Certains albums restent dans votre imaginaire auditif tant les sonorités entendues il y a des jours, des semaines, des mois voire des années sont particulières. C’est mon cas pour Exuma. De son nom complet Macfarlane Gregory Anthony Mackey (1942–1997), parfois crédité en tant que musicien comme Tony McKay, il est originaire des Bahamas. Influencé par la musique des Caraïbes, elle-même tributaire de la culture ouest-africaine, le travail d’Exuma a également su d’inspirer des albums de la musique populaire des années 1970 produite aux États-Unis (Sam Cooke, Fats Domino). Né en 1942 dans la Tea Bay, sur Cat Island (« L’Île du chat »), au large de l’archipel des Bahamas, sa mère et lui s’installent à Nassau, capitale des Bahamas. Vers 1960, il s’installe à New York, fréquentant la scène musicale de Greewhich Village et tout en étudiant l’architecture, McKay se passionne pour la poésie puis pour la musique. Après avoir porté le nom de Tony McKay and the Islanders, ou encore The Junk Band and Daddy Ya Ya, Tony McKay créé le groupe Exuma, tel que fut baptisé un groupe d’îles de son pays. Bob Wyld, alors manager du groupe de rock Blues Magoos, le remarque et le recommande au label Mercury Records.
Il réussit brillamment à convaincre le label de signer Exuma et, en 1970, un premier album éponyme voit le jour. Wyld est crédité comme producteur sous le nom de Daddy Ya Ya. Le résultat est un mélange de toutes les influences de McKay. Musicalement, on y retrouve de nombreux genres, avec, selon Wikipédia : carnival, junkanoo, calypso, reggae, musique africaine (?) and musique folk. RateYourMusic y ajoute le Goombay. McKay était également inspiré par la médecine des plantes, et par les croyances qui ont bercé son enfance. Ainsi, le premier album d’Exuma reprend les histoires ancestrales vaudou héritées de la culture ouest-africaines, dont est originaire une grande partie de la population des Bahamas. La spiritualité qui se dégage de cet album nous fait entrer dans un univers singulier, initié par des échantillons de hurlements de loup. Exuma, tantôt groupe tantôt McKay lui-même, se présente(nt) comme L’homme Obeah, évoquant un ensemble de croyances syncrétiques afro-caribéennes.
La narration spirituelle de l’homme et de la nature qui traverse cet album fait d’Exuma un groupe atypique, même pour une musique venue des Bahamas. Il s’agit de la première et de la plus aboutie réalisation du groupe. L’album correspond à une esthétique très libre, expérimentale et laissant place aux aléas de l’enregistrement, avec parfois des sons compressés, saturés, étouffés, délibérément mal enregistrés. À la fin des années 1960, on retrouve ce type de production et d’ambiance dans le blues déconstruit de Captain Beefheart (Safe as Milk, 1967), ou dans celui plus festif de Dr. John, inspiré par la culture de la Louisiane (Gris-Gris, 1968). Coïncidence, Captain Beefheart a réalisé de nombreuses démos en 1965, 1966 et 1967, dont une justement intitulée Obeah Man. Le titre n’a été publié qu’en 1999 sur une compilation.
McKay était également un artiste pictural, il réalisa lui-même l’avant et l’arrière de la pochette des albums d’Exuma, dont celles du premier. Ci-dessous l’avant et l’arrière de la pochette, œuvres réalisées par McKay lui-même, 1970 (Discogs, ghostcapital). Ainsi sorti chez Mercury Records, l’album fut distribué en France par Barclay.
Toutes les émotions parcourent l’album : la joie, la peur, l’effroi, la tristesse, l’euphorie, avec un ton dénonciateur et grave. Une précieuse interview de Tony McKay a été réalisée en 1970 par Bob Moore Merlis peu de temps après la parution de l’album (Record World, May 16, 1970, p.50). Exuma désignait son album éponyme comme magique. Sa philosophie était la suivante: « Si l’offre musicale est rare, à l’inverse de superficielle ou peu inspirée, les gens la poursuiveront ». Daddy Ya Ya, également interviewé, définit la production de l’album comme un procédé hautement satisfaisant, aussi bien « musicalement, artistiquement que que psychiquement », invitant chacun « atteindre un sommet semblable dans leur existence ». Toujours dans cette interview, Tony McKay décrivait sa musique comme « toute la musique jamais écrite », celle qui évoque des sentiments, des émotions, les sons des hommes, les sons des créatures terrestres, nocturnes et ceux des forces électriques ». Par ailleurs, en plus des paroles, la parution originale de l’album joint une lecture immersive de cet univers très mystique, avec le texte suivant, disposé en lettres capitales sous la forme de trois paragraphes noir et sur blanc fondus dans des pointillés gris :
EXUMA BEYOND THE UNIVERSE / A STAR THAT ONCE LIT MARS / RIDING THE WIND, KISSING THE SAND / WALK IN THE NIGHT WITH THE / HOUGHAMAN / SEVEN TIMES AROUND THE BUSH / NINE MONTHS TO BE TUCKED AWAY IN / A BELLY OF FLESH / CAT ISLAND ON THE SEVENTH HOUR / THE MIDWIFE CHOPPED THE NAVEL / STRING. ANGELS WALK DEMONS SING / RIDING ON THE BACK OF A FLYING / THING / GOATSKIN DRUMS BELLS THAT RING, / HUSKY VOICE GUITAR STRING. / HAT AND STICK NAMED WRAPPED UP / WILLY/ ANKLE BELLS AND SOPA DILLY / ALL ROADS LEAD TO FREEDOM / ALL ENSLAVEMENT LEADS TO HELL ALL HYPOCRITIES GO TO HEAVEN / LET ME EASE MY HEAD A SPELL / ALL ROADS LEAD TO FREEDOM / NIGHT OR DAY THE COLOR SCHEME / BURST INTO PIECES / THE BIG MAN´S DREAM / THE FUTURE IS FREEDOM, THE PAST / A CHAIN. / THE PRESENT IS ANYBODYS GAME / EXUMA.
Sans doute pour des problèmes de droits, les premiers albums d’Exuma ne sont malheureusement pas disponibles sur les plateformes de streaming. Le premier est disponible sur YouTube, certains autres aussi. Après ce premier album sorti en mai 1970, Exuma put sortir un deuxième album, sobrement intitulé Exuma II, chez Mercury au mois de décembre de la même année. Cette deuxième parution fut toutefois la dernière unissant Exuma et Mercury. L’année suivante, en septembre 1971, Exuma signa chez Buddah Records, filiale du label Kama Sutra Records. Fait intéressant, ledit Captain Beefheart fut également produit chez Buddah Records (qui sera rebaptisé Buddha Records). Exuma publia donc les albums Do Wah Nanny (1971), Snake (février 1972) et Reincarnation (octobre 1972). Malheureusement, aucun album ne sera, à mon sens, aussi consistant et impressionnant que le premier album. On retrouve toutefois cet esprit libre et fait maison tout au long de la discographie de McKay, en particulier le très solennel A Place Called Earth, Happiness and Sunshine et Monkberry Moon Delight. Ce dernier morceau est une reprise de Paul McCartney, définitivement meilleure que l’original par son aspect brut.
Grâce à la magie des internets, il est même possible de voir un concert d’Exuma, retransmis par une chaîne de télévision américaine en 1972. La vidéo démarre en 16 minutes et 23 secondes, lorsque McKay commence à reprendre son titre phare, The Obeah Man.
Les sifflets de carnavals, les bruits de grelots et l’ambiance libre qui se dégage des morceaux font également écho à certains musiciens de jazz qui, inspirés par le mouvement Free Jazz, ont composé une musique très spirituelle et souvent inspirée par différentes religions, à l’instar de Pharoah Sanders et son emblématique album Karma (1969).
Enfin, la musique d’Exuma est accompagné de l’esprit Damballa, titre d’un morceau sur le premier album. Serpent représenté par un boa ou une couleuvre dans les croyances vaudou, assimilé à la bonté et à la fécondité et marié à la maîtresse du ciel, le Damballa nourrit également la culture de et de la Louisiane. La scène musicale de l’époque n’est pas restée insensible à la musique produite par McKay et son groupe Exuma. Certains grands noms de la musique ont même repris certains titres, c’est le cas de la grande pianiste et musicienne de jazz Nina Simone (1933-2003). Connue pour ses interprétations énergiques en concert, 9 ans après avoir enregistré le somptueux Sinnerman sur l’album Pastel Blues (1965!), elle choisit d’interpréter deux titres issus du premier album d’Exuma : Dambala et Obeah Woman. Ce concert, enregistré et produit sous forme d’album live en 1974 sous le nom de It Is Finished, met en lumière le musicien des caraïbes, avec qui Nina Simone a directement collaboré. Comme le titre le suggère, l’Homme Obeah n’est plus, et laisse place à la Femme Obeah, avec des paroles retravaillées. Enfin, l’interprétation de Damballa par Nina Simone, dont la teneur politique se fait sentir, se passe tout commentaire et fera office de conclusion à cet article.
Edit 11 mai 2022 : découverte du titre 我們是同胞 (« Nous sommes compagnons ») par le musicien taïwanais 陳建年
Alexandre Wauthier