Je l’évoquais dans l’article précédent : je souhaite dorénavant écrire des articles moins fournis, car le temps et l’envie viennent à manquer. Cette résolution à rebours est sans doute un vœu pieux : je vois l’année 2025 comme l’occasion de lever le pied. Pourtant, j’ai déjà en tête la volonté d’écrire deux articles fournis, sur deux figures masculines.
Sans vouloir faire de parité parfaite, je me rends compte que, même si j’ai voulu écrire sur des musiciennes, les articles les plus fournis de ce blog concernent avant tout des hommes. Alors, que faire ? Déjà, dans la perspective que je souhaite donner à ce site, l’idée est de parler de figures féminines qui ne sont pas forcément musiciennes. J’ai tout un tas d’articles que je brûle d’envie d’écrire, mais ils attendront. Ces articles, j’aime les écrire pour garder une trace, d’abord, de ma découverte. Un nom et un prénom, sur ce blog, c’est déjà une mise en lumière, un hommage, flatteur, je l’espère. J’éprouve aussi le besoin de synthétiser mes sources lorsqu’elles viennent à manquer sur la toile : au-delà de cet hommage, il y a l’envie de documenter et de centraliser les informations sur une personne relativement oubliée. À vrai dire, je ne sais pas ce que je pourrais écrire sur une personne ou un groupe de musique mondialement connu. Vais-je écrire sur Brian Eno ou les Pixies ? Non. Je les apprécie, mais, hormis mon attrait personnel, il n’y aurait rien à dire de plus.
Aujourd’hui, donc, je souhaite parler d’une poétesse francophone un peu oubliée. Enfin, oubliée, surtout en France. Le jeu consistait, donc, à trouver des informations sur elle. Je ne sais même plus comment je l’ai découverte. Un poème qui traînait sur la toile, dans une anthologie, peut-être ? J’ai déjà oublié. En tout cas, j’avais bien accroché avec ce poème, et en tirant le fil de la vie de son autrice, je me suis dit qu’il y avait matière à écrire un peu. J’ai donc glané des éléments de sa vie sur la toile. En construisant la trame de cet article, j’ai surtout utilisé l’excellente thèse de doctorat de Donna M. Meletio, intitulée Leona Queyrouze (1861–1938): Louisiana French Creole poet, essayist, and composer et soutenue en 2005 (etd-05262005-115411). Par-delà l’ironie de bénéficier d’une source très complète en anglais sur une poétesse d’expression française, je souhaite reprendre l’introduction de cette thèse, car elle me fait penser à la manière dont, parfois, mais pas ici, je découvre certaines créations.
J’ai découvert Leona Queyrouze au cours de l’été 1995, alors que je me réfugiais dans un musée de Jackson Square, à La Nouvelle-Orléans, à l’abri d’un orage. Alors que la pluie continuait à tomber, j’ai parcouru les salles du musée Cabildo en regardant des portraits de rois, d’évêques, d’hommes d’État et d’aristocrates. Au bout d’un moment, j’ai découvert le visage saisissant d’une jeune femme sérieuse vêtue d’une robe simple. Leona Queyrouze Barel, disait le cartel, poétesse, essayiste et compositrice. Intriguée, j’ai demandé plus d’informations sur elle à une femme à la réception, qui m’a promis de m’en faire parvenir. Ce moment a marqué le début d’un long voyage à la recherche de sa vie et de son œuvre, de la culture créole française, de l’histoire et de la politique de la région. Il en est ressorti une personne aussi complexe que l’époque et le lieu où elle a vécu.
Donna M. Meletio, dans Leona Queyrouze (1861–1938): Louisiana French Creole poet, essayist, and composer, Louisiana State University and Agricultural and Mechanical College, 2005.

Le visage que Donna Meletio a croisé se trouve ci-contre. Ce portrait de Léona Queyrouze a été réalisé par le peintre John Genin. Il est conservé, comme la chercheuse le mentionne, au musée Cabildo, qui fait partie des musées de l’État de Louisiane. Je reprends ici une image mise en ligne récemment dans le cadre du projet 64 Parishes. Heureusement que cette numérisation existe ! Hormis celle-ci, la résolution des autres numérisations laisse à désirer (le site des musées de l’État de Louisiane en 2003, un article de blog en 2012, mais c’est tout).
Je commence donc avec la biographie. Avec un visage sur la personne, c’est déjà concret ! Marie Léona Queyrouze était une poétesse, écrivaine, essayiste et musicienne créole blanche née à La Nouvelle-Orléans le 23 février 1861, quelques mois avant le début de la guerre de Sécession (1861-1865). Elle est la fille de Léon Queyrouze. Son père était lui-même le fils d’un vétéran des campagnes napoléoniennes originaire de Beaumont-du-Périgord, qui arriva en Louisiane à l’âge de 12 ans. L’oncle de Léon Queyrouze l’envoya dans une école à Lexington (Kentucky), puis à La Havane (Cuba) en 1833, pour apprendre l’espagnol. De retour à La Nouvelle-Orléans deux ans plus tard, il fut d’abord vendeur auprès de son oncle pendant 5 ans, puis marchand de vin, en se spécialisant dans l’import de vins et d’autres produits venus de France. En 1857, il épousa une Créole, Clara Tertrou, originaire de Saint-Martinville. Dans les années 1860, il fut même colonel de l’armée confédérée, pendant la Guerre de Sécession. Il reprit son commerce après le conflit.
Homme très instruit, propriétaire de vastes plantations, il recevait chez lui de nombreux intellectuels créoles. Dans un article intitulé Histoire sans mémoire de deux Belles Créoles : Léona Queyrouze et Sidonie de la Houssaye (dans Mémoires francophones : la Louisiane, Presses Universitaire de Limoges, 2006), Salwa Nacouzi rappelle le contexte expliquant les pratiques sociales des Louisianais :
Jusqu’à la Guerre de Sécession, les Créoles envoyaient leurs enfants, dès l’adolescence, faire leurs études à Paris. De Louis le Grand à la faculté de médecine ou à celle de droit, les jeunes gens se nourrissaient des sciences comme de la rhétorique françaises. De la France arrivaient en Louisiane les exilés des révolutions successives qui venaient nourrir un journalisme républicain, mais succombaient aussi parfois aux sirènes de l’esclavage. Ainsi, ce va-et-vient permanent alimenta pendant près d’un siècle la vie des hommes et des institutions. La Guerre de Sécession viendra bouleverser cette société. Les Créoles, incorrigibles esclavagistes et planteurs pour la plupart, perdront leurs biens et leur statut et se contenteront, à partir de là, des institutions locales. Culturellement, ils seront sur la défensive et créeront des institutions conservatrices pour protéger leur langue et leur culture. Ainsi s’amorce le déclin de la vie culturelle française qui se marginalisera au début du XXe siècle.
Léona vit donc passer l’intelligentsia locale dans le salon familial, dont l’aisance matérielle n’était possible que par une société inégalitaire, alors en mutation. De fait, la fin de la guerre de Sécession entraînait la fin du monde de la plantation et l’extinction du système de l’esclavage. Lors de ces réceptions, Léona Queyrouze put prendre part aux conversations sur la littérature, la philosophie et la religion, qui avaient lieu dans sa maison. Elle était fière de son héritage et voyait son monde changer : La Nouvelle-Orléans devenait alors de plus en plus une ville américaine. Autrefois capitale de la Louisiane française, La Nouvelle-Orléans passa sous contrôle espagnol après la guerre de Sept Ans (1756-1763). Après la vente de la Louisiane par Napoléon en 1803, La Nouvelle-Orléans fut rattachée aux États-Unis.
Plusieurs décennies plus tard, comme je l’écrivais, Léona vécut pendant la période de reconstruction, alors que les États-Unis tentaient de reprendre le contrôle du Sud après la guerre de Sécession et d’intégrer La Nouvelle-Orléans au giron de la nation. Toutefois, certains Louisianais, comme la famille de Léona, ne voulaient pas abandonner leur culture créole. Donna Meletio l’évoque dans l’introduction de sa thèse : « Si les Créoles français se définissaient par leurs propres marqueurs ethniques et s’opposaient aux Anglo-Américains, ils risquaient la marginalisation. Mais s’ils ne prenaient pas ce risque, ils se retrouvaient face à une situation intenable : la perte de leur patrimoine. Dans ce dernier cas, la perte des Créoles est la nôtre, car nous perdons la profondeur et la richesse que cette culture aurait pu offrir, et nous perdons également la capacité de percevoir notre histoire et notre société dans toute leur complexité. » Le « nous » vaut pour les Américains et Américaines.
C’est dans ce contexte que Léona eut une éducation rigoureuse, son père invitant de nombreux professeurs particuliers à venir enseigner l’allemand, le grec, le latin, l’espagnol, l’algèbre, la musique ou encore l’escrime. Le français était la langue parlée à la maison, mais elle put perfectionner sa maîtrise de la langue en restant un an en France, lorsqu’elle avait 15 ans, à un âge où les jeunes filles créoles étaient alors déjà mariées. Voilà pourquoi ces humanités font écho au portrait présenté précédemment. En 1880, le tableau fige la situation sociale de Léona : le peintre John Genin (1830-1895), qui avait étudié à Paris sous la direction portraitiste Léon Bonnat, est payé par son père pour représenter la jeune créole avec ses premiers attributs. Dans ce portrait, il représente Léona comme une jeune femme sérieuse, assez solennelle, se tenant debout à côté de son bureau, avec sa bibliothèque derrière elle. D’après Madame Harold Queyrouze, qui a personnellement connu Léona, la jeune fille était assez petite pour l’époque et mesurait un peu plus de 1,60 m.
Elle aurait rencontré Lafcadio Hearn en train de fouiller dans la librairie de Fournier, situé à la Royal Street, qui traverse le vieux carré français de La Nouvelle-Orléans. Cette rencontre donna lieu à une amitié durable entre la poétesse en herbe et l’écrivain britannique. Leurs échanges consistaient à s’instruire mutuellement : de la culture créole pour l’un, de la culture japonaise pour l’autre. Hearn ne manqua pas de saluer l’Étude sur Racine publiée en 1880 par Léona Queyrouze, à seulement 18 ans. Puis, les deux âmes se brouillèrent, sans que l’on ne sache véritablement pourquoi. Un peu plus tard, Hearn passera les quatorze dernières années de sa vie (1890-1904) au Japon. En legs, l’écrivain suggérait déjà à Léona d’abandonner la poésie et d’être davantage perméable — ou moins hermétique — au naturalisme, ou realism — et à privilégier la rédaction d’essais.
À peu près au même moment, elle commença à publier des poèmes dans l’Abeille, journal francophone de Louisiane. Ainsi paru dans les colonnes du journal Solitude, signé Constant Beauvais, nom emprunté au grand-père de Léona, Arnaud Beauvais, gouverneur de Louisiane de 1829-1830 (d’après Charity Schubert dans L’Anthologie de poésie louisianaise du XIXe siècle, PDF). Edward Larocque Tinker (Les écrits de langue française en Louisiane au XIXe siècle : essais biographiques et bibliographiques, Slatkine, 1975), ami de Léona et dont je reprends ici quelques éléments biographiques, émet l’hypothèse que les derniers vers de son poème Solitude (1897) pourraient être adressés à Hearn.

Léona utilisait L’Abeille pour répondre à ses détracteurs comme à ses admirateurs. Outre Hearn, elle utilise le journal pour communiquer avec Anatole Cousin, un grand admirateur. Elle fit sa connaissance en 1884 et lui dédia, implicitement, un premier sonnet. Elle rencontre Cousin lors d’une soirée organisée chez le Dr Alfred Mercier. Selon Salwa Nacouzi, alors de cette soirée, Léona, 23 ans, offre un cigare à Anatole Cousin, 63 ans, qui pour la remercier, l’embrasse, mais, réalisant leur différence d’âge, lui récite les vers suivants : « J’aurais voulu garder pour votre doux visage / Tous les baisers d’un autre temps ; / Ils ne sont aujourd’hui qu’une injure à votre âge / Et ne font plus qu’outrager le printemps. » Léona répondit ensuite à ces mots par d’autres, publiés dans l’Abeille sous le pseudonyme de Constant Beauvais : « Sous son premier baiser le printemps qui s’éveille / Fait du sein de l’hiver s’épanouir la fleur / Ranimant la Nature à sa lèvre vermeille, / Il lui rend de nouveau la vie et la chaleur. / Dans sa coupe embaumée il distille à l’abeille / Un parfum qu’elle change en divine liqueur / Versant l’ardente sève aux doux fruits de la treille / Qui font veiller l’amour et dormir la douleur. / Sous ton beau front blanchi l’éternelle jeunesse Palpite, / et le printemps et toute sa tendresse, / Et l’art te garde encor ses plus chaudes lueurs. / Toujours t’aime ta muse, amoureuse immortelle ; / Quand s’incline ton front, ce n’est pas sous les pleurs, / Mais c’est pour écouter cette amante. » Leur correspondance dura plus de quatre ans et, aujourd’hui, 105 lettres de Léona à Anatole sont signalées dans son fonds d’archives, conservé dans les collections spéciales de la Louisiana State University.
Plus tard, Léona fit publier Réponse. Toujours en 1884, à l’âge de 23 ans, la jeune littératrice donna une conférence intitulée L’Indulgence à l’Athénée Louisianais, une importante société littéraire francophone de La Nouvelle-Orléans. En tant que très jeune créole, ce discours fit sensation, d’autant plus qu’il s’agissait de la première femme à prendre la parole publiquement au sein de cette société. C’est d’ailleurs dans les Comptes Rendus de cette société qu’elle publia aussi quelques poèmes, notamment Le Désir et Regret. L’Indulgence est disponible en ligne. Il s’agit d’une longue argumentation sur l’Être humain et sa place face à la Nature. Dans ce texte philosophique, il y a des vœux formulés, dont parfois l’image est saisissante et invite à agir : « Nous émiettons en route nos sentiments, nos rêves, nos espérances ; nous éparpillons en prodigues notre gerbe d’illusions, et quand nous retournons un jour sur nos pas, les mains vides déjà, plus rien : le vent de la réalité a tout balayé. Vivons donc dans la réalité afin qu’elle ne nous emporte pas nous-mêmes ; semons, ne gaspillons pas, et, surtout , régissons ces deux moitiés de nous l’une par l’autre ».
On trouve aussi des idéaux proches de son public lettré et aisé. L’ode à la liberté s’arrête là où l’ordre social doit être maintenu : « C’est la misère et l’ignorance qui constituent le peuple, et il est dangereux de lâcher tout d’un coup la bride à ce coursier indompté ; il faut éclairer graduellement son intelligence et l’exercer à l’apprentissage de la liberté, afin qu’elle ne l’éblouisse pas et qu’il s’en serve avec discernement et sans exaltation ». L’Abeille fit l’éloge de L’Indulgence dans son édition de novembre 1884, particulièrement sensible à la condition féminine, tout en exacerbant le cliché : « Mademoiselle Léona a fait mieux, à notre sens, que de lire une conférence ordinaire sur un sujet déterminé : elle a donné le branle à des timides — très capables peut-être ; elle a ouvert la voie devant beaucoup, peut-être aussi, qui n’eussent point osé affronter la tribune littéraire avec la robe de la femme, avec une belle audace de faire face à un auditoire… quelque bien disposé qu’il puisse être. Elle n’aura pas beaucoup d’imitatrice, parce que les filles ne reçoivent, en général, qu’une instruction élémentaire, et que, ainsi, il faut bien le dire, la mignonne moitié du genre humain est, sans sa faute, pétrie de légèreté, d’esprit de surface, d’amour du brillant — et qu’elle manque de solide ! Raison de plus pour tenir compte aux courageuses qui s’avancent, qui, brisant un de nos mille préjugés, prouvent que l’esprit, que le cœur et que l’âme n’ont point de sexe… »
C’est aussi en 1884 qu’elle composa deux symphonies qui furent jouées à l’Exposition internationale de l’industrie du coton de 1884 à La Nouvelle-Orléans. Elle eut une formation musicale et produisit donc quelques compositions. J’en parle peu, car j’ai découvert l’existence de Léona à travers sa poésie. Pour en revenir à ses poèmes : ils finirent par traverser l’Atlantique. Le grand-père de Léona prit soin d’en envoyer quelques-uns à l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux. Dans sa correspondance entretenue avec Louis Placide Canonge, autre figure littéraire francophone louisianaise, Léona se montrait obsédée par le besoin de voir son talent d’écrivaine reconnu par la France et les Français. D’après, Léona fit paraître dans les colonnes de l’Indépendant, un autre journal lousianais, en 1884 et en 1885. Intitulé The Last Chapter, je n’en ai malheureusement pas trouvé trace sur Internet.
Finalement, l’Académie des sciences de Bordeaux reçut et lut certains poèmes, à l’initiative de François Combes, président de l’Académie à partir de 1884. Dans le compte-rendu de la séance du 9 juillet 1885, il est précisé que « Mlle Leona Queyrouse, de La Nouvelle-Orléans, fait hommage à l’Académie d’une pièce de vers intitulée : Vision. M. Combes est prié de transmettre à Mlle Leona Queyrouse, avec les remerciements de l’Académie, ses plus chaleureuses félicitations. » Le poème Vision, l’un de mes préférés, est disponible ici. Dans son édition du 26 mars 1885, le New York Times relata ce passage bordelais en reprenant une brève du Times-Picayune, mentionné « New Orleans Picayune ». L’éloge fait à Léona pour le moins genré :
Bien qu’il y ait tant de femmes distinguées à La Nouvelle-Orléans, venues de toutes les régions du monde, il est extrêmement gratifiant de pouvoir rendre hommage à l’une de nos charmantes créoles, qui, par son génie, ses talents, ses réalisations et ses grâces féminines, est unique en son genre et tout à fait charmante. Cette jeune dame, dont le nom est bien connu dans les cercles littéraires, scientifiques et musicaux les plus prestigieux, est Mlle Leona Queyrouze, native et résidente de La Nouvelle-Orléans. Mlle Queyrouze est jeune et très belle ; il est donc certain qu’elle est gracieuse, élégante et féminine. Et sa féminité est enrichie par le fait qu’elle parle couramment cinq ou six langues, ainsi que le latin et le grec, qu’elle a étudié le phénicien et le sanskrit, qu’elle est une brillante prosatrice et une poète de renom en France. Combes, président de l’Académie des sciences de Bordeaux, écrit de Mlle Queyrouze qu’elle a l’âme d’une véritable poète de l’école de Lamartine et de Victor Hugo, et que son œuvre se caractérise par une culture de pensée et de style des plus élevées. Un beau poème, « La Vision », écrit par cette jeune femme, si vive, brillante, cultivée et douée, doit être lu devant l’Académie, et c’est Combes lui-même qui affirme que l’Académie honorera volontiers une poétesse à la fois si jeune et si distinguée.
The New York Times, 26 mars 1885, p.82 (Internet Archive)
Durant la séance du 15 avril 1886, l’Académie des sciences de Bordeaux fit lecture, par la voix de son président, de « deux pièces de poésie françaises, adressées par Mlle Léona Queyrouze, de La Nouvelle-Orléans. Elles sont intitulées l’une Un Sourire, la seconde Le Regret. Leur lecture est accueillie avec une particulière faveur, et l’Académie, heureuse de constater la délicatesse de sentiments de l’auteur, une jeune fille, dont les beaux vers sont remplis d’harmonie et de pensées élevées, lui vote des félicitations et des remerciements ». Le quotidien politique Le Nouvelliste de Bordeaux se fait l’écho de cette récitation à l’Académie, et rectifie les informations transmises dans son édition du 4 mai 1886 : « Erratum. Dans le compte rendu de la séance de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux qui a eu lieu le 16 avril dernier, nous avons dit que Mlle Léona Queyrouze, dont on a lu quelques poésies est de New York. C’est une erreur : Mlle Queyrouze est originaire de New-Orléans ». Cette information n’a que peu d’intérêt, certes, mais elle fait office de transition avec une autre étape de la vie littéraire de Léona. En effet, c’est bien à New York qu’elle vécut pendant 9 mois, aux alentours de 1886, pour traduire et adapter des pièces du théâtre français du français vers l’anglais. L’idée de traduire des textes francophones vers l’anglais était, d’une certaine manière, le moyen de faire connaître sa culture créole sans quitter les États-Unis.
En mars 1887, l’Athénée Louisianais publie deux poèmes de Léona dans ses Comptes-rendus :
SONNET.
Sur une Pensée donnée.La dernière pensée a fleuri ce matin
Et ce soir elle meurt, mais de vie altérée,
Un suprême moment elle échappe au destin
Et me regarde encor, pâle et désespérée.Je n’ai pu la sauver ; d’une tremblante main
Je l’ai couchée ici cette même soirée,Avec le souvenir des jours sans lendemain,
Avec tout mon printemps et mon âme ulcérée.Cadavre du Passé, je te laisse à jamais ;
Triste et dernier fantôme, adieu, car désormais
Je ne te verrai plus ; que l’amitié te garde !D’autres printemps viendront épanouir les fleurs,
Mais ce ne seront pas celles que je regarde,
Celles que je regrette et qui croîtront ailleurs.
LÉONA QUEYROUZE.** Désormais lorsque nos lecteurs rencontreront, dans le journal de l’Athénée, des écrits au bas desquels ils verront — CONSTANT BEAUVAIS, — qu’ils veuillent bien se rappeler que ce nom, qui d’ailleurs appartient à la famille de Mlle Léona Queyrouze, a été adopté par elle pour signer ses œuvres littéraires : nous tenons à honneur de faire savoir que CONSTANT BEAUVAIS est un enfant de la Louisiane, et que nous sommes heureux de l’avoir pour compatriote comme nous l’étions de pouvoir dire, en parlant de LÉONA QUEYROUZE : « C’est une des nôtres. »
Comptes-rendus de l’Athénée louisianais, mars 1887, p. 322 (Internet Archive)
Le 4 juin 1888, elle donna une autre conférence à l’Athénée Louisianais, avec pour sujet « Le Patriotisme et Wagner », dont, malheureusement, personne n’a gardé trace.
Quand j’évoquais la toile de fond avec laquelle Léona a grandi : la culture française, mais aussi la culture dans les plantations et les restes de l’esclavage après la fin de la guerre de Sécession ; elle était consciente et a même écrit sur ce sujet. Daté de 1889. Donna M. Meletio relève qu’en 1889, Léona a publié, sous le pseudonyme de Salamandra, un article intitulé « Le problème de la race logiquement discuté », dans lequel elle met en garde contre « l’iniquité des pères », qui se répercutera sur les enfants, expliquant l’entretien des discriminations entre Blancs et Noirs.
À sa manière, Léona utilisa sa plume pour prôner la tolérance religieuse et les droits civiques. De manière sporadique, on trouve des engagements qui lui sont chers. Au bout du compte, on trouve des poèmes, des prises de parole, des essais, des lettres, etc. Tout ce matériel, tous ces mots, sont nourris par l’actualité. Elle suit ce qui se passe en Louisiane et en France à travers la presse. En 1898, elle suit l’actualité politique française. Depuis 1894, l’Affaire Dreyfus révèle tout ce que la France pouvait comporter d’injuste et d’antisémite : c’est une assertion personnelle, mais j’en veux pour preuve l’un des best-sellers de l’époque : La France juive d’Édouard Drumont, sous-titré Essai d’histoire contemporaine, pourquoi pas. L’ouvrage paraît en mai 1896, 2 volumes, 1200 pages, et se vend à 65 000 exemplaires en un an. Une version illustrée voit le jour en 1887. Il ne s’agit que d’un objet-livre ici, la presse était d’autant plus virulente sur le sujet. C’est cette France que Léona Queyrouze lit, c’est de celle-ci qu’en temps que Créole, elle se revendique. En 1894, donc, Alfred Dreyfus, officier français d’état-major d’origine alsacienne et de confession juive, est accusé à tort d’avoir livré des documents à l’Allemagne. Il est condamné à l’emprisonnement à perpétuité et expédié sur l’île du Diable, en Guyane française. Il faut attendre novembre 1897 pour que le véritable traître soit identifié : c’est le commandant Walsin Esterhazy, fait reconnu par le lieutenant-colonel Georges Picquart, chef du service des renseignements militaires. Sortie de crise tentée par l’appareil d’État : Picquart est limogé afin d’empêcher toute reprise judiciaire de l’affaire. Malgré tout, l’élargissement du soutien à Dreyfus qui s’ensuit oblige l’état-major de l’armée à faire comparaître le commandant Esterhazy. Ce dernier est jugé par un Conseil de guerre à Paris le 10 janvier 1898. Il est acquitté à l’unanimité dès le lendemain, à la suite d’un délibéré qui ne dura que trois minutes. Face à cette injustice manifeste, Émile Zola écrit, deux jours plus tard, le célèbre article « J’accuse …! », en une de l’Aurore. Jusqu’alors silencieux sur le sort du capitaine Dreyfus, le romancier écrit une lettre ouverte au président de la République française, Félix Faure, pour réparer cette grossière injustice doublée d’une erreur judiciaire (lire l’article Wikipédia Émile Zola dans l’affaire Dreyfus).
Le « J’accuse …! » est une caisse de résonance de l’Affaire Dreyfus. Léona Queyrouze, qui était une lectrice assidue de Zola, fut sensible à cette prise de position. Selon une Anthologie de poésie louisianaise du XIXe siècle (PDF), elle se faisait alors appeler Nana par ses amis, ce qui horrifia la communauté profondément catholique de La Nouvelle-Orléans. Le 2 mars 1898, elle écrit à Zola une lettre commençant ainsi : « Je vous prie de vouloir bien excuser la liberté que je prends de vous adresser le sonnet fait, il y a quelques mois, sous l’impression que m’avait laissée la récente lecture de votre œuvre dont la vaste étreinte me paraît embrasser l’humanité entière. Vous m’avez fait penser sainement et fructueusement, et je suis heureuse de pouvoir vous le dire ; c’est comme un tribut dont je m’acquitte. Maintenant que vous avez eu l’honneur d’être condamné pour avoir, avec tant de vaillance et de désintéressement, pris en main la cause du malheur, je ne puis résister au grand désir que j’éprouve depuis déjà quelque temps, de vous exprimer mon admiration. » Elle apprécie l’œuvre, la prise de position et en profite pour lui envoyer le poème suivant, signé Léona Queyrouze et renseignant, entre parenthèses, son pseudonyme :

Sans honte et sans dégoût tu t‘’’es penché vers Elle,
Palpant sa chair putride et sentant palpiter
Son cœur gonglé d’angoisse, et sans fin haleter
Sa poitrine qu’oppresse une ardeur éternelle.
Et tes lèvres ont bu, sur sa lèvre rebelle,
Les râles, les regrets qui soudain font douter,
Et les cris de désir qu’on ne peut écouter
Sans frémir dans son être. Alors, sanglante et belle,
Sous ton souffle puissant la sombre Humanité
Tout-à-coup s’est dressée et, dans sa nudité,
La vierge séculaire a classé, triomphante :
Vers l’avenir viens donc, toi qui n’as pas douté,
Viens, car tu m’as conquise et si je suis ton amante
Laissez passer, vous tous ; je suis la Vérité.
Léona Queyrouze
(Constant Beauvais)
L’engagement de Zola a provoqué l’engagement de Queyrouze. Ce sonnet est l’occasion de tutoyer Zola alors que la Vérité est personnifiée. Alfred Dreyfus lui-même ne prit connaissance de l’ampleur d’une Affaire qui portera son nom qu’à la fin de l’année 1898. Nouveau rebondissement dans l’Affaire : en juin 1899, le principal concerné est informé de la cassation du jugement de 1894. Il est alors exfiltré de l’île du Diable pour être enfermé à la prison militaire de Rennes. Il est finalement déféré le 7 août devant le Conseil de guerre de la même ville. Le 9 septembre 1899, la Cour rend son verdict, reconnaissant Dreyfus coupable de trahison, mais « avec circonstances atténuantes ». Il est ainsi condamné à dix ans de réclusion et à une nouvelle dégradation. Le lendemain du verdict, Dreyfus dépose un pourvoi en révision. Finalement, c’est le président du Conseil Waldeck-Rousseau qui soumet à Dreyfus, lassé de toute cette affaire, la possibilité d’une grâce. Le décret est signé le 19 septembre et il est libéré le 21 septembre 1899.
Cette Affaire, désormais moment où la France s’est questionnée de manière injuste et violente sur son patriotisme et son antisémitisme, a circulé bien au-delà des frontières hexagonales. La puissance médiatique était déjà un premier élan pour rendre l’Affaire visible, tant du côté dreyfusard que du côté antidreyfusard. Suivant cette actualité depuis La Nouvelle-Orléans, Léona Queyrouze envoya deux autres lettres à l’écrivain français pendant le jugement de 1899. De fait, le 27 juin 1899, elle s’adresse à son « Honoré maître » et revient sur son « immortel “j’accuse”, fulminant réquisitoire d’un seul contre les triomphants, a fait partout vibrer les cœurs et les consciences ». Pour Léona, quand Zola tient tête à l’armée, à la nation et à l’opinion, c’est la plus haute source d’inspiration : « J’en ai fait l’affaire de ma vie », écrit-elle. Je n’ai pas eu accès aux lettres de Zola à Léona Queyrouze, mais, si elle joint des coupures de journaux à sa lettre (revue Munsey’s, mai 1899, deux numéros de Puck et un numéro du New Orleans Times-Democrat), c’est parce qu’il lui avait fait part du projet de faire l’historique complet de l’affaire Dreyfus. Cette information provient d’un numéro des Cahiers naturalistes de 1964, évoquant l’activité littéraire de Léona Queyrouze ainsi que les 3 lettres que je mentionne ici.
Elle envoie une dernière lettre le 10 septembre 1899, soit le lendemain de la nouvelle condamnation de Dreyfus, elle développe sa pensée et son action au sujet de l’Affaire : « Je ne suis qu’une femme dont les années ne sont pas assez nombreuses pour que l’âpre expérience de la vie lui ai appris la haine et la vengeance, et il y a vraiment trop de misères à consoler pour s’attarder à punir ; mais, en lisant l’injuste verdict avec lequel on voudrait de nouveau flétrir le Capitaine Dreyfus, je me suis senti quelque chose d’affreusement implacable dans le cœur. » Les correspondants internationaux de Zola étaient nombreux, comme le montre la plateforme sur laquelle j’ai trouvé les courriers envoyés par Léona Queyrouze. Dans les Léona Queyrouze Barel papers, le fonds d’archives conservé dans les collections spéciales de la Louisiana State University, on trouve, selon Salwa Nacouzi, une petite carte signée d’Émile Zola et portant la dédicace : « Avec toutes mes sympathies, avec mes félicitations et mes remerciements », sans doute une réponse à une lettre de Léona.
Dans cette même lettre, elle raconte comment, quelques années auparavant, un Français « pauvre, étranger au pays et sans protection » avait été accusé à La Nouvelle-Orléans, d’un crime « qu’il ne pouvait avoir commis » […] Mais l’opinion publique l’avait condamné sans appel. » Léona Queyrouze, avec l’aide de son frère, « très jeune avocat à son début », et d’un médecin cubain, le docteur Hava, s’attachèrent à faire reconnaître l’innocence de l’accusé. Après trois ans d’efforts, ils étaient sur le point de faire recommander sa grâce par le Board of Pardons quand un des membres du Bureau disparut mystérieusement. Cette fois, rien ne pouvait plus sauver la victime de cette erreur judiciaire, et la sentence fut exécutée. Le frère de Léona, Maxim, né en 1866, reçut une éducation tout aussi soignée que celle de sa sœur. Il effectua une carrière de notaire et d’avoué dans le cabinet d’Edgar Grima et gagna la médaille d’or de l’Athénée Louisianais au printemps 1885, pour son étude sur l’Influence d’un grand caractère en bien ou en mal sur la destinée des différents peuples. Ironiquement, c’est bien Léona qui alla chercher la récompense de son frère et reçut les applaudissements, ce dernier s’étant luxé le pied.

En 1901, elle épousa Pierre-Marie-Étienne Barel. Dès lors, Léona se retira plus ou moins de la vie littéraire, à l’âge de 41 ans. On trouve parfois, dans les éditions, ses œuvres sous le nom de Léona Querouze-Barel, mais cette activité si vive dans le monde francophone louisianais s’arrêta net. Son mari mourut en 1916. Il fut enterré au Cimetière Saint-Louis. Léona le rejoignit le 3 janvier 1938, à l’âge de 76 ans. Elle laisse donc derrière elle une œuvre mal connue chez elle, presque inconnue en Europe, hormis durant la parenthèse bordelaise. Edward Larocque Tinker a proposé, en 1975, une bibliographie très complète de l’autrice.
En 1933, pourtant, je trouve enfin trace de la dernière grande parution de l’autrice. Il s’agit d’une édition rendant hommage à Lafcadio Hearn, décédé le 26 septembre 1904. Le livre, en anglais, est publié à Kanda, un quartier de la ville de Tokyo, au nord-est du palais impérial. La maison d’édition est The Hokuseido Press, produit un tirage limité à 250 copies. L’ouvrage s’intitule The Idyl: My Personal Reminiscences of Lafcadio Hearn. L’autrice signe sous le nom de Leona Queyrouze Barel. Il n’y a que 65 pages, pour un prix de vente initialement à $ 5.oo. Aujourd’hui, j’ai trouvé des sites de ventes qui estiment sa valeur à plusieurs centaines d’euros. Le faux-titre présenté ci-dessus montre des thèmes graphiques chers à l’esthétique japonaise : de très belles estampes. On trouve même un sceau de couleur rouge, que je ne saurais attribuer. Lafcadio Hearn a beaucoup compté dans la vie de Léona Queyrouze, dès la fin de son adolescence. À l’inverse, comme l’affirme David H. Waterbury dans son article Women in the World of Lafcadio Hearn (Kawasaki Medical School Kurashiki, 701-01, octobre, 1989), Léona Queyrouze a été l’une des plus importantes figures féminines dans la vie de Lafcadio Hearn. Parmi ces ventes en ligne, outre les premières pages, on trouve des passages témoignant de la qualité de cette édition. Je n’ai pas pu me la procurer, mais cela donne un aperçu :

L’ouvrage se compose de lettres dont la transcription apparaît à gauche et la copie photostatique à droite. D’accord, mais à part ça ? Pour le savoir, j’ai trouvé une critique de l’ouvrage réalisée par un certain Ray M. Lawless en janvier 1934 (American Literature, Vol. 5, N° 4). Selon Lawless, outre ces estampes japonaises et le commentaire de Léona Queyrouze Barel sur la personnalité de Hearn, le livre est précieux parce qu’il imprime pour la première fois une demi-douzaine de ses lettres. La première lettre, la plus importante, a été envoyée pour critiquer l’une des tentatives de Léona en matière de vers blancs, c’est-à-dire les vers syllabiques sans rime, répandus dans la poésie anglophone, à l’instar du Paradis perdu de Milton. Hearn lui conseille d’essayer quelque chose dans le domaine du réalisme et de laisser le vers blanc aux génies. Les autres lettres sont rédigées sur un ton de plaisanterie amicale, reflétant un intérêt mutuel pour la littérature. Lawless conclut sa critique en affirmant que ce livre n’ajoute qu’assez peu de connaissances relatives à la vie et à l’œuvre de Lafcadio Hearn.

Cette histoire m’a pourtant motivé à écrire : je me suis inspiré de sources anglophones. La trajectoire de Léona Queyrouze est le reflet d’une époque : elle naquit dans une société où l’aisance matérielle fut permise par l’exploitation des autres. Toutefois, son père voulut l’instruire au point de créer un fleuron francophone de la Louisiane, malgré son statut de jeune femme créole. C’est ce statut qui justifie sans doute une reconnaissance à faible résonance aujourd’hui, alors que j’ai eu la chance de découvrir l’un de ses poèmes par hasard. Il y a effectivement du Lamartine, dans la dimension introspective de ses vers. C’est le type de poésie que j’affectionne tout particulièrement, ce qui me rappelle que je dois réaliser la seconde partie de la biographie du poète-dessinateur Noël Nouët, lui aussi héritier spirituel de Lamartine, lui aussi édité au Japon, décidément ! (Noël Nouët, poète). La rédaction du présent article me motivera peut-être à écrire la suite de l’histoire de Noël Nouët. Je souhaite incorporer tous les éléments biographiques à ma disposition, mais il faudra se résoudre à transmettre l’essentiel, ce qui est déjà beaucoup lorsque sa vie n’a, à ce jour, pas été autant documenté jusqu’à présent.
Pour en revenir à Queyrouze, dans ses écrits, elle abordait les questions clés de son époque, appelant à des réformes égalitaires et au suffrage, tout en luttant contre son propre élitisme et ses présupposés de hiérarchie raciale. Sa poésie demeure sombre, elle évoque la fin d’un être, d’un âge, d’un monde : les siens. Dans le poème Allégorie — Pensée d’un Créole, publié en mai 1891, on trouve les vers suivants : « Du vieux tronc desséché les rameaux sont détruits. / Ils n’avaient plus ni fleurs, ni frondaison, ni fruits. / Autour du flanc stérile une liane avide / Enroule ses anneaux, et par cent lèvres vide / La source de sa vie. Et déjà sur son front, / L’arbre spectre a senti, comme un vivant affront / Éclore et resplendir une fleur étrangère / Qui se balance aux vents, parasite et légère. » Léona Queyrouze s’éteint le 3 janvier 1938, à l’âge de 76 ans. Peu avant sa mort, elle était presque entièrement aveugle et comptait beaucoup sur son frère Maxim pour l’aider à écrire, ainsi que pour bien d’autres tâches de la vie quotidienne. Elle laisse donc derrière elle une œuvre mal connue chez elle, presque inconnue en Europe, hormis durant la parenthèse bordelaise. Edward Larocque Tinker a proposé, en 1975, une bibliographie très complète de l’autrice.

Dans l’article de Salwa Nacouzi, que je citais précédemment, la chercheuse s’étonne « de constater que, même dans le domaine des Women’s Studies, alors que furent exploités les journaux intimes, les mémoires et la littérature des femmes du Sud, rien, ou presque rien, ne fut écrit ou publié sur des femmes de lettres créoles qui, à travers leur vie privée et publique, mirent tout en œuvre pour sauvegarder leur culture quitte parfois à l’idéaliser — et s’avérèrent des femmes libres et émancipées, à l’avant-garde des mouvements féministes ». Léona Queyrouze a donc été remise en lumière chez elle, en Louisiane, en anglais. Certains écrits académiques francophones ont été cités ici. L’œuvre de Léona a sans doute souffert de n’avoir été diffusée que par un monde qui s’écroule : La Nouvelle-Orléans francophone n’était certes pas à l’agonie, mais elle perdait déjà de son prestige. Dans son Sonnet — À mon amie Magda Turpin, daté du 21 juin 1891, Léona propose ces 3 vers, comptant pour moi parmi les plus puissants de son répertoire : « Tes yeux se sont fermés comme se clôt la fleur / Sous un soleil brûlant, mais là-bas, météore / Resplendit ton regard plus haut que la douleur. La disparition, si tragique soit-elle, donnerait donc lieu à quelque forme de beauté ? Les choix de styles adoptés par Léona puis l’arrêt brutal de son activité littéraire eurent raison de ce manque de reconnaissance. Élise Cantiran affirme, dans son article Claim of self-liberation in Feminine Creole fiction (hal-03932931v1), que Léona rejetait, en 1895, la « culture littéraire dominante américaine de New York ». Elle voulait autre chose, une tradition figée, le monde dans lequel elle a grandi, mais avec pour seul réalisme, un réalisme magique.
J’ai pris du temps, mais aussi beaucoup de plaisir à écrire cet article. Il était assez singulier de travailler sur les activités d’une jeune femme au talent littéraire précoce, mais dont les sources manquent en France. À l’Humathèque du Campus Condorcet, j’ai toutefois pu avoir accès à un important rayonnage donnant accès à la bibliothèque du Centre de recherches d’histoire nord-américaine (CRHNA), en particulier le fonds France-Louisiane Franco-Américanie. Cela m’a permis de m’imprégner d’une culture que je connaissais jusqu’alors très mal : celle de la Louisiane, dans sa forme non états-unienne, dans la forme première. Il y a donc l’histoire de cette colonie française, de l’esclavage, de sa disparition par le triomphe de la nation américaine. J’aime raconter ces découvertes en tirant le fil d’une histoire-fleuve, que je dois arrêter maintenant, mais qui pourrait tout aussi bien se poursuivre avec des liens, lointains ou non, avec le sujet d’origine.
J’y réfléchis lorsque j’écris ce type d’article. Est-ce de l’histoire ? Oui. Est-ce académique ? Non. Pour utiliser des termes simples et complexes, je dirai qu’il s’agit d’histoire ultra-subjective, ou d’un totalisme sociohistorique. J’ai vérifié la définition de totalisme pour pouvoir l’utiliser hors de son expression politique, c’est possible. Je pensais être original avec cette expression pompeuse, que nenni ! Le Centre national de ressources textuelles et lexicales prend comme exemple une citation qui a presque 100 ans, mais dont le sens se rapproche de mon propos : « Le poète antique ne néglige aucun élément de la vie (…). Les classiques français, tellement épris de l’imitation de la Grèce, n’ont pas continué ce totalisme social » (Arts et litt., 1935, p. 64-1). Voilà. Toutes proportions gardées, j’aspire à produire ce type de contenu, totaliste. Je conclus cet humble article avec les derniers mots de l’Indulgence : « Soyons donc simples et doux , nous rappelant, dans notre infimité, que nous n’avons aux mains que le cadavre de la Vérité, et ne cherchons pas, selon une parole mémorable, à « suspendre l’éternité à des toiles d’araignée. »
Alexandre Wauthier