Noël Nouët, « Le Cœur avide d’infini » (extraits)

Ces extraits du recueil Le Cœur avide d’infini (Bibliothèque du Temps Présent, Paris, 1911) se réfèrent à l’article

Noël Nouët, poète (#39)

 

UNE ÎLE

Je sais une île au sein de larges flots houleux
Orgueilleusement triste et timidement douce,
Qui regarde courir les flots verts, les flots bleus
Et les âges, les temps, les heures avec eux,
Sans comprendre le vent du destin qui les pousse,

Une île avec des lis, des arbres, des oiseaux,
Avec des caps rocheux et des plages de sable,
Qu’étreignent sans répit et menacent d’assauts
Et caressent aussi les inconstantes eaux,
Belles d’une beauté mouvante, insaisissable.

J’ignore si jamais une barque d’ailleurs
Viendra frapper ses bords d’une proue inconnue
Et semer un beau jour les graines d’autres fleurs
Que celles qu’elle porte, exciter des douleurs
Nouvelles et lancer d’autres cris dans la nue;

Mais je sais que parfois elle a de grands frissons,
Un sursaut magnifique, une ivresse de joie
Quand elle peut saisir dans les vents quelques sons,
Des parfums que jamais n’ont donné ses buissons
Ou des lueurs qu’un phare indiscernable envoie,

Quand passent des oiseaux étrangers un matin
Ou que, grâce à l’éclat d’une limpide aurore,
Soudain elle découvre une côte, un lointain
Qui reste, dans l’air pâle et bleuâtre, indistinct,
Mais qui semble une cime ou des tours qui se dorent,

Ou quand elle surprend, au terme d’un beau soir,
Des chants qui sont partis d’inaccessibles grèves,
Des hymnes enflammés d’un merveilleux espoir
Et des appels venant à travers le ciel noir
Des cloches d’Angelus d’au delà de ses rêves!

 

UN DIMANCHE DE VENT

Le bleu parfait du ciel et la splendeur du vent
Redoublent ma jeunesse folle, intensément.
Quelle exaltation de mes désirs trop vastes!
Quels grands vœux de beauté, de nouveauté, de faste
Et de tendresse! Quelle obsédante terreur
De ne pas abreuver ce pauvre avide cœur!

Le matin joue avec le soleil et les cloches,
Les monuments épars semblent de blanches roches
Que baigneraient les flots de l’océan d’azur,
Un rayon fait trembler des flaques près du mur,

La dentelle des bois aux cimes triomphales
Se déchire parmi les fougueuses rafales,
Et tout au loin, on voit des pelouses verdir.
Ah! je voudrais danser en chantant et bondir,
M’emplir éperdument d’une sublime ivresse,
O vous, vent et soleil, toujours jeunes aux cieux,
Qui transformez les parcs où les jets d’eau scintillent,
Qui courbez sur les seuils les corps de jeunes filles
Et me lancer dans la grandiose allégresse,
M’associant à votre essor impétueux,
Et mettez à l’entour de nos calmes maisons
La belle pureté d’immenses horizons!

STANCES AUX ARBRES

Arbres, je suis venu sous vos ombrages calmes,
Sous vos arceaux légers et vos grands dômes verts,
J’ai respiré votre âme et contemplé vos palmes,
Je me suis enfoncé dans vos palais ouverts,

Et tandis qu’en plein ciel les mobiles nuages
Blancs et ronds s’envolaient et défilaient sans fin,
Tandis que, groupes clairs et bouquets aux corsages,
En rêvant, en chantant passaient sur le chemin

Les vierges, tête nue et tailles enlacées,
Que les adolescents se retournaient pour voir
Et dont les voix montaient par moments en fusées
Puis se perdaient au loin parmi les fourrés noirs,

Tandis que le beau jour glissait entre les branches
Avec l’odeur des bois et les cris de gaîté,
Au pied de vos vieux troncs qui montent et se penchent,
En votre paix profonde, arbres, j’ai médité,

J’ai médité n’ayant avec moi que l’image
Si belle et si touchante, hélas ! mais trouble encor
De celle que je veux conduire en ces ombrages
Par quelque frais printemps ou quelque automne d’or!

 

SOIR CALME D’ÉTÉ

Comme un golfe incliné d’où la mer se retire,
Au moment où la vague en s’éloignant soupire
Et s’aplanit et fuit de plus en plus, se tait
Laissant la plage d’or connaître enfin la paix,
Ainsi me semble doux le soir que je contemple!
Les plus tendres couleurs remplissent le ciel ample,
L’horizon calme est blond comme l’huile et le miel
Et tout paraît flotter, presque immatériel,
Dans un épanchement de fluide silence.
Quelle immobilité délicieuse, immense !
Écoutez, plus de bruit! Un amollissement
Indicible suspend le moindre mouvement.
La ville est comme un lac uni, mirant l’espace
Où la dernière ride atteint le bord, s’efface…
Le chien cambré s’allonge et s’endort près du seuil.
Tous les angles aigus s’infléchissent pour l’œil.
Les innombrables toits sombrent dans la pénombre.
Tout devient indistinct ainsi que des décombres
Sur lesquels et le temps et la pluie ont pesé.
Il n’y a point d’oiseau qui ne se soit posé.
Il flotte par le ciel de très lentes fumées.
Harmonieuse paix, accalmie embaumée !
Tout s’affaisse, s’éteint, s’émousse, se dissout.
Plus de jour, pas de nuit encore; tout est doux,
Et l’âme en cette vie étrange, atténuée,
Croit sentir son entrave à demi dénouée !

 

AH! SOUFFRE…

Ah! souffre! Il vaut bien mieux souffrir que de déchoir
Presque insensiblement sans t’en apercevoir
Comme un enfant qui dort sur un vaisseau qui sombre,
Souffre lorsque tu sens que tu rampes dans l’ombre
A l’heure où tu devrais marcher sur les coteaux.
Mieux vaut porter le deuil de tes espoirs trop beaux
Que de n’avoir pas eu d’espoirs dans tes journées,
Mieux vaut pleurer des fleurs qu’un vent brusque a fanées
Que d’avoir ignoré qu’il existait des fleurs,
Mieux vaut connaître enfin les amères douleurs
Que de laisser s’abattre et se ternir ton âme.
Souffre plutôt sans fin! Entretiens une flamme
Qui te protégera tout en te tourmentant.
Souffre, souffre plutôt que de vivre content
En vivant médiocre. Oui, souffre sans relâche
Plutôt que d’être heureux sans accomplir ta tâche,
Plutôt que de vieillir stérile et satisfait.

Mes jours n’ont pas encor connu la douce paix,
Je déchire mon cœur comme une œuvre manquée.
J’ai toujours près de moi la douleur embusquée,
Mais c’est bien mieux ainsi : je songe en soupirant
Que dans mon âme quelque chose au moins est grand!

RETOUR

De la ville de pierre aux campagnes herbeuses,
Par les vallons tournants que les rivières creusent,
Par les champs où l’orage a couché les grands blés,
Par les bois odorants aux rameaux emmêlés
Où la vapeur des trains fait comme des nuages,
Entre les guérets noirs, les fermes, les villages,
Par les soirs où le ciel est comme un marais d’or,
Par des matins mouillés où j’entendais un cor,
Et par des nuits d’hiver, magnifiques, immenses,
Avec, dans le vent froid, des milliers d’astres denses
Et puis la voie-lactée effrayante qui pend,
Combien de fois, sans sentir tout ce que je sens,
J’ai fui comme aujourd’hui vers les choses passées!
Vestiges éternels et traces effacées!
Comme on retrouve en soi ce qu’on ne connaît plus!
Que de jardins d’enfant sur lesquels il a plu!
Que de châteaux de songe aux légères tourelles
Où ne reviennent point les mêmes hirondelles!
Mais que de réconforts en tout ce que je vois !
Voici que, sur le seuil, j’étreins comme autrefois
Ma mère qui m’embrasse et vers qui je me penche
Cependant que mon père avec sa barbe blanche
Nous regarde et sourit en attendant son tour
Dans le calme empourpré de cette fin de jour…