galaxie spirituelle. Difficile d’en définir les contours au vu des multiples potentialités, puisque le jazz spirituel ne semble pas suivre un style musical strictement défini. Il comporte généralement des éléments de free jazz, de jazz d’avant-garde et de jazz modal avec des influences de la musique asiatique et africaine. Il n’y a qu’à voir la discographie de Don Cherry pour se rendre compte de la manière dont de nombreuses cultures musicales ont été injectées dans ce style de jazz (le gamelan dans Eternal Rhythm, par exemple). Dans ce mouvement, les influences se répondent, leur écho forme une musique nouvelle. Les frontières sont perméables, physiquement et musicalement. Sarathy Korwar, le musicien qui m’intéressera ici, en est le parfait témoignage (c’est déjà la deuxième annonce, je sais, j’y viens).
Sarathy Korwar est un musicien, compositeur et producteur d’origine indienne. Pour être exact, il est né aux États-Unis et a grandi d’abord à Chennai, puis à Ahmedabad, villes situées au sud-est et au nord-ouest de l’Inde. Sa musique incorpore des éléments de la tradition musicale indienne. Et pour cause : très tôt, il est formé au tabla, instrument du nord de l’Inde signifiant littéralement « petit tambour ». Son aventure musicale commence lorsqu’il décide, durant ses études en sciences de l’environnement, à Pune (ouest de l’Inde), de finalement opter pour la musique. Il étudie alors davantage le tabla et les percussions auprès de Rajeev Devasthali, puis se rend au Royaume-Uni pour approfondir son apprentissage, cette fois-ci auprès de Sanju Sahai, au SOAS (School of Oriental and African Studies). Quoi que très voyageur, son destin semble se fixer à Londres, si bien qu’en 2016, il signe chez Ninja Tune son premier album Day to Day (éléments biographiques disponibles sur le site de Sarathy Korwar – « About »). Cet album est un manifeste, on y trouve les premiers éléments revendiqués comme héritage entre le jazz et la musique indienne, du modal aux enregistrements sonores de dialogues des membres La Troupe de Sidi de Ratanpur (centre de l’Inde). Le premier morceau Bhajan est la première porte que l’on ouvre.
Conçu durant un voyage effectué dans la région de Gujarat, l’état indien situé à l’extrême ouest, frontalier du Pakistan, il est enregistré avec la troupe citée dans le paragraphe précédent. Cinq batteurs usent de leur polyrythmies sur des sonorités jazz, siddis et électroniques (Bouffes du Nord). Cet album est une entrée en matière très prometteuse et la renommée du label permet à son nom d’être a minima connu d’un public spécialisé. En 2017, il s’illustre toujours dans la scène jazz londonienne en collaborant avec Shabaka Hutchings (membre du groupe The Comet Is Coming) et Hieroglyph Being sur l’EP A.R.E. Projet. Là aussi, une œuvre courte, mais prometteuse, en particulier le titre Calling The Loas : instruments indiens, jazz spirituel et éléments électroniques, le tout avec des percussions prégnantes. Cependant, que serait le jazz sans ses concerts ? Et surtout, que seraient les artistes de jazz sans les albums d’enregistrements live ? C’est tout le point de mon article, puisqu’en voulant parler de Sarathy Korwar, je voulais avant tout parler d’un album sorti l’année suivante, celui qui a enfin rejoint ma collection de disque : My East is your West.
Sarathy Korwar a eu l’occasion de jouer, en tournée, avec des membres clés de la scène jazz : Kamasi Washington, Anoushka Shankar, Yussef Kamaal, ou encore Moses Boyd. Les deux derniers ont un rôle éminemment influent au sein de la scène britannique. À Londres, Korwar s’est construit une place de choix en dirigeant l’UPAJ Collective, formation de « jazz sud-asiatique » composé de joueur d’instruments classiques indiens. Le collectif a élu domicile au Jazz Café de Londres, et produit souvent des concerts dans ce club, ou ailleurs dans la capitale britannique. En avril 2018, une annonce vidéo de l’album passe inaperçue (200 vues à ce jour) : Sarathy Korwar et l’UPAJ Collective sortiront un album en novembre, issu de l’enregistrement d’un concert à la Church of Sound, église londonienne de St James the Great ayant pour habitude d’accueillir des artistes musicaux. C’est ici que l’aventure commence. Tout est hommage, réinterprétation ou réappropriation. Le titre, My East is your West, est un emprunt à l’artiste indien Shilpa Gupta. Cette phrase, aussi simple qu’elle puisse paraître, annonce le renversement du jeu musical qui sera opéré. Ensuite, tous les titres sont des reprises de musiciens qui ont influencé Sarathy Korwar. L’intéressé résume la genèse ainsi : « L’album tente de réinterpréter ce que « Indo-jazz » pourrait signifier en 2018, en réunissant des musiciens indiens de musique classique et de jazz dans un espace musical égal et collaboratif. » (Louis Pattison, 2018). Au total, 10 titres pour 1h50 de voyage que je m’apprête à décrire.
En guise d’introduction, le premier titre A Street in Bombay semble tout trouvé. Une évocation de l’Inde, en reprenant un musicien des années 1970. Relativement peu connu, ce titre est un hommage à Amancio D’Silva, musicien indien actif au Royaume-Uni, dont le style annonçait déjà la fusion indo-jazz (le jeu de guitare rappelle celui de Wes Montgomery et Grant Green). Le deuxième morceau ramène l’influence vers les États-Unis et le jazz spirituel de Pharoah Sanders, avec une reprise de The Creator Has a Master Plan. Le morceau initial, figurant sur l’album Karma (1969), dure une trentaine de musique, accompagné d’un chant yodel de Leon Thomas. Ici, Korwar et son collectif ne mobilisent pas le chant. Ce sera le cas sur la troisième piste : Mind Ecology, repris de Shakti et John McLaughlin sur l’album Natural Elements (1977), l’une des premières merveilles de l’indo-jazz. Les morceaux 1 et 2 Malkauns sont, quant à eux, issus d’influences de musique indienne classique ainsi que des compositions du duo Shankar–Jaikishan, qui œuvrait dans les musiques de film. Cet interlude presque strictement indien laisse libre court à la virtuosité de la cithare sur la seconde partie.
Puis vient enfin le sixième morceau. Au bout de deux minutes, les premières notes pinçant les cordes de la contrebasse laissent deviner de qui s’inspire le morceau : Journey in Satchidananda, le classique d’Alice Coltrane, sans doute le plus beau morceau de jazz jamais composé, de concert avec le même Pharoah Sanders (album éponyme paru en 1971). Au-delà de la structure générale que l’on reconnaît, le morceau se démarche par une esthétique innovante, notamment avec un piano plus bavard. Hajj (« Pèlerinage »), la septième piste, est tirée du répertoire d’Abdullah Ibrahim, est totalement métamorphosée par l’appropriation faite par le chanteur Aditya Prakash, à partir de la seconde moitié du morceau, long de 12 minutes. C’est de bonne guerre, le morceau original d’Ibrahim, paru sur l’album The Journey en 1977, durait déjà 21 minutes. La maîtrise vocale est bluffante pour ce maître de la musique carnatique. Earth, le huitième morceau, vient de l’album commun d’Alice Coltrane et Joe Henderson The Elements, paru en 1974, là encore avec une nouvelle forme très différente.
En réécoutant l’album à l’occasion de l’écriture de cet article, j’avoue avoir été émerveillé par l’avant-dernier morceau, Mishrank, du très grand Ravi Shankar, évoqué en introduction. Sur un enregistrement live assez mal connu, Jazzmine (1980), il s’agit du dernier morceau. En comparant l’original et la reprise, on reconnaît une trame commune, mais une intensité sur la composition de Korwar beaucoup plus prononcée. Rien ne laisse présager, au moins jusqu’à la moitié de la piste, de la prouesse atmosphérique exécutée à partir des 8 minutes écoulées. Le chant d’Aditya Prakash est de retour, joue avec le public, ce qui semble lui donner une entière confiance pour improviser. Korwar rappelait, à l’occasion de l’enregistrement de cette album, que « l’UPAJ Collective est un ensemble fluide de musiciens qui partagent un amour commun pour l’improvisation, le jazz et la musique classique indienne. […] Ce qui aide énormément, c’est aussi le soutien et l’amour du public, qui aident tous les musiciens à faire confiance à l’espace et à prendre des risques avec leur musique en sachant qu’ils sont entre de bonnes mains ». (Louis Pattison, 2018). Le risque est donc pris à la fin du morceau, lorsque sa voix semble s’arrêter paisiblement, pour mieux dialoguer timidement avec les percussions de Korwar et enfin laisser place à un encore cathartique qui donne la chair de poule.
Il aurait été cruel de clore l’album avec un morceau aussi impressionnant. La dernière piste est donc plus douce, moins radicale, mais tout aussi bien exécutée. Elle réutilise Utopia and Visions de Don Cherry, initialement paru en 1972 sur l’album Organic Music Society. L’album se termine ici, presque deux heures d’improvisation savamment exécutées. Il est souvent difficile de faire aussi bien que l’originale mais, avec ces reprises, Korwar montre qu’il marche dans les pas des plus grands du jazz spirituel. L’album a obtenu une certaine reconnaissance, sans pour autant faire grand bruit. D’autres concerts de Sarathy Korwar accompagné de l’UPAJ Collective suivront, notamment, début 2019, celui organisé au Royal Albert Hall :
En 2019, Sarathy Korwar a remis son énergie au cœur de son projet musical personnel, avec l’album More Arriving. L’album emprunte à la fois des éléments jazz, électroniques et hip-hop. Le morceau Coolie en est l’exemple parfait. Comme le rappelle Radio France, la pochette de l’album réalisée par Tushar Menon « rend hommage aux manifestations de rue organisées dans toute la Grande-Bretagne dans les années 70 et 80 dans le cadre du ‘Asian Young Mouvement‘ qui a vu les asiatiques et les personnes de couleurs s’unir pour exprimer leur solidarité face au racisme et au nationalisme du National Front et ses partisans. » Korwar retrouve l’UPAJ Collective l’année suivante pour faire paraître le premier album studio de la formation : Night Dreamer Direct-to-Disc Sessions. On y trouve des explorations musicales douces, moins abrasives que sur My East is your West. Début 2022, il intègre le groupe Flock pour s’intéresser au minimalisme, à l’improvisation et au jazz d’avant-garde, comme en témoignent l’E.P. In-C, réinterprétation du la composition de Terry Riley (1964), et de l’album également intitulé Flock, sorti en mai. Seulement un mois après, il sort avec Auntie Flo l’E.P. Shruti Dances, composé de pistes électroniques très percussives. Une dernière parution pour cette année 2022 prolifique : Korwar sort KALAK, son troisième album studio, défini par l’intéressé comme un manifeste indo-futuriste (Sarathy Korwar – « About »). Dans la lignée des deux premiers, il continue son exploration musicale singulière, cette fois-ci aidé du producteur new-yorkais de musique électronique Photay (The Leaf Label). À cette occasion, comme je connaissais Photay, j’ai eu la joie de découvrir ce travail commun avec Korwar. On trouve notamment sur cet album le titre Utopia Is A Colonial Project. La dernière parution de Sarathy Korwar date, à ce jour, d’avril 2023 : l’album KAL (Real World) est conçu dans le prolongement du précédent album, avec un coup de cœur pour le dernier : Songs or People.
Avec tous ces éléments balayés, autant dire que Sarathy Korwar est un musicien capable de s’intéresser à différents genres musicaux, imprégné de cultures très diverses. Les percussions comme dénominateur commun aide sans doute à cette boulimie exploratoire. J’ai souhaité m’attarder sur l’album live My East is your West parce que c’est celui qui me parle le plus, il entre en résonance avec tous les morceaux de jazz spirituel que j’appréciais déjà. D’autres mouvements tout aussi planants sont nés du free jazz, notamment l’ECM Jazz Style, acronyme du label Edition of Contemporary Music. Fondé en Allemagne en 1969, il s’agit à l’origine d’un label s’intéressant à la fois au jazz et à la musique classique : son haut fait reste sans doute la mise en lumière de l’œuvre d’Arvo Pärt grâce à l’enregistrement et la parution de Tabula Rasa en 1984. Parmi les groupes contemporains inspirés davantage par le ECM Jazz Style que par le Spiritual Jazz (l’un n’exclue toutefois pas l’autre), on trouve le groupe australien The Necks, dont le morceau Blue Mountain (2017) est, à mon humble avis, l’un des plus vertigineux qui existe. Pour en revenir à Sarathy Korwar, voici deux playlists Spotify et une liste Senscritique pour terminer cet article :
Alexandre Wauthier