Saya Gray (#58)

D’abord, il y a ce morceau :

Il est initialement sorti en juin 2022, mais je ne le découvre qu’en août 2023. Il faisait bon. Je retrouve mon calendrier. À ce moment, en pleine semaine, je découvre ce morceau. On est le 10 août. Je l’écoute un peu, j’aime bien. Je laisse le week-end passer. Au début de la semaine suivante, je réécoute et, à partir de là, je rentre un peu plus dans ce monde musical. Je me souviens m’être stoppé, l’un de ces matins d’été, doux, calmes, sur le Pont-Neuf. J’étais resté blême, arrêtant net ma marche pour me dire : « wow, c’est vraiment, vraiment pas mal ce truc ».

Saya Gray par Jennifer Cheng, renversant.

J’ai d’abord été impressionné par les changements de rythmes pendant le morceau. Je crois l’avoir écrit sur ce blog au moins une fois : les artistes musicaux qui prennent des risques, j’apprécie beaucoup. On ne nous prend pas, nous, simples auditeurs, par la main. Entrer dans l’univers d’un artiste, ça a un coût, ça demande à s’investir un minimum. Il ne s’agit pas forcément d’un divertissement, mais d’une œuvre à appréhender, facile ou non.

En plus des changements de rythmes, il y a les silences, parfois brusques, rompant l’harmonie vacillante de sonorités provenant d’innombrables instruments ou samples. Au-delà d’assumer des choix, il faut aussi être capable d’arranger tous ces éléments.

Saya Gray, alors, c’est qui ? C’est une chanteuse, compositrice et multi-instrumentiste originaire de Toronto (Canada). Elle a débuté, dès l’adolescence, en jouant dans un groupe qui se produisait à l’Église pentecôtiste de Toronto. Pourquoi pas. Dans un court documentaire-making of de Colours, avec en toile de fond son morceau TOOO LOUD!, elle parle de son enfance :

J’ai grandi dans une petite maison très spéciale sur les plages de Toronto. Beaucoup de mes souvenirs d’enfance sont comme dans un état de rêve. Je ne me souviens donc pas de grand-chose, mais je me rappelle des sensations. Il y avait un long couloir étroit. Et toutes les lattes de bois étaient de travers. La maison servait aussi d’école de musique. Il y avait donc comme des sons tourbillonnants dans chaque pièce. Et des instruments de musique partout. 30 enfants constamment dans la maison. J’étais aussi très fluide dans mon genre dès mon plus jeune âge. Je pouvais tout ressentir, ressentir tout le monde, tout voir. Tout était trop bruyant [TOOO LOUD!] ».

Saya Gray – HOMEGROWN | COLORS x BURBERRY

Elle a ensuite été musicienne de session et bassiste pour d’autres artistes, notamment Daniel Caesar, Willow ou encore Liam Payne. Forte de cette expérience longue d’environ 10 ans, elle s’est lancée en solo, avec une musique qui, en toute logique, adapte désormais une démarche sincère et profondément personnelle.

Outre cette formation on ne peut plus concrète, j’ai trouvé dans le magazine Harper’s Bazaar un article francophone de Jacques Simonian sur Saya Gray qui évoque l’activité de ses parents, loin d’être anodine par rapport à son savoir-faire. La musique, la musique, la musique : selon cet article, son père, Charlie Gray, d’origine écossaise, est trompettiste et ingénieur du son de renom alors que sa mère, Madoka Murata, a fondé l’une des principales écoles de musique au Canada : Discovery Through The Arts. C’est dans cet environnement qu’elle commence à apprendre à jouer d’un instrument, et pas n’importe lequel : le piano. Celui-là même qu’on retrouve au début de ce morceau, paru sur un EP, QWERTY :

Je parlerai de l’E.P. un peu plus tard, mais ce titre m’oblige à brûler les étapes tant il est réussi. Une captation live, tout aussi sublime, est disponible ici. Néanmoins, c’est avec la basse que Saya Gray interagit le mieux musicalement : avec cet instrument, l’ambiance et la fréquence du son créé deviennent beaucoup plus malléables. Dans un environnement bienveillant et propice à la création, elle finit par sortir, le 9 juin 2022, son 19 MASTERS sur le label britannique Dirty Hit. Selon Rateyourmusic, c’est un E.P., selon d’autres sites, comme Discogs, c’est bien un album. En tout cas, ce bidule est à la fois personnel et familial : Saya Gray s’occupe de toute la composition, mais fait participer son père à la trompette (notamment sur EMPATHY 4 BETHANY), son frère à la guitare, et sa mère, qui introduit 19 MASTERS par un morceau de 2 secondes, uniquement constitué d’une phrase prononcée en japonais « ようこそ 私の世界へ », pouvant se traduire par : « Bienvenue dans mon monde ».

Ce monde, quel est-il ? Un ensemble de 19 compositions tout à fait inclassables. Il est vrai que l’on entend bien la basse résonner et donner le ton, mais pas seulement. Une ribambelle d’instruments et d’effets viennent, non pas alourdir, mais étoffer les compositions. Saya Gray enregistre tout ce qu’elle trouve et insère ses captations dans ses morceaux. Ce qui fait la force de cette boulimie d’enregistrements, c’est qu’elle est soutenue par une musique qui lui laisse l’occasion de s’exprimer, peu importe le sujet enregistré, murmuré, répété. La force de ces 19 MASTERS c’est qu’il est d’une part excellent pour une première sortie, mais aussi imprévisible. On pourrait penser à un premier jet ou à une « carte de visite » qui démontrerait les capacités et appétences d’une jeune musicienne, à l’image des jeunes peintres romantiques qui avaient tendance à charger leurs tableaux d’une multitude de figures et de paysages pour signifier « regardez comment je suis trop fort ». Avec cette parution, ça aurait pu être le cas, et ça n’aurait pas été le signe d’une qualité moindre (cf. les tableaux de Delacroix, pour clore l’analogie). Ne tombons pas dans le piège de l’étiquette, il s’agit là d’une œuvre dont la qualité n’a d’égal que l’authenticité. Il y a une certaine fraîcheur et, pour moi en tant qu’homme, une facilité à me mettre dans la peau de la personne qui récite.

19 MASTERS : le titre en tant que tel est intriguant : il évoque le processus technique de mastering studio et, d’une certaine manière, interroge la quête de la perfection. Les titres sont-ils achevés ? Auraient-ils pu être assemblés différemment ? Oui, peut-être, mais au moins, maintenant, ils sont. Parfois, quelques secondes suffisent pour apprécier la profondeur musicale du morceau : c’est le cas de 2019 WAS AN EMPTY CARB. J’aurais aimé que ce morceau dure 10 minutes, mais à quoi bon ? Il est très bien comme ça. Globalement, les paroles invitent l’auditeur à réfléchir à ses propres expériences tout en se plongeant dans les siennes. Je ne vais pas analyser certaines paroles : un morceau, un E.P., c’est un tout : il faut écouter ! Ici et là, des bouts de morceaux hantent mon cerveau, qui les fredonnent à nouveau, alors que je ne les écoute même pas. C’est le cas de SAVING GRACE, la base suit la voix, ou l’inverse, à la manière de ce que nous connaissons, en France, à travers le génialissime Ultrascore de Christophe Chassol. Sur TOOO LOUD!, des samples de boucles inversées viennent brouiller le message : la cassette se rembobine et laisse place à un extrait de paroles prononcées en japonais, rappelant, sans doute, les origines de la chanteuse.

Élévation. Saya Gray par Robert Harper

Le dernier titre, le dernier MASTER, c’est le premier de cet article : IF THERE’S NO SEAT IN THE SKY (WILL YOU FORGIVE ME???). Désolé, chaque titre est en lettres capitales, et même avec le style italique, ça donne l’impression que je hurle. Eh bien ce titre, mon préféré de sa discographie, c’est aussi le premier à paraître sous la forme d’un single, le 17 mars 2022.

Avant ces 19 MASTERS, il n’y avait que deux parutions dans le répertoire de Saya Gray, sorties en 2020 sous forme de singles : SHALLOW et ZUCCHINI DREAMS. On y retrouvait déjà une appétence pour le tout. Le tout, tout court. Oui, il y avait déjà de nombreux instruments et une voix qui explorait toutes les manières de transmettre un message : chanter, parler, murmurer, hurler…

Tiens, une autre parenthèse personnelle non nécessaire : à l’occasion du Pitchfork Music Festival de Paris, j’avais eu la chance d’aller voir Saya Gray en concert au Petit Bain, le 12 novembre 2023. Elle n’était pas seule. Déjà, au sens strict, elle jouait en groupe, mais aussi : elle partageait la scène avec Leith Ross et Haley Blais, que j’ai découvertes pour l’occasion. Il faisait froid, c’était un dimanche soir et je venais de glander royalement tout le week-end. Week-end pas prolongé, d’ailleurs, puisque le 11 novembre tombait un samedi, pas de bol. Parenthèse fermée. Il m’a fallu trouver la motivation à braver le froid et la foule qui s’était attroupée à la salle de concert de Bercy. Quel concert, d’ailleurs ? Celui de Madonna ! Je crois que, ce soir-là, elle n’a joué que trois quarts d’heure. Si le public savait qu’il n’y avait non pas une, mais trois musiciennes tout aussi talentueuses et généreuses en minutes musicales ! Bref, une fois la Seine traversée, je retrouve la rive gauche et embarque pour prendre le Petit Bain. Enfin, pas exactement, j’attends avec tout le monde sur le quai, tandis que nous entendons Saya Gray qui commence à jouer avec son groupe. C’était DIZZY PPL BECOME BLURRY que j’entendais. Aïe, petit problème de timing : les portes s’ouvrent finalement et tout le monde rattrape le concert en cours de route. C’est bondé, il faut chaud, ce n’est pas la meilleure salle de concert du point de vue du rendu sonore, mais je suis au milieu et, même loin, je vois tout et j’entends tout ! Bon, j’ai regardé les rares photos et vidéos que j’avais prises, mais ça ne valait pas trop le coup de les poster ici. Mon téléphone est nul pour capturer des images dès lors que l’éclairage est tamisé.

Le 25 mai 2023, Saya Gray sort un autre E.P., QWERTY, celui dont le morceau partagé plus haut, DIZZY PPL BECOME BLURRY, est issu. 7 titres pour 17 minutes. Avec QWERTY, il faut s’accrocher, ça va vite. J’ai bien aimé PREYING MANTIS !, plein de changements de rythme, encore, mais aussi de voix. Parmi celles-ci, certaines sont chopped and screwed et essaient de rattraper tant bien que mal le beat du morceau. Cette course est entremêlée par une guitare qui rappelle celle des plus grands guitar heroes des années 1970 et 1980. Je crois que j’identifie la musique de Saya Gray comme du rock, en particulier avec cette composante, qui s’exprime dans plusieurs de ses morceaux, dès lors qu’ils durent plus de 3 minutes.

Quand je parlais de cette ambiance guitar hero, je la retrouve dès le début d’un nouvel E.P. : QWERTY2. Le titre introducteur.. YOU, A FOOL a tout pour ressusciter les plus beaux riffs de guitare d’un rock progressif lointain (ça me va, sans le rock progressif, je ne me serais pas vraiment intéressé à la musique). Il a fallu attendre le 28 mars 2024, mais ça valait le coup : cet E.P. est plus long que son prédécesseur (28 minutes). J’ai beaucoup aimé le titre AA BOUQUET FOR YOUR 180 F ACE. La rythmique entêtante y est pour beaucoup : on en est trop proche, on s’en éloigne, elle nous manque, puis elle revient pour nous dire que tout va bien. J’ai regardé ce que Saya Gray proposait comme clips musicaux à l’occasion de la rédaction de cet article, j’ai été agréablement surpris de découvrir celui réalisé pour ce morceau, réalisé par Jennifer Cheng (également disponible sur YouTube) :

Le 21 février 2025, soit une semaine après la Saint-Valentin et une semaine avant la sortie de cet article, Saya Gray sort son premier album officiel, sobrement intitulé Saya, toujours sur le label Dirty Hit. La musicienne présente l’album comme une sorte de « rupture personnelle » (« Well it’s kind of a self breakup album »). J’avais déjà bien accroché avec SHELL ( OF A MAN ), parmi les singles parus avant l’album dans sa totalité. Les guitares acoustiques mêlées au sonorités rock me rappellent certains groupes d’alt-country des années 1990, en particulier Grant Lee Buffalo, dont je vénère le premier album.

L’album est très mature, moins surprenant que 19 MASTERS, mais tout aussi riche musicalement et beaucoup plus consistant. On s’y retrouve dans l’ambiance, l’album-concept se dessine davantage avec cette sortie. En une semaine, j’ai beaucoup écouté 10 WAYS ( TO LOSE A CROWN ), plein de douceur et de sensibilité. Cependant, c’est véritablement l’avant-dernier morceau mon coup de cœur ; avec la mélancolie tranquille d’EXHAUST THE TOPIC :

Si on en revient à l’œuvre déjà féconde de Saya Gray, active sous son nom propre depuis 2022, je considère sa discographie comme une expérience totale laisse difficilement indifférent : on met quelques morceaux de côté, on commence à en chérir d’autres : d’abord timidement, puis comme une œuvre incontournable de notre univers mental. C’est une sorte de livre d’heures, mais dont les sonorités sont fredonnées et ont besoin, épisodiquement, d’être comblées par une réécoute du morceau original. La démarche de Saya Gray est certes très personnelle, mais le parallèle musical peut être réalisé en la comparant à des artistes comme Eartheater, FKA Twigs, pour ne citer qu’elles.

Le 15 avril 2025, Saya Gray se produira à la Gaîté Lyrique, j’ai hâte 😎. Ce sera son concert à elle toute seule. Ce que je n’ai pas dit, c’est qu’il faut aussi voir et écouter ce qu’elle fait en concert, avec les meilleures captations qu’Internet peut nous procurer : en octobre dernier, Saya Gray publiait sur sa chaîne YouTube une interprétation de IF THERE’S NO SEAT IN THE SKY (WILL YOU FORGIVE ME???) au ICA London. L’enregistrement date du 22 mai 2024. Une version allongée, filmée depuis la fosse, on a le morceau avec l’ambiance, que demande de plus ? Je sais : une interview sortie il y a 6 jours, comportant une interprétation acoustique du même titre, au World Cafe et enregistré le 23 janvier 2025.

Bon, je radote, et j’ai écrit tout ce que je voulais écrire. Vous l’aurez compris, c’est ce titre, avec ces majuscules partout, qui m’a fait apprécié la musique de Saya Gray. IF THERE’S NO SEAT IN THE SKY (WILL YOU FORGIVE ME???) : c’est rapidement devenu l’un de mes titres préférés. Pour terminer cet article, outre rendre hommage à un album paru la semaine dernière, je termine par là où j’ai commencé, avec le même titre, mais en partageant le clip vidéo également réalisé par Jennifer Cheng :

Comme d’habitude, je partage une sélection des morceaux sur Spotify :

Saya Gray (sélections)

Comment conclure ? J’invite les gens qui lisent ces mots à se faire leur propre idée et à aller découvrir la musique de Saya Gray. Je peux parler de mon élément préféré dans sa musique, oui. Quand je parlais de prise de risque et de changement de rythmes ou de tonalités, c’est là où mes oreilles sont surprises et apprécient le fait de l’être : on pense prédire les notes, et on se rend compte – agréablement – que l’on s’est trompé dans ses prédictions. Lorsque c’est la première fois que ça se produit avec un morceau, difficile de s’en défaire. Récemment, je me suis rappelé que j’appréciais beaucoup le titre Dear Mr. Fantasy de Traffic (1967 !) pour cette raison. Chez Saya Gray, les moments de silence se superposent à d’autres plus dissonants, ou d’autres, encore, plus mélodieux. Car le plus bel instrument, après tous ces soubresauts auditifs, n’est-ce pas le silence ? Zut, j’aurais dû garder cette conclusion digne du plus pédant des mélomanes pour un article sur Talk Talk, tant pis !

Merci à Mai pour la relecture ♥️

Alexandre Wauthier