Noël Nouët, Scènes de la vie de province dans le Japon d’aujourd’hui, La Revue Hebdomadaire (23 août, 30 août, 1er septembre 1930)

Cet extrait de presse est cité dans un article plus dense

Noël Nouët, poète (#39)

SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE
DANS LE JAPON D’AUJOURD’HUI

A Abel Bonnard
qui a si bien exposé l’art de voyager.

« Comment? Vous vivez au Japon ! Se peut-il qu’on vive au Japon? » s’écrient mes amis de France.
« Quelle chance vous avez ! » ajoute l’un. Un autre hoche la tête et son regard semble nuancé de pitié. La plupart murmurent : « C’est bien loin ! »
Je réponds d’abord à ces derniers : mais non, ce n’est plus loin. Deux semaines en chemin de fer, qu’est-ce donc ! Une semaine pour un aviateur ! Moins encore pour les passagers d’un dirigeable ! Bientôt peut-être à portée de nos appareils de radio!… Pour vous, madame, qui me croyez à plaindre, je voudrais vous montrer que vous vous trompez. Quant à vous, monsieur, qui m’entiez, pourquoi ne viendriez-vous pas me rejoindre? En somme, je vous offre à tous de me tenir compagnie sans quitter votre fauteuil. Consentez seulement à voir par mes propres yeux. Oui, je sais bien qu’il y a déjà beaucoup de livres, beaucoup d’articles, beaucoup de conférences et de documents de toutes sortes qui ont pu vous renseigner. Loin de moi la pensée de me substituer à eux ! Je vous propose tout bonnement un exercice de télévision. Faites-moi confiance. Pour adopter un procédé, ressuscitons Y ami lecteur des livres d’autrefois. Je le promènerai dans les lieux qui me sont familiers et, en parlant à l’un, je m’adresserai à tous ceux qui le voudront
être (1).
Un instant! Avant de partir vous pourriez peut-être relire quelques notes de Jacques Rivière. Elles ne sont pas pour vous, j’en suis convaincu, mais le Français dont il parle existe encore en divers lieux : armez-vous contre lui :

Difficulté en général à comprendre les étrangers. Difficulté en particulier pour le Français… Il a emporté toutes ses petites idées, il a son étalon d’avance pour tout ce qu’il trouve. Il n’hésite jamais. Pour comprendre l’étranger, il faut une certaine timidité. Ne pas être si sûr d’abord qu’on a raison… Il faut même davantage : une certaine croyance préalable à la diversité de la nature humaine, à la possibilité de réalisations multiples du type : homme… Et puis surtout enfin il faut un peu de curiosité, d’amour, de désintéressement de soi (2)… »

*
* *

L’usage, quand on visite un pays étranger, est de commencer par une tournée dans la capitale. Pourtant, si vous le voulez bien, lecteur, nous ferons autrement. Je vais vous conduire « en province », comme nous disons en France. Nous verrons en province plus de choses caractéristiques et plus à loisir. Tokio, bien des auteurs vous y ont conduit. D’ailleurs, nous pourrons nous y rendre aussi ensemble, si vous me le demandez plus tard.
Je vous mène dans une bonne préfecture du centre, à mi-route entre les deux capitales, l’ancienne et la nouvelle, Kioto et Tokio. C’est ici une ville qui a un passé, qui garde quelques souvenirs d’autrefois, ce qui ne l’a pas empêchée de changer de nom pour en prendre un qui évoque des idées de calme et de paix. Nous ne sommes pas tout à fait au bord du Pacifique, mais nous n’en sommes guère éloignés. Quant aux montagnes qui, à bien peu près, couvrent tout le Japon, qui le soulèvent plutôt, et qui font qu’un tiers du pays seulement est habitable, elles ne cernent pas trop étroitement la plaine de rizières, où nous allons résider. Cent mille habitants environ, un peu d’industrie, mais pas assez pour avoir l’air industriel, un climat renommé pour sa salubrité et sa douceur, ce qui explique que de hauts fonctionnaires, des officiers supérieurs de terre et de mer y viennent prendre leur retraite… En ai-je dit assez pour vous décider?
Vous arriverez par un train du soir, voulez-vous? Entre neuf et dix heures. Supposons que vous êtes monté en wagon au sortir du paquebot, de l’avion ou du dirigeable et que vous n’avez à peu près rien vu. Nous sommes à la fin de l’été ou mieux encore en automne : l’automne est au Japon la saison idéale. Je vous accueille à la descente de l’express, tout heureux de voir un compatriote : ce n’est pas souvent qu’il en débarque un ici !
Excusez l’aspect de la gare : elle est modestement en bois. Combien de constructions ne sont qu’en bois, vous allez l’apprendre ! Les raisons aussi, vous les saurez bientôt. Cependant le ciment armé étend rapidement son règne. Il y a des villes moins importantes que celle-ci qui ont de jolies petites gares neuves en ciment clair, des gares qui ont l’apparence suisse, flamande, hollandaise. Cela ne tardera pas, ici non plus.
La sortie : un employé à la tunique noire, à la casquette noire, au visage juvénile prend les billets. Vous serez frappé souvent de cet air de jeunesse de beaucoup de fonctionnaires.
Montons en kourouma… je veux dire en pousse-pousse. (Mais pourquoi ce mot de pousse-pousse, alors que tire-tire serait le mot juste? Disons donc des kourouma.) Il y en a, de ces voitures légères, un grand nombre, alignées. Les coureurs attendent avec beaucoup de calme et d’ordre que nous les appelions. Vous les connaissez déjà par les livres, par Loti peut-être, par des cartes postales. Les voici, tous vêtus de même, en bleu foncé, avec une culotte courte et les jambes nues le plus souvent, sur la tête une sorte de large plat rond et noir renversé, assez joliment archaïque. En été vêtements et chapeaux sont blancs. Mais déjà des casquettes commencent à remplacer les chapeaux, de grandes casquettes de chauffeur. Dommage pour le pittoresque! Quant aux voiturettes, étroites, noires comme les gondoles à Venise, elles sont montées haut sur de bons ressorts et portées par de bons pneus. Les coureurs se mettent entre les longs brancards de bambou, lancent quelques coups de corne ou de timbre et démarrent…
Mais, j’y pense un peu tard, peut-être éprouverez-vous une répugnance à vous faire ainsi traîner à la course par un homme, un homme âgé quelquefois? Je suis prêt à me rallier à votre sentiment. Mais qui sera surpris? Les coureurs. Allons, partons, croyez-m’en. Personne, je pense, ne comprendrait notre scrupule. L’usage est si fort qu’après quelques jours vous n’y songerez plus. Rassurez-vous du reste : coureurs et kourouma disparaîtront. Leur nombre diminue. Voyez, vis-à-vis de la gare, ces autos, ces taxis (le mot est devenu universel, il a cours ici aussi). Si nous étions en plein jour des autobus s’y ajouteraient
encore. Les kourouma disparaîtront : hâtons-nous d’en prendre ce soir. Us ont du charme. Comme les chaises à porteurs? Oui, et même plus qu’elles n’ont pu en avoir, car ils vont vite, sans secousses, en permettant de voir autour de soi. Et c’est pour voir que vous êtes venu. En face, une enseigne lumineuse s’éteint, se rallume et s’éteint encore, comme toutes les enseignes lumineuses, mais celle-ci est faite de grands caractères blancs, verts, rouges, qui, pour des yeux inaccoutumés, tracent dans le ciel des dessins bien bizarres. Après peu de temps, vous en aurez tant vus, de ces caractères chinois ou japonais, mêlés les uns aux autres le plus souvent; que vous les remarquerez à peine, sans les comprendre davantage. Il faut se résigner à rester bien des mois, des années peut-être, sans les comprendre, sauf quelques-uns qui se représentent partout. Cette question des caractères, ce n’est pas une petite chose pour les Japonais eux-mêmes ! Nous en reparlerons peut-être un jour ou l’autre. Quoi qu’il en soit, c’est un hôtel qui s’annonce ici. Comme dans tous les pays du monde, les abords de la gare foisonnent d’hôtels. Vous allez en voir de près : nous entrons dans la Grand’Rue.
La Grand’Rue est ancienne. Elle n’est guère large et il n’a pas été possible d’y aménager des trottoirs, de ces trottoirs à la mode d’Occident, dont les villes neuves, les rues neuves se garnissent. Du moins elle est droite et fort éclairée. A l’électricité naturellement. Au Japon, pays de chutes d’eau, l’électricité est partout. L’étape de l’éclairage au gaz a même été sautée en bien des lieux, comme nombre d’autres étapes d’ailleurs…
Des voyageurs, débarqués du même train que vous, s’éloignent à pied. Ils ont pris un peu d’avance. Suivons-les des yeux. A peine dix pas faits dans la rue qu’un gros homme, en robe sombre, tête nue, s’élance à leur rencontre, les salue d’une révérence profonde et se met à leur réciter une formule rapide qu’il coupé d’autres révérences : c’est un patron d’hôtel qui vante les mérites de son établissement. Quelques mètres plus loin un autre homme surgit de son seuil, se plie en deux, débite à son tour sa tirade. En voici encore un à gauche, puis d’autres de chaque côté. D’ailleurs ils n’insistent pas. Ils s’adressent aux passants suivants, à nous, maintenant, bien que nous filions à vive allure. Eh bien, regardez les hôtels.
Les maisons japonaises ont, rarement plus d’un étage (d’ailleurs ce premier est dit ici deuxième, car le rez-de-chaussée compte pour un), mais les hôtels .sont les maisons les plus hautes de la ville. Ils ont trois ou même quatre étages. A chacun d’eux un long balcon de bois sur lequel s’ouvrent les panneaux légers des chambres. Voyez : quelques flâneurs y sont accoudés, considérant de là-haut le mouvement de la rue : Mais c’est au rez-de-chaussée qu’il faut donner votre attention. Vous allez d’un coup surprendre bien des détails pittoresques.
Les rez-de-chaussée sont largement ouverts en toutes saisons, sauf au moment des, plus grands froids qui sont ici en janvier et février : on tire alors des panneaux-vitrés. (Ce mot de froids vous surprend? Donniez-vous au Japon le climat de l’Indo-Chine? Il peut faire ici tour à tour très chaud et assez froid.) A l’entrée, la première chose qui frappe les yeux est une plate-forme surélevée de quarante centimètres environ, au-dessus.du pavé et d’une jolie couleur jaune. Vous y voyez les fameuses nattes japonaises, les tatami, faites de paille de riz et d’une sorte de jonc, tressés, serrés, pressés, cousus, bordés de noir et qui constituent le sol de toutes les pièces de la maison, sol élastique et silencieux, sur lequel on ne monte jamais avec les chaussures de rue, sur lequel on dispose de grands coussins carrés pour s’asseoir, s’agenouiller, s’allonger, ou des matelas minces pour dormir. En contre-bas de cette plate-forme vous apercevez des rangées de sandale de bois et, çà et là, quelques paires de bottines ou de souliers.
Le bureau de l’hôtel est souvent dans l’entrée, très simple, sans séparation : un pupitre bas, puisqu’on y travaille assis sur ses talons, un beau coffre-fort aux portes noires et luisantes, quelques registres, quelques papiers, un cartel, un appareil téléphonique, enfin dans un grand vase un bouquet magnifique. En ce moment il est fait de chrysanthèmes ou de feuillages d’érables rouges. En d’autres temps, vous verriez des branches fleuries de pruniers blancs ou de cerisiers roses ou encore une touffe d’azalées, plus tard des. dahlias, des lys. L’Ordre est à peu près réglé, mais il y a presque toujours là beaucoup de goût, une recherche d’art. Sur le côté monte un escalier de bois fort raide. Ah! qu’ils sont raides, les escaliers japonais! Comme des échelles! Mais d’une belle couleur brune et luisante. De la même couleur aussi les couloirs de planches, si soignés, si polis (sans cire) qu’on redoute une glissade, dès qu’on y met le pied.
Dans ces entrées d’hôtels, qui voyons-nous? Un vieillard, tout séché, tout ridé qui écrit au pinceau, une femme âgée, d’un teint d’ivoire, qui fume la pipe traditionnelle, long tube de bois et de cuivre avec un fourneau gros comme un demi-dé, un jeune homme à plat ventre qui lit le journal du soir, un autre peut-être qui tourne les boutons d’un appareil de radio… A côté d’eux, un meuble essentiel : le hibatchi, le brasero garni de charbon de bois dans un lit de cendre fine. Le hibatchi est inséparable d’un inférieur japonais. N’en avez-vous point entendu parler? Vous l’apercevrez sous toutes les. formes: l petite caisse carrée doublée de cuivre, bassine de bronze ouvragée, gros vase de faïence ou de porcelaine orné de paysages bleus, pot de fer, cuve de bois rare, tronc d’arbre creusé dont on a respecté les aspérités et les nœuds, etc. Chique chambre en reçoit un ou deux. On y allume sa cigarette et y jette les cendres, on y tient une bouillotte prête pour le thé, on s’y chauffe les mains en conversant. L’un s’accoude à son bord tout en rêvant au passé, à moins que ce ne soit aux affaires à entreprendre ; un autre, d’un geste machinal, remue les cendres avec deux baguettes de laiton, geste transposé du tisonneur de chez nous. Ce brasero, foyer portatif, seul moyen de chauffage dans la plupart des demeures, est aussi l’ami, de la femme solitaire, le compagnon du malade, l’associé du travailleur intellectuel, le consolateur, du mélancolique. Chose merveilleuse : il n’asphyxie pas. (En vérité, l’air passe si facilement au travers dés maisons japonaises !) Chauffage central, radiateur électrique, poêle à pétrole, rien ne le détrône. Il subsiste à côté d’eux. Combien de gens ne peuvent s’en séparer même en été?
Nous avons rencontré des hôtels à la mine un peu sévère : en voici d’autres avec de la jeunesse. Des groupes de petites bonnes bavardent et plaisantent. Ne croyez point voir des geisha! Les geisha sont une sorte d’artistes, des danseuses, des chanteuses bien différentes de ces servantes. Que de mots étrangers nous employons en France au hasard ! Il est vrai, la réciproque existe. Du moins voici les jeunes filles japonaises, telles qu’on se les représente souvent en Occident : kimonos rouges, bleus, mauves, avec des fleurs et des feuillages ou des oiseaux,’ ceintures larges avec un gros nœud dans le dos, coiffures aux amples coques noires, brillantes et comme laquées,’ visages ronds et puérils. Elles rient beaucoup pour le moindre prétexte. Elles jouent au bilboquet, elles feuillettent des magazines pleins de photos de stars, et soudain, à l’appel du maître, répondent par un « haï ! » et s’en vont en sautillant drôlement.
Ah ! ces hôtels japonais provinciaux, ils ont un charme. Il n’est pas jusqu’au minuscule temple familial, cette sorte de petite armoire ou cette réduction de théâtre, que vous pouvez apercevoir sur une étagère haut placée, qui né leur donne un caractère accueillant. On comprend que des hommes de la capitale, accablés de soucis, viennent s’y réfugier quelques jours pour se détendre à flâner en regardant un paysage, à bavarder avec des inconnus, à jouer avec le chat, allongés dans leur chambre, vêtus d’un kimono fourni par la maison, pourvus de thé, de tabac, de repas au claquement des mains, affranchis de tout. Cependant ce n’est pas dans un hôtel que je vous conduirai ce soir. »Une adaptation préalable est nécessaire. Entre autres choses, vous y trouveriez un court oreiller cylindrique dont la dureté vous laisserait des souvenirs fâcheux. Il est entendu que vous logez chez moi. Laissons les hommes de nos kourouma nous entraîner dans leur, course silencieuse, sur leurs semelles de caoutchouc Au-dessus de nos têtes des réseaux de fils électriques comme si nous étions dans un décor que des machinistes inconnus vont tout à coup enlever, faire tourner, transformer. Vous serrez les petits bras de votre fauteuil roulant pour savoir si vous rêvez. Mais non, vous êtes en pleine réalité. Regardez les rangées de boutiques qui défilent maintenant de chaque côté de nous. Elles sont toutes ouvertes, vivement illuminées. Des éventaires de fruiteries avec des cascades multicolores : pommes cra7 moisies, bananes blondes, kakis pareils à des braises, oranges couleur d’aurore et encore quelques grappes de raisin d’une améthyste sombre. Il n’y a guère de saison où ces étalages ne donnent à l’œil un joyeux éblouissement. Selon le temps on y voit les fraises, les pêches tendres, les biwas en forme d’œuf, les boules gris doré des poires japonaises, les ballons vernis des melons d’eau, les cacaouettes rousses par paniers. Si l’amateur de fruits ne trouve pas ici tout ce qu’il est accoutumé à rencontrer chez nous, il a du moins plus d’une compensation… Voici maintenant des épiceries pleines de boîtes de conserves, de fioles de sauces, de poissons séchés, d’étiquettes flamboyantes, voici des bazars débordants de bimbeloteries, de jouets de bois, d’automates de celluloïd roses et verts. Pais des expositions de tissus plus fleuries que des parterres au printemps, des librairies presque aussi bariolées. qu’elles, des confiseries où vous retrouvez des étalages de choses vertes et roses et jaunes, des magasins de sandales et de parapluies de papier, puis soudain; une cordonnerie où, par-dessus des rangées de « Richelieu » fauves, des bottes de caoutchouc luisent comme d’énormes bâtons de réglisse. Presque partout vous apercevez des clients, des clientes qui examinent la marchandise, sinon qui achètent. II est dix heures du soir, mais oui! Aussi quelques boutiquiers commencent-ils à tirer leurs volets à glissières, mais longtemps encore nous pourrions voir des vitrines éclairées, longtemps le bijoutier en kimono noir bâillera derrière ses plateaux de bagues et de montres, longtemps chez le coiffeur, des hommes, allongés sur les fauteuils à bascule, tendront leurs joues au rasoir infatigable.
Soudain un fifre aigrelet frappe les oreilles. Ne cherchez pas aux alentours un chevrier suivi de son troupeau noir. Regardez plutôt là-bas, au milieu de la chaussée, ce garçon à la marche prudente que les piétons et les kourouma évitent-d’un crochet : c’est un aveugle et aussi un masseur. Il signale son passage et attend qu’on l’appelle. Un bon massage fait grand bien avant le sommeil ! Chaque soir il se présente ainsi plusieurs aveugles, parfois un vieillard, parfois une femme, le flageolet dans une main, la canne dans l’autre, avec un pauvre visage crispé. On s’émerveille de les voir ainsi s’avancer au milieu de la foule. Si encore elle était sans cyclistes !
Je ne sais si jamais vous vîtes tant de cyclistes que vous allez en découvrir dans les rues et sur les routes japonaises ! Souvent c’est à folle allure que les jeunes gens se lancent à travers la ville, tournant, esquivant, se glissant. Voici le livreur d’une maison de cuisine. Observez-le : il porte à un restaurant ou chez un particulier Un plat spécial qu’un coup de téléphone vient de commander. Guidant sa machine de la main gauche, il pédale en soutenant sur sa paume droite repliée à la hauteur de l’épaule un grand-plateau rouge chargé de quatre, cinq ou six bols à couvercle. Vous croyez qu’il évitera la rue animée? Bien au contraire! Il s’y joue comme un acrobate.
Cette fois, c’est un enfant : il a pris la bicyclette de son père ou de son frère aîné, trop grande pour lui. Aussi voyez-le : il est condamné à pédaler sans atteindre la selle, penché sur un côté, la machine inclinée de l’autre, la jambe droite passée au travers du cadré. Bien plus, pour cet exercice, il n’a aux pieds que ses sandales de bois tenues seulement par un cordon entre le-gros orteil et le deuxième doigt. Qu’importe ! Il rase les boutiques, coupe un groupe de bavards, contourne une auto, salue uni ami d’un coup de sifflet, bouscule un chien… Le goût du risque ou peut-être la témérité, l’ignorance du danger vous surprendront plus d’une fois et dans des domaines plus sérieux, au milieu de ce peuple très vieux et très jeune en même temps.
Toute l’agilité du monde est impuissante pourtant à déjouer les innombrables possibilités d’accidents. Il arrive de temps en temps qu’à un carrefour deux cyclistes se ruent l’un sur l’autre et se culbutent. S’il n’y a point de blessure, vous verrez les deux gaillards, leurs machines redressées, leurs guidons rectifiés, se jeter un regard gauche ou un sourire et repartir aussitôt, chacun de son côté, sans avoir échangé deux mots. Rappelez-vous qu’ici, lorsqu’on n’est point content, la règle est de n’en rien laisser voir. Ne comptez pas sur une scène de la rue avec invectives, gestes véhéments, railleries à la gavroche, c’est bon tout au plus pour le théâtre populaire.
Nos kourouma filent toujours. Sentez-vous cette odeur de caramel qui nous assaille? Elle vient de cette échoppe où l’on vend des châtaignes. Ce ne sont point tout à fait les.mêmes que les Auvergnats préparent chez-nous au coin des rues dès qu’octobre apparaît. On les nomme marrons doux ou marrons chinois. Très petites, presque rondes, elles sont placées au-dessus d’un fourneau dans un récipient garni de sable que des palettes mécaniques -tournent et retournent. Elles cuisent lentement sans éclater et prennent une saveur fort agréable.
Mais je crains que la lassitude vous gagne. Les drogueries, les boutiques de porcelaines, les poissonneries-se succèdent. Nous verrons cela une autre fois tout à loisir. Jetez seulement un regard à, cette rue transversale, plus illuminée : encore que la Grand’Rue. C’est la rue des théâtres ou plus exactement la rue des cinémas, car ici, comme partout, l’écran supplante la scène, Excepté dans les très grandes villes, le théâtre se meurt tandis que les cinémas pullulent. Toute cité qui se respecte a sa rue des réjouissances, ses «grands boulevards », où le soir la foule afflue, où tout le monde va et vient dans un grand bruit de socques, de guéta. Écoutez un instant cette musique caractéristique sur la chaussée cimentée, toutes ces notes que donnent des planchettes heurtées et qui évoquent un peu une sortie de sardinières en sabots sur les pavés d’un port breton.
Déjà nous sommes loin. Nous quittons les rues commerçantes et brusquement, c’est la nuit. Des palissades ou des haies entourant des jardins, des maisons bourgeoises avec, au portail, dans un globe de verre dépoli, une lampe électrique obligatoire. Des maisons de petits artisans aussi et qui bordent la rue de si près qu’à travers les panneaux vitrés, voilés d’un simple rideau blanc, on surprend la toux d’un dormeur, la voix d’un enfant qui rêve.
La rue n’est pas absolument déserte. Quelques ombres s’y glissent. Nous dépassons un jeune homme qui regagne son toit. Il est de bonne humeur ; peut-être aussi a-t-il bu beaucoup de saké, l’alcool de riz qui tient heu de champagne dans les banquets, et il chante. Il fredonne plutôt d’une voix rentrée, bourdonnante, la voix classique des acteurs japonais, et quoi? un fragment de drame lyrique, un air à la mode? Mais il se pourrait qu’il changeât de ton et se mît à esquisser un morceau de musique européenne. Vous entendriez peut-être Mon Paris ou l’air des Bateliers de la Volga.
Enfin nous sommes tout à fait dans l’ombre et la silence. Un torii, portique de temple shintoïste, se dessine vaguement. Quelques bouquets d’arbres, une maison à pignon qui n’a guère la naine japonaise ; nous sommes presque arrivés. Aurons-nous auparavant la chance de rencontrer le veilleur de nuit? Mais pourquoi dis-je la chance? Si vous êtes de ceux qui aiment à garder un peu de mystère parmi les réalités quotidiennes, je ne devrais pas vous souhaiter cette rencontre. Allons, il faut m’expliquer. L’étranger qui survient au Japon en automne ou en hiver, entend souvent, la nuit, du milieu de ses songes, un bruit bizarre, suite de claquements secs, rigoureusement cadencés : deux coups, puis trois temps muets, deux coups encore, etc. Le bruit s’approche, croît, passe, s’éteint et reprend un peu plus tard pour s’éteindre encore. Pas assez fort pour éveiller un dormeur, il l’obsède de son rythme au fond du sommeil. Le lendemain on croit avoir rêvé, on ne pense pas à s’enquérir et la nuit suivante, discrète, obstinée, la cadence reparaît. Cela dure une semaine, deux, semaines. Enfin, un soir, on rentre tard et l’on se trouve en face d’un bonhomme emmitouflé, une lanterne-chenille à la ceinture et, dans chaque main, un bâtonnet de bois sonore qu’il heurte en mesure. C’est le veilleur de nuit du quartier, qui veut vous dire : « Ne craignez rien, braves gens ! Je suis là. Au moindre feu suspect, je donnerai l’alarme. Tout est en ordre, dormez ! » Et l’on finit par se prendre de sympathie pour l’homme aux claquettes, d’autant mieux qu’ici les. incendies sont redoutables. Dans une nuit de vent, la moitié d’une ville flambe d’un coup.. Allons, n’y pensez point ! Mais si dans la nuit vous entendez tac-tac, tac-tac, vous ne m’en voudrez pas de vous avoir défloré ce mystère. Vous en rencontrerez d’autres !
Cette fois nous sommes à ma porte. Les coureurs abaissent leurs brancards, en posent l’extrémité à terre et s’épongent le visage. Entrez. Voici une chambre européenne : vous pourrez vous croire là-bas, en Berry, en Bourgogne, en Bretagne, en Artois. Dormez bien.

NOËL NOUET.

(A suivre.)

(1) Certains lecteurs voudront bien se souvenir que j’ai tenté de leur faire voir déjà les Débuts du suffrage universel (R. H., 28 avril 1928) et l’Intronisation de l’Empereur (R. H., 12 janvier 1929).
(2) Jacques Rivière, Russie, « Le Roseau d’or. Troisième numéro de Chroniques. »

La Revue hebdomadaire, 23 août 1930 (Gallica)

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SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE
DANS LE JAPON D’AUJOURD’HUI
(Suite)
II

Avez-vous rêvé de la France? Peut-être ce matin les cris des coqs vous ont-ils laissé croire que vous vous éveilliez dans une campagne de chez nous. Vous avez alors guetté les claires sonneries de l’angélus. En vain. Cependant, vous avez pu entendre des cloches : tous les temples bouddhistes saluent le commencement du jour. Un égrènement de notes graves, lentes, qui fait penser à un glas, telle est leur voix. Leur grosse cloche longue ne balance point. On la frappe seulement avec un bélier de bois, une poutre suspendue, perpendiculaire, à son flanc De là viennent ces sons mélancoliques qui se répondent de colline à colline, de parc à parc et qui conviennent mieux au crépuscule qu’à l’aurore. Les voisins des temples entendent autre chose encore : les tambours des sanctuaires battus à plusieurs reprises selon une cadence particulière : cela commence par des coups espacés qui peu à peu se rapprochent, s’accélèrent et finalement se confondent dans un bourdonnement. . Mais je sais ce qui vous a fait sursauter dans votre lit, ce sont ces pétarades, ces explosions sèches qui vous ont ramené quinze ans en arrière en évoquant les temps de guerre. Eh bien, c’était un feu d’artifice. — Un feu d’artifice à six heures du matin? — Oui, ou du moins des lancements de fusées de joie. Ah ! qu’on aime les fusées dans ce pays ! Pour la fête d’un village, pour la fête d’un quartier de la ville et du temple qui s’y trouve, quelle débauche de fusées ! On en tire tout le jour pour le bruit, pour le petit nuage blanc qui éclot dans le bleu du ciel et que le vent emporte, sans préjudice de celles qu’on tire dans la nuit et qui s’épanouissent en grappes multicolores avec accompagnement de bombes, pièces montées et tout ce que vous pouvez imaginer dans le genre. L’automne est la saison des fêtes ; de tous les points de: l’horizon tour à tour nous entendrons venir ces signes de réjouissances populaires.
L’air est très pur. Venez voir de cette fenêtre la grande figure qui vous convaincra que vous êtes bien au Japon, je veux dire le Foudji Yama, le mont Foudji. Vous connaissez sa silhouette, vous l’avez vue en France sur des estampes, des photographies ou des cartes postales. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’ici vous la retrouverez répétée à l’infini sur les porcelaines, les laques, les bibelots, les paravents, les réclames commerciales, les broderies, les jouets, les boutons, les papiers d’emballage, comme sur les tableaux des expositions de peinture. Lès Japonais y voient un emblème national ; ils ont pour lui un culte (sentiment de la nature, sentiment religieux et sentiment patriotique se touchent, se confondent d’ordinaire dans l’Empire). Les gens qui en font l’ascension — et qui ne la fait pas? on y voit des femmes, des octogénaires, des enfants de dix ans — sont presque autant des pèlerins que des excursionnistes. Mais j’en ai dit assez. Regardez : vous l’avez, réel, devant vous. Au printemps, en été on le cherche souvent en vain, il se dérobe dans les nuages, dans des brumes ténues qui se fondent avec le ciel. Mais en ce moment il est clair, il est éblouissant, il est magnifique (1).
Dans une brèche de la première chaîne montagneuse d’un vert noir, au-dessus d’autres sommets plus éloignés, d’un bleu de lin ou d’un filas délicat, le grand cône souverain s’élance. Ses flancs décrivent une double courbe d’une pureté merveilleuse. Sa couleur, comment la définir? Elle a en cet instant des nuances de cendre fine, mais sans cesse elle change. Les premières neiges-coiffent sa cime étroite d’une tiare immaculée. Bientôt elles descendront sur les versants en coulées de crème. En hiver enfin, il sera blanc tout entier. Je le contemple chaque jour avec un plaisir nouveau, je me tourne vers lui le matin, le soir et bien d’autres fois encore pour y saisir lès-jeux dé là lumière. Il est si noble et si simple, si solitaire et si accueillant qu’il apporte une joie à l’esprit autant qu’un agrément aux yeux. Vous aussi, vous vous prendrez à l’aimer, ce vieux volcan apaisé, ce survivant des anciens âges qui porte comme un témoignage un nom donné par lés Aïnos primitifs (2), ce veilleur mystérieux qui domine toutes les îles du Soleil-Levant.
La plaine, depuis les premiers contreforts des montagnes jusqu’aux dernières maisons de la ville, est jaune comme la Brie ou la Beauce en juillet. Le riz est près de la maturité. C’est en novembre que se fait, à coups de faucilles, la moisson. — En novembre? Le riz met-il tant de mois à se former? — Rassurez-vous : une première récolte de froment ou d’orge a déjà été coupée sur cette plaine dans le courant de mai. Le paysan japonais, tout-maigre, tout penché sur ses petits champs qu’il irrigue, qu’il retourne, qu’il travaille sans cesse à la main, fait rendre le plus qu’il peut à son territoire trop étroit, sans arriver pourtant à nourrir tous ses compatriotes. Mais partons pour la ville. Ce que vous avez seulement entrevu hier va vous reparaître sous une autre forme. Je ne vous retiens qu’un moment pour mettre sous vos yeux le plan de ce que nous allons parcourir. C’est un plan en échiquier comme celui des villes chinoises antiques et des villes américaines du dix-neuvième siècle. N’y cherchez point de placés. Les places sont à peu près inconnues dans les villes japonaises, même dans les grandes villes. Pensez à ce qu’elles sont chez nous, dans les villages comme au milieu de la capitale. La place de l’Église, la place du Marché, la place de la Mairie, la place de la Préfecture, la place du Théâtre, etc. Au Japon la vie sociale ne s’est pas organisée comme en Europe et n’a pas modelé les lieux selon les mêmes formes. Le temple shintoïque ou bouddhique n’est guère un rassembleur de fidèles. Ils y vont individuellement, à l’heure, au jour qu’il leur plaît. D’ailleurs les temples sont nombreux, souvent à l’extérieur des agglomérations, dans un site choisi, entourés d’arbres. Le marché? Il n’y en a point dans le sens où nous l’entendons. Les fournisseurs vont prendre les commandes et les livrent à domicile. Beaucoup de paysannes même passent de porte en porte… La vie communale enfin est relativement récente : il n’y a pas soixante ans que la féodalité a disparu.
La féodalité, voilà ce qui a joué un grand rôle dans l’histoire du pays. Voulez-vous en trouver une trace matérielle? Regardez sur le plan cette case sombre : c’est le château ou du moins ce qu’il en reste, ses douves, ses enceintes. Bien des villes japonaises conservent des vestiges de ce genre : on y a installé tantôt la caserne de la garnison, tantôt les bâtiments de la préfecture, tantôt un jardin public. Quant aux châteaux eux-mêmes avec leurs donjons rectangulaires percés de petites fenêtres et les superpositions de toits aux angles retroussés, il en subsiste bien peu : une demi-douzaine peut-être dans l’empire.
Voulez-vous refaire la promenade du vieux Kæmpfer? Kæmpfer est ce médecin hollandais qui à parcouru le Japon au dix-septième siècle et qui a laissé de son voyage une copieuse relation, bien curieuse à lire. Il a passé ici en 1690 et prétend avoir mis une heure au pas de son cheval pour traverser la ville de part en part. Entre nous, je crois qu’il a exagéré. Vous allez en juger.
Suivons d’abord cette rue de faubourg qui n’est que la suite du chemin arrivant de la plaine, bordée de maisons modestes, en bois, toutes grises, avec des toits de grosses tuiles noires comme le sont presque toujours les tuiles japonaises. Voici l’animation ordinaire du matin dans les faubourgs : des femmes de villages vont vers la ville, la tête serrée dans une marmotte ou une fanchon de coton blanc, les jupes courtes, les mollets entourés de jambières de tissu sombre, les pieds nus sur des sandales de paille. Elles portent des hottes ou bien poussent de petites voitures, souvent de vieilles voitures d’enfant en osier où s’entassent des légumes, des fruits, des fleurs. De sous une touffe de chrysanthèmes rouges sort parfois une sorte de bras lisse : c’est un rhizome de lotus. Ces femmes bavardent entre elles assez gaiement. Une vieille, en riant, découvre des dents d’un- noir brillant, elle a conservé un affreux usage ancien, qui,consistait-à se laquer les incisives et les canines. Vous ne verrez plus cela que rarement, mais, ce qui va vous frapper bien vite, c’est dans toutes les classes de la société, le nombre des mâchoires aurifiées ; cette pratique, de nécessité fâcheuse, est devenue une mode, une élégance…
Puisque nous sommes sur ce propos, regardez là-bas cet homme qui se promène dans les allées de son petit jardin. Tout en s’intéressant à ses plantations, tout en jetant des regards sur les passants, il n’arrête point d’agiter son poing devant sa bouche, oui, il se brosse les dents ! La brosse à dents et le cure-dents sont extrêmement en faveur. Ce qui n’empêche que les dentistes ont fort à faire.
Attention ! arrivent de la ville de longues charrettes, traînées par des bœufs noirs et dont le chargement ne me dit rien qui vaille ! Trop tard, nous ne pouvons les éviter ! Bouchons-nous le nez, car ces seilles cahotées sont pleines d’engrais, d’engrais… humain qu’on porte aux champs. Il n’y en a point, d’autre. A certaines heures, le vent qui passe sur la plaine est chargé d’horribles effluves. Mais voici un sujet plus agréable : nous dépassons des bandes d’enfants qui vont à l’école. Garçons et filles, mis à l’européenne, les mollets nus, le cartable au côté, échangeant quelques bourrades. Comme ils ressemblent aux écoliers de partout! Pourtant voyez ce qui brinqueballe au côté de celui-ci, ce que: cet autre serre sous le bras gauche, ce qui pointe hors de la serviette de ce troisième, c’est un abaque; un, boulier, si vous préférez, une machine.à calculer enfin. Ils en ont tous. Mais que dis-je? Ce ne sont pas seulement les écoliers, tous les Japonais ont leur soroban! Le commerçant dans sa boutique, comme le banquier dans son bureau, l’employé des postes à son guichet, l’entrepreneur sur son chantier, le comptable à son pupitre, chacun, dès qu’il a un calcul à faire, saisit son petit appareil et se met à pousser du bout du doigt, vite, vite, les rondelles noires sur les baguettes blanches.
Combien de fois, le matin, j’ai rencontré ainsi des troupes d’écoliers et d’écolières ! De temps en temps il m’arrive d’assister , à une scène qui, pour nous, offre quelque piquant. En passant devant un temple shintoïque, beaucoup de garçons se-découvrent. Quelques fillettes qui les suivent et qui voient ce geste, se hâtent, dans l’incertitude, de retirer aussi, gravement, leur bonnet de laine ou leur chapeau cloche. Ma foi, je trouve cela gentil, d’autant plus que les,minois enfantins sont charmants au milieu des cheveux courts ébouriffés. La Japonaise traditionnelle est toujours tête nue : c’est pourquoi les mamans ne savent guère choisir les coiffures dont elles affublent leurs filles. C’est pourquoi aussi les filles ignorent qu’elles n’ont point besoin, pour saluer, d’imiter les garçons. Mais, voyez, nous voici devant un fossé assez large, avec une eau courante pleine de cresson. Sur l’autre bord un mur fait de blocs énormes, superposés sans ciment, se rejette en arrière. Au sommet, le.talus herbeux porte des pins, de ces fameux pins japonais, merveilleusement tordus, aux rameaux rares et fantaisistes à souhait. Pour peu que vous vous tourniez légèrement, juste assez pour apercevoir, là-bas, ce petit pont bien arqué et plus loin, ces collines aiguës chargées de buissons de thé, vous aurez un tableau typique. Vienne à passer une jeune femme à la belle ceinture, à l’ombrelle de bambou et de soie, la scène se complète : vous n’aurez plus qu’à braquer votre kodak. Image facile? Image trop convenue peutêtre? Hé, ne soyez pas si rigoureux ! Il faut savoir se réjouir quand la réalité nous offre par moments des spec- , tacles conformes aux légendes. La figure du Japon aimable, d’une grâce mièvre, et tourmentée, existe parmi bien d’autres. Libre à vous si, devant ces gros murs, vous préférez évoquer les assauts de jadis, les ruées de samuraï aux armures de laque et aux masques farouches, les flèches qui volent et les sabres brandis. Seulement, cela, vous ne pourrez le voir qu’au cinéma, fort bien rendu d’ailleurs.
Prenons le pont, passons cette première enceinte du château. Une seconde va se présenter plus loin. Entre les deux, aujourd’hui, l’espace est rempli par des écoles, des bâtiments administratifs, des hôpitaux… — Mais voilà un clocher, voilà une croix ! C’est une église ! — Oui, et bâtie par la mission catholique. J’allais dire : la mission française, tant les deux idées sont encore connexes. Voulez-vous visiter la mission tout de suite?
Nous allons y trouver un prêtre venu de la rue du Bac, des Missions étrangères. A la vue d’un compatriote, il lèvera les bras et si, par extraordinaire, il lui reste une bouteille de vin français, il nous invitera, quand vous aurez fait connaissance, à la déboucher avec lui. Il porte la barbe, mais elle n’est point encore blanche. Le Père est encore dans sa force : heureusement, car la France a bien de la peiné à trouver des remplaçants pour ceux qui succombent. Peu à peu, ce sont des missionnaires italiens ou allemands qui arrivent pour succéder aux nôtres défaillants (3). De tout cela, le Père vous parlera peut-être. Mais aussi il vous entretiendra de sa province natale, et si vous la connaissez, il en sera tout joyeux. Puis il reviendra à la mission, il vous parlera avec amour de ses chrétiens, de son pusillus grex. « J’aurais davantage de fidèles, s’ils ne déménageaient si souvent ! Les Japonais ont la bougeote! » Il ne fera aucune allusion, ou seulement une bien discrète, aux difficultés de sa vie (les sommes qui lui sont allouées sont infimes) et à ses fatigues (il doit aller sans cesse à droite, à gauche : se 1 rendre auprès d’un malade dans un village de la montagne, célébrer un mariage dans une chapelle des environs, administrer des baptêmes dans une autre commune… Et à tout son ministère, il faut ajouter les soucis d’une École ménagère qu’il a fondée ici, dont il a payé la construction à l’aide de ventes de charité, de concerts, de quêtes lointaines…) Il se plaît, en considérant sa paroisse, à évoquer l’histoire. Ce château, dont la mission occupe une parcelle, n’appartenait-il pas à un de ces terribles persécuteurs du dix-septième siècle, qui n’ont reculé devant aucune férocité, pour extirper le christianisme de la race japonaise? Quel retour des choses! Voilà l’église, voilà le presbytère, voilà la maison du catéchiste et, un peu plus loin, voilà la grande École des Dames de Saint-Maur, où une supérieure française, aidée de quelques religieuses, et d’un personnel de professeurs indigènes, distribue à plus de sept cents jeunes filles une instruction et une éducation hautement appréciées.
Je vois votre surprise ; vous ne vous attendiez guère, quand vous avez accepté de me suivre en ces terres lointaines, à y retrouver des images de nôtre patrie. Les Français de l’étranger souffrent souvent de voir la France mal connue, mal jugée. Cependant son influence bienfaisante se révèle presque partout, à qui se donne là peine d’observer, et plus forte que les mauvaises semences qu’on peut lui reprocher parfois de répandre. Allons, ces propos, sont bien graves ! Prenons un ton moins haut sans quitter ce chapitre : je veux vous apprendre comment le Japon a du beurre, j’entends du vrai, du bon beurre — chose rare — un beurre qui n’est point le beurre salé venant d’Australie ou de Nouvelle-Zélande. Eh bien, c’est grâce à deux couvents, l’un de Trappistes, l’autre de Trappistines, fondés par des Français dans le Hokkaïdo et qui envoient, dans tous les coins du pays, leurs produits !
Mais nous étions partis pour la ville. Il est temps de poursuivre notre promenade. Le temps est resté beau. Devant nous volent par moments de grands papillons noirs aux ailes cornues qu’on prendrait presque pour des oiseaux. Nous longeons le fossé de la seconde enceinte. Celle-là nous ne la franchissons pas. Vous pouvez apercevoir là-bas, au bout du deuxième pont, une sentinelle : l’uniforme kaki, là casquette plate à bande rouge, le fusil au pied. Des sonneries de clairon, dont l’oreille ne reconnaît point les airs, encore que les notes lui en semblent familières, achèvent de vous annoncer la présence d’une caserne : un régiment d’infanterie constitue la garnison. Sur un piédestal de maçonnerie dominant la porte, un officier de bronze de taille naturelle, en tenue de campagne, les jambes écartées, une main à ses jumelles, conserve la mémoire d’un héros de la guerre contre la Russie. Le Japon moderne aime beaucoup les statues : celle-ci par sa simplicité, par son adaptation à son rôle; est d’un heureux effet. Mais vous aurez l’occasion d’apercevoir, dans des squares, des messieurs gigantesques, un gibus appuyé à la poitrine, vêtus d’une ample redingote tombant à plis lourds, que la pluie patine sans les embellir.
Le fossé est bordé d’arbres, érables, paulownias, etc., qui forment un site agréable. Aussi l’utilise-t-on ce matin. J’aperçois une troupe d’enfants. Ils sont là vingt, vingt-cinq, peut-être plus, assis sur des pliants ou sur des tas de pierres, un grand carton blanc sur les genoux et s’appliquant, à l’aquarelle ou au crayon de couleur, à reproduire le paysage. Élèves d’un cours artistique? Mais non, ce sont des écoliers comme ceux que nous avons rencontrés il y a quelques heures. Un professeur à lunettes, l’air soucieux, va de l’un à l’autre, distribue des observations. Nous pouvons jeter un regard sur les travaux : les couleurs sont brutales, flots de vert, de bleu et de jaune, grandes balafres. De composition, il n’y en a point, mais dans l’ensemble une hardiesse, une liberté amusantes, çà et là un trait juste. On ne prétend point de ces enfants faire des artistes. Un seul d’entre eux le deviendra-t-il? Mais on veut, par cette méthode toute moderne, éveiller leur goût, leur apprendre à voir.
Un clocher se dresse à nouveau devant nous. Remarquez que la flèche ne porte point de croix. Il s’agit cette fois d’un de ces temples presbytériens ou baptistes, à moins que ce ne soit universalistes, ou méthodistes, qui, avec beaucoup d’autres sectes, travaillent à rallier les fidèles. Certains sont riches, d’autres humbles baraques. On y chante des cantiques traduits en japonais ; des pasteurs américains ou indigènes y prêchent la tempérance et y enseignent l’anglais. Cette dernière pratique est fort appréciée des jeunes gens. Un bon nombre ne voient, dans le temple, qu’une entreprise de leçons de langues gratuites ou à peu près. L’argent, évidemment, vient en majeure partie d’outre-Pacifique.
Cette fois, nous voici à l’entrée de la ville proprement dite. Je vous retiens encore un moment pour : visiter, ce petit jardin ou plutôt cet enclos : c’est un terrain pour enfants. Là, ils peuvent jouer en, liberté et sans danger : ils y trouvent des tas de sable, des balançoires, de petits manèges et un appareil que les mamans de chez nous jugeraient redoutable pour les fonds de culotte : une glissière. Cela consiste en un escalier de bois conduisant à une plateforme d’où un plan incliné ramène rapidement les enfants à terre sur leur derrière. La glissière jouit d’une faveur incroyable : filles et garçons s’y précipitent et se hâtent de descendre pour remonter aussitôt. Observons ce groupe absorbé par des jeux dans le gravier. Les visages de poupées sous les cheveux noirs taillés, en calotte, les robes bariolées et fleuries où le rouge, le rose, le vert dominent, les gestes des mains potelées, tout cela vous retient, vous amuse. Il faut le dire tout de suite, lès enfants sont,un des aspects les plus séduisants du Japon. Les bambins sont innombrables, vous le savez déjà. L’excédent des naissances sur les décès est, chaque année, de l’ordre du million, richesse qui contraste si fort avec notre pauvreté, mais qui n’est pas sans donner pour l’avenir des inquiétudes aux dirigeants du pays et peut-être aussi à d’autres… Les enfants sont de plus tyranniques : j’ai rarement vu patience et complaisance comparables à celles des parents japonais. Les plus grands sont d’ailleurs souvent laissés à eux-mêmes, non seulement dans un parc comme celui-ci, mais dans les rues où circulent des autobus, au bord de ruisseaux profonds de quoi rien ne les protège. La maman japonaise a tant à faire ! Dans le peuple, on la voit vaquer à son ménage, veiller à son commerce avec son dernier-né sur le dos ; serré, en hiver, dans une sorte de manteau ouaté, tenu, en été, par des bandes de tissu. A côté de la mère, une fillette, à son exemple, porte de la même façon un petit frère, tandis qu’une gamine, assez solide sur ses jambes, a, par imitation, ficelé derrière elle une poupée. Souvent aussi, c’est une vieille grand-mère qu’on a chargée d’un vivant fardeau ; on la voit aller et venir à petits pas devant la maison en chantonnant et de sa grosse bosse émerge une petite tête endormie.
Que de choses il y aurait à dire sur ces enfants japonais qui représentent un avenir encore plus mystérieux que celui de beaucoup d’autres pays ! Vous verrez, quand nous visiterons une librairie, tout ce qu’on fait pour eux dans ce domaine >les revues très nombreuses et illustrées d’amusante façon, les livres d’enseignement ou d’éducation mis à leur portée, et qui savent rester attrayants. Parmi les littérateurs et les artistes, beaucoup, hommes et femmes, ne travaillent que pour l’enfance. Contes, poésies, chansons viennent sans cesse amuser, instruire, émouvoir toutes ces petites têtes. A les voir, nous ne pouvons qu’être frappés de l’insuffisance des productions de chez nous. Laissons la librairie. Vous pouvez imaginer des développements parallèles dans le domaine des jouets et celui des vêtements. Enfin vous n’ignorez pas que, chaque printemps, un jour (le 3 mars) est consacré à la fête des filles et un autre (le 5 mai) à la fête des garçons. A quoi il faut ajouter le jour de Christmas dont l’usage impose peu à peu la célébration dans les villes, avec arbres de Noël tout givrés, et Santa Claus en robe pourpre.
Mais que dit ce gamin qui a remarqué l’attention que nous donnions à son groupe? Il nous désigne, de son doigt tendu, à ses camarades : Séio-djinn! Ces mots sont prononcés sans hostilité, sans grande curiosité non plus, comme une définition nécessaire. Séio-djinn, c’est-à-dire hommes de l’Ouest. De temps immémorial, c’est le terme pour désigner l’étranger, l’Occidental. Il sert aussi maintenant, vous pensez bien, pour les visiteurs venus d’Amérique. Comment voulez-vous qu’on fasse, dans le peuple, de distinction entre les blancs? D’ailleurs comme ce sont, parmi les étrangers, les gens des États-Unis qui dominent en nombre, je parierais bien que, dans le cours de notre promenade, nous entendrons murmurer à notre passage, par des adultes, par des femmes surtout : American! ou plutôt : Melican, car la langue japonaise ne dispose que d’une seule articulation pour ces deux consonnes et laisse, tomber l’A initial. Disons donc que tous les étrangers sont appelés : gens de l’Ouest, mais, en fait, supposés venus de l’Est et j’ajouterai : considérés comme riches, à moins que la condition des Russes émigrés n’amène bientôt quelque atténuation à ce jugement.
A ce propos, vous êtes peut-être curieux de connaître la proportion des résidents des diverses nationalités dans tout le Japon. La voici d’après les statistiques officielles : États-Unis 1870, Grande-Bretagne 1848, Allemagne 930, Russie 818, France 398 (4). On peut tirer de ces chiffres plusieurs conclusions. Bornons-nous pour cette fois à celle-ci : la langue anglaise est la langue étrangère le plus souvent parlée au Japon. Elle en est devenue la seconde langue officielle. Les élèves l’étudient aussitôt au sortir de l’école primaire. Plusieurs journaux paraissent en anglais. Dans les grandes villes, beaucoup de Japonais le parlent, dans les autres un certain nombre de fonctionnaires et de commerçants l’entendent au moins quelque peu. Ne vous étonnez pas donc des foreing goods, foreing style, foreing furnitures, grocery, druggist, etc., que vous allez lire sur les façades. Étonnez-vous plutôt avec moi de cette enseigne que j’ai découverte un jour dans une rue peu fréquentée sur une boutique de perruquier : Admirable salon de coiffure. Je n’ai jamais pu savoir qui avait fourni ce texte à l’honorable commerçant qui l’étalé avec fierté autant qu’avec candeur.
Pour en finir avec la question des langues, voulez-vous savoir quel est le.nombre des étudiants de français? Alors que l’anglais est enseigné dès le lycée secondaire; le français, comme l’allemand, n’est abordé que dans un établissement nommé Koto Gakko, soit lycée supérieur, qui est spécial au Japon et qui prend place avant l’entrée à l’Université. Les études y sont de trois années. L’allemand, d’ailleurs, tient une place bien plus importante, car il est considéré comme nécessaire pour les étudiants de sciences. Le français, lui, n’est adopté que par. certains des jeunes gens qui feront des lettres, du droit, de l’économie politique (classée séparément du droit) et des études artistiques. Sur un total d’environ vingt-cinq lycées supérieurs, Sept seulement ont une section française. Pour être complet, il faudrait en vérité tenir compte aussi des établissements privés japonais, des deux Écoles des langues étrangères de Tokio et d’Osaka, et enfin des deux importantes maisons dirigées par des Maristes français, à Tokio et à Osaka également. Au total cela ne fait pas encore un chiffre bien considérable. C’est donc, pour un Français, une surprise assez rare et, d’autant plus agréable, que d’entendre un Japonais s’exprimer correctement dans notre langue.
Un coup sourd éclate sur la ville. Non, cette fois, il ne s’agit point de fusées : c’est le canon de midi. Les passants vérifient leur montre. Faisons comme eux et allons déjeuner.

NOËL NOUET.

(A suivre.)

(1) Selon la mythologie japonaise, le mont Foudji est la résidence d’une divinité qui joue un rôle dans plusieurs légendes primitives et à laquelle est dédié un temple situé au sommet.
(2) Les Aïnos sont un peuple de race blanche, aborigène du Japon et refoulé maintenant dans les îles les plus septentrionales. Dans sa langue le mot Foudji signifie, croit-on, déesse du feu.
(3) Nombre des missionnaires catholiques français au Japon .

En 1905 En 1927
Diocèse de Tokio 35 30
Nagasaki 35 26
Osaka 28 20
Hakodaté 24 10

(4) Ces chiffres sont ceux de 1924. Ils ont pu augmenter, en ce qui concerne les premières puissances.

La Revue hebdomadaire, 30 août 1930 (Gallica)

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SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE
DANS LE JAPON D’AUJOURD’HUI
(Suite et fin)

Pour prendre notre repas, nous avons le choix entre une maison de style indigène et une maison à la mode européenne. Fidèle à ma règle d’adaptation progressive, je vous propose la seconde. J’en connais une dans les environs. Tenez, on l’aperçoit d’ici. Vous pouvez lire sur le store de toile, en grosses lettres RESTARANT. Nous en trouverions peut-être ailleurs quelques autres, dont l’enseigne annoncerait un RESAURANT ou un RESTURANT. Il ne faut pas attacher trop d’importance à ces à peu près ils correspondent du reste aux à peu près inévitables que l’on va nous offrir aussi comme cuisine. Je désire cependant vous faire voir un restaurant à la mode européenne c’est un cas de la dualité introduite dans les mœurs japonaises. Il y a désormais au Japon deux façons de se vêtir et de se chausser, deux styles pour les habitations et l’installation des intérieurs, deux cuisines, deux musiques, deux peintures, deux cinémas, deux écritures, etc. (En vérité, pour l’écriture, la peinture, la cuisine, il faut en compter trois car il y a la mode chinoise.) Beaucoup de Japonais modernes s’accommodent tour à tour de ces formes de vie vêtus à l’européenne durant le jour, ils endossent le kimono le soir leur maison japonaise comporte une pièce à l’européenne, d’ordinaire le bureau, ils font étudier le piano à l’une de leurs filles, et à une autre le koto (la harpe japonaise), etc.
Entrons donc au restaurant. Dans une salle assez vaste, au sol de ciment, nous voyons des tables carrées et des chaises. Au plafond, des branches chargées de feuilles d’érable artificielles, d’un beau rouge, comme il convient pour l’automne, s’étendent de tous côtés et donnent l’illusion d’un jardin. Au printemps ces frondaisons seraient remplacées par des branches de cerisiers en fleurs (artificielles aussi). Le soir, des lanternes ou des lampes électriques, distribuées au milieu de cette décoration, produisent un heureux effet.
La pièce est vide ou à peu près. Une petite bonne en kimono clair somnole dans un coin ou feuillette un magazine au-dessous d’une réclame de bière japonaise. Asseyons-nous où vous voudrez. A quelque table que ce soit, il est à craindre que la nappe soit sale. Nous devrons la faire changer. Sale? Je vous surprends la propreté japonaise est une des notions auxquelles nous sommes attachés. Eh oui, les Japonais sont propres en ce qui concerne les choses de chez eux, mais lorsqu’il s’agit de coutumes européennes, ils ne savent plus en quoi consiste la propreté. J’entends dans le peuple, naturellement. Me croirez-vous si je vous dis qu’il en est souvent de même pour la politesse? Polis, les Japonais le sont, depuis des siècles, d’une façon raffinée et pourtant ils peuvent plus d’une fois nous paraitre grossiers. Il y a toute une série de contradictions que je serais tenté de dérouler. J’oublie que nous sommes ici pour déjeuner.
Vous avez saisi la carte qui se dresse dans une pince métallique au milieu de la table et j’ai vu votre visage s’ouvrir parce que vous avez lu le mot Menu. Oui, lisez donc la suite Hors d’uvres, Omlet, Beef à la sauce, Salad, Cakes, etc. La cuisine française est fameuse dans le monde entier, mais elle n’arrive ici que sous un travestissement anglo-saxon qui lui est bien funeste. Dans les grandes villes et dans les bons restaurants, les menus sont en général en français correct, mais les plats ne réalisent que rarement ces belles promesses. D’ailleurs, voici une des principales coupables cette sauce brune, cette « sauce anglaise », cette sauce passe-partout dont chaque table porte un flacon.
La bonne est arrivée en sautillant sur ses sandales et en faisant voler ses grandes manches sur ses côtes elle nous décerne un salut cérémonieux accompagné d’un sourire elle nous distribue des couverts avec des serviettes de papier et elle attend en silence notre décision. Vous la regardez avec curiosité n’est-ce pas la première Japonaise que vous voyez de près? Chez elle, tout au moins. Nous avons de la chance ce n’est point une rustaude rubiconde et reniflante, comme il s’en trouve. Elle est assez fine, d’une grâce amusante, avec des traits réguliers, une coiffure moderne, c’est-à-dire en gros ballon crêpelé, une peau très blanche, grâce à des laits de toilette, des lèvres un peu trop rouges, des yeux noirs enfantins. Mais encore une fois, nous sommes ici pour déjeuner.
Nous voulons du pain naturellement. Les Français veulent toujours du pain En somme, on en trouve partout au Japon, maintenant. Mais ce pan (car c’est ainsi qu’on le nomme), se présente sous l’aspect de grands blocs moulés, à peine cuits, qu’on débite par feuilles rectangulaires, pâles et spongieuses. Ah que le bon pain est rare, et que les Japonais sont à plaindre d’avoir si peu d’occasions d’en goûter Il est vrai qu’ils ont leur riz et que nous l’ignorons en Europe, à peu près comme ils ignorent notre pain. Au fait, nous n’avons qu’à en demander, vous allez voir comme il est savoureux, ce riz bien gonflé, bien sec en même temps que bien cuit, si différent de ces colles qu’on sert chez nous le plus souvent. Si vous aimez la bière nous pouvons prendre de la bière japonaise il y en a -plusieurs marques fort bonnes. Sinon, nous nous rabattrons sur une eau minérale, mais il faut repousser ces bouteilles qui portent une étiquette avec le mot Cider. Titre trompeur, ce n’est qu’une limonade douceâtre. Puisque nous parlons des boissons, je vous mets en garde tout de suite contre le café (kohii, avec un h aspiré) qu’on vous offrira n’importe où au Japon, mais surtout contre celui qu’on trouve en province. Fait avec une poudre Made in U. S. A., il est souvent horrible. Le bon café est aussi rare que le bon pain.
Vos yeux errent sur les murs, en attendant que la servante revienne chargée des plats que nous avons commandés. Divers chromos, une marine, une nature morte, un paysage de Suisse (tous probablement venus d’Allemagne) y sont suspendus. Un autre, là-bas, vous rappelle des silhouettes familières. Levez-vous, allez l’examiner. Mais c’est l’Angelus de Millet – Oui. L’Angelus de Millet est en grande faveur au Japon. Qui pourrait nous dire pourquoi? Y a-t-il quelqu’un qui le sache? En tout cas, vous le verrez chez tous les marchands de gravures, chez les encadreurs, dans les bazars, entre un portrait du maréchal Nogi et un autre de Napoléon, à côté d’un Gœthe ou d’un Tolstoï, d’un Beethoven ou d’un Lénine, et parfois à côté d’une photographie de LL. MM. l’Empereur et l’Impératrice, dont le visage est voilé respectueusement d’un papier de soie grand comme une feuille à cigarettes.
Bon. Nous voilà pourvus un poisson grillé, du jambon et de la salade, des fruits. La bonne va et vient, remplit nos verres, puis s’asseoit près de nous. Elle demande d’où nous sommes, où nous allons, quel est notre âge, tout cela puérilement, distraitement c’est beaucoup plus par politesse que par curiosité. Si nous lui faisons quelques compliments sur sa belle mine, elle va rire beaucoup et elle affectera de se cacher le visage derrière le pan très ample de sa manche. Une autre servante se trouve-t-elle dans la salle? Elle ira la trouver, lui contera ce qui s’est passé et toutes les deux riront à petits coups. Elle ne reviendra que pour nous apporter la note quand nous la demanderons. Voyons cette note quatre yen. Oui, c’est raisonnable. Un pourboire, l’argent pour le thé, comme on dit ici. Et maintenant reprenons notre promenade. Vous me demandez si l’usage du pourboire sévit au Japon comme chez nous? A l’exception de quelques cas (dans les hôtels japonais en particulier), il est beaucoup plus mesuré qu’en Occident. On ne se trouve pas obligé de remercier par une gratification quelqu’un qui exécute un travail pour lequel il est normalement payé ou même quelqu’un qui rend un service. J’ai vu des gens fort humbles refuser de petites générosités qu’on voulait leur faire. Cet esprit, bel héritage de l’antique chevalerie, résistera-t-il encore longtemps? Hélas Mais je vous vois absorbé dans un calcul mental. Vous cherchez l’équivalence en monnaie française du prix de notre repas. Au change actuel, une cinquantaine de francs. Quoi cinquante francs pour ces deux déjeuners modestes dans cette maison de troisième ou de quatrième ordre? Eh vous arrivez de France cela se voit Vous n’avez pas encore la notion du prix de la vie dans le monde En particulier vous n’avez pas encore fait connaissance avec les prix japonais. Un coup d’œil aux étalages vous renseignera vite. Sachez dès maintenant que le Japon est un pays cher, un des plus chers parmi les grands États. Un yen, qui pour nous correspond environ à douze francs, se dépense comme cinq francs, comme trois francs même. (Sa valeur, avant guerre, n’était d’ailleurs que de deux francs cinquante.) Mais pour les Japonais? Pour les Japonais aussi, le Japon est cher. Les salaires ne sont pas en proportion des prix. Un salaire de cinquante yen par mois est un salaire moyen pour bon nombre d’ouvriers ou d’employés. Un professeur de l’Université impériale arrive à un traitement de trois cents, de quatre cents yen à peine et doit se considérer comme favorisé. Un général, un haut fonctionnaire n’ont guère plus. Il y a bien un certain nombre de grosses fortunes, des propriétaires terriens, surtout des industriels, des banquiers, des commerçants. Mais l’immense majorité du peuple japonais vit très simplement, sobrement, pauvrement même il se nourrit de riz, d’un peu de poisson, de quelques légumes, il se loge dans deux ou trois pièces sans meubles, il s’habille de tissus modestes et il parvient à élever cinq, six, huit enfants.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur ces sujets, mais je ne veux pas retarder davantage notre promenade dans la ville. Entrons-y. Quand vous l’aurez bien vue, vous pourrez penser que vous connaissez à peu près toutes les villes du Japon, car, à l’exception des quatre on cinq très grandes cités, toutes elles se ressemblent fort. Nous voici à l’extrémité de la rue principale. Deux longues files de boutiques s’étirent parallèlement devant nous. C’était plus joli hier soir vous exclamez-vous. Oui, les rues japonaises sont souvent plus gaies, plus attirantes aux lumières. Dans le jour, toutes ces maisons à un étage sont monotones, tous ces toits de tuiles noires sont tristes, toutes ces boiseries, que les intempéries engrisaillent, ont un air de médiocrité. Mais poussons tout de suite jusqu’à ce quartier neuf, il nous offrira plus de variété.
Ici, voici des trottoirs et tout au long des façades plates, claires, sans les éternels auvents sombres des maisons traditionnelles. Ce sont, comme là-bas, des boutiques, avec un étage pour la plupart. En haut, des frontons pointus, ronds, rectilignes qui cachent les toitures de tôle. Ne m’avez-vous pas dit que toute la ville est en bois ? Certainement. Elle l’est ici aussi. Il ne faut pas que ces maisons, qui semblent de granit ou tout au moins de ciment avec ces tons ocres, bleutés, rouges, vous en fassent douter plus longtemps. Tous ces murs d’apparence robuste ne sont faits que d’enduits posés sur des treillages métalliques qui, eux-mêmes, sont tendus sur des charpentes semblables, ou peu s’en faut, à toutes les charpentes japonaises. Tel est l’aspect des villes modernes. Mais, objectez-vous encore, le Japon est couvert de montagnes, les pierres y abondent ! Oubliez-vous que le Japon est aussi le pays des tremblements de terre? Qu’on s’attend tous les soixante ans, à un bout ou à un autre du territoire, à une catastrophe, et que, dans les intervalles, il se présente, tantôt ici, tantôt là, des secousses fort capables de causer des dommages? La maison de bois a fait ses preuves, elle est la plus sûre de toutes, avec peut-être les immenses buildings de huit étages en ciment armé que seules les capitales peuvent se permettre. Les bâtisses de briques, au contraire, sont les plus dangereuses aussi n’en rencontre-t-on qu’un petit nombre, des survivantes, des édifices officiels datant de quarante ou cinquante ans.
Dans une ville de bois, il y a évidemment un risque terrible celui de l’incendie: C’est pour lutter contre lui qu’on a créé ces veilleurs de nuit dont nous avons déjà parlé. C’est en prévision de l’incendie aussi qu’on a élevé ces tourelles métalliques qui dominent la foule des toits. De leur plate-forme on voit venir les flammes et une cloche jette l’alarme dans le quartier. Lugubre tocsin que celui de ces voix grêles qui se répondent dans la nuit ! On saute du lit, on court à la fenêtre ou à la porte de quel côté le ciel est-il rouge? D’où vient le vent? S’il n’y a rien à craindre, on se recouche mais si les flammes sont dans le voisinage, vite, debout. On fait des ballots de vêtements, de couvertures. On met sur la rue les quelques coffres, les quelques meubles à tiroir, les quelques ustensiles qu’on possède, on enlève les cloisons mobiles, on enlève même les nattes du plancher et l’on se réfugie chez un parent, chez un ami, chez un voisin moins exposé, sans savoir si l’on retrouvera sa demeure. Il y a naturellement des corps de pompiers pleins de zèle et qui n’hésitent pas, pour faire la part du feu, à abattre les maisons comme des châteaux de cartes.
Ces espèces de grandes plaies noires que le feu creuse dans les villes se guérissent vite. Les quartiers renaissent plus clairs, plus aérés, de style plus moderne. Les constructions n’ont que des fondations sommaires dont vous pourrez vous rendre compte tout près d’ici. Entendez-vous une mélopée à laquelle en cadence des voix répondent? C’est derrière cette palissade qu’on chante de la sorte. Allons voir. L’étrange scène Une masse de bois, suspendue entre trois poteaux bruts, s’élève, retombe, s’élève encore et ce sont des femmes qui la manœuvrent ! Femmes à l’allure rustique, les unes vieilles, quelques-unes jeunes, faces camuses, larges et simples, accoutrements archaïques d’un bleu sombre, jupes courtes, jambières de drap, pieds nus sur des sandales. Une « ancienne commence une phrase au rythme court et les autres répliquent à l’unisson, en tirant par saccades sur les cordes de paille qui hèlent le « mouton ». Il retombe, tassant le sol, y enfonçant des galets, sur lesquels s’élèveront les piliers de la maison nouvelle et le chant se poursuit, monotone, balancé, un peu nasillard, pendant des heures. Sans s’interrompre, ces femmes nous regardent et rient lourdement. Quelle évocation des temps anciens, cette corporation des batteuses de sol !
Quoi ! Est-il déjà trois heures? Une foule d’enfants se répand soudain dans la rue. C’est la sortie d’une école primaire. Les garçons s’en vont d’un côté, le sac aux épaules, la casquette bien enfoncée les filles s’attardent un peu, bavardent. Elles portent une natte dans le dos, un tablier blanc par-dessus leur robe européenne, le sac en bandoulière. Quelques-unes ont un col marin. Elles se font, en se séparant, des salutations très sérieuses et échangent des Sayô-nara! (1) répétés, qu’elles prononcent précieusement, avec cette incertitude entre I’l et l’r, amusante pour nos oreilles. Les garçons n’ont point tant de façons ils s’égaillent bruyamment. En voici un qui laisse échapper une boîte d’aluminium, du format d’un livre, qu’il serrait sous un bras, la boîte qui contenait son déjeuner de midi, une ration de riz avec quelques condiments. Beaucoup d’enfants ne rentrent pas chez leurs parents pour ce repas.
La sonnerie de trois heures est le signal de la liberté pour tous les élèves. Chaque quartier voit ses écoles s’ouvrir et combien d’écoles y a-t-il, mon Dieu ! A côté des écoles primaires, des lycées secondaires, du lycée supérieur, il y a les écoles normales, les écoles commerciales, les écoles techniques de tous ordres. Le Japon est le pays des écoles et toutes regorgent d’élèves. Il y a une avidité générale d’instruction, avidité de diplômes aussi. Des familles de paysans ou de petits artisans se cotisent, redoublent de privations pour envoyer un fils, un neveu, un petit cousin, un fils adoptif faire ses études et pour le pousser, si possible, jusqu’à l’Université. Cet élan est émouvant, mais son étendue n’est pas sans présenter des dangers sociaux dont les dirigeants s’avisent maintenant. La surproduction des diplômés est énorme. Chaque année voit des promotions de jeunes gens se lancer à l’assaut des rares places de fonctionnaires, de professeurs, d’ingénieurs disponibles. Les évincés doivent se débrouiller pour gagner leur vie; ils deviennent journalistes ou. vendeurs de journaux, employés de tramways, photographes, explicateurs de cinémas (2), camelots, parasites de politiciens, moins encore. L’armée des déclassés, des mécontents grossit sans cesse et tourne les yeux vers les pays rouges dont une mer peu large les sépare. En dépit de la surveillance active de la police, la propagande soviétique arrive à lancer des brandons qui ne s’éteignent point avant d’avoir allumé des feux secrets. Nous avons si bien marché tout en conversant que je ne sais plus où nous nous trouvons. Je ne reconnais plus la rue. Comment faire? Il n’y a point d’inquiétude à avoir. Nous allons trouver avant peu, à un angle, à droite ou à gauche, un plan du quartier peint sur un panneau de bois avec des lignes de couleur pour en marquer les divisions. Ce plan est une ressource pour les facteurs des postes, les livreurs des commerçants, les chauffeurs des taxis, les bourgeois en visite et les simples promeneurs comme nous. Une adresse est souvent fort difficile à trouver. Il faut dire que les rues ne portent pas une désignation qui leur est propre d’une extrémité à l’autre. Les noms sont des noms de terrains et les numéros attribués aux maisons, étant les numéros des parcelles, ne se suivent point de proche en proche. C’est à Tokio que ce système aboutit au comble du labyrinthisme et, pour peu qu’on ait des personnes à voir, on passerait ses journées en recherches, s’il n’y avait les plans des quartiers affichés et aussi l’aide des policiers installés dans des guérites vitrées aux principaux carrefours.
Nous ne sommes pas aussi éloignés du centre que je le pensais. Nous allons nous retrouver dans les grandes artères. C’est le moment d’ouvrir vos yeux.

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Le milieu de l’après-midi est le moment de l’animation la plus intense au centre de la ville. Pour nous diriger dans la foule, il faut tout de suite modifier une de nos habitudes ici on se range à gauche. Ce qui frappe, dans la rue, au premier abord, c’est la différence marquée entre les hommes et les femmes. Un grand nombre des premiers sont en costume européen, les femmes au contraire sont toutes en kimono. Les hommes ont des casquettes, des chapeaux souples, des melons, les femmes vont tête nue. Quant aux chaussures, du côté des hommes la couleur sombre règne, soit qu’ils portent des souliers, soit que, montés sur leurs sandales, ils aient aux pieds leurs tabi (3) de drap noir. Les femmes ont toutes des <aM blancs. Ajoutons que les femmes sont, dans l’ensemble, de petite taille, alors que les hommes sont de taille moyenne et parfois même grands et gros. Oui, il y a des Japonais colosses Des voyageurs se dirigent vers la gare, la valise à la main, des commerçants vont à leurs affaires, des fonctionnaires s’occupent de diverses démarches. Ici un jeune garçon se hâte vers la banque, avant la fermeture, à quatre heures là un vieillard à barbe blanche se promène à grands pas. Les femmes, elles, vont plus lentement. Rarement en compagnie d’un homme, le plus souvent à deux ou trois ensemble, donnant la main à des enfants, elles se rendent aux magasins ou en reviennent. Rencontrent-elles des personnes de connaissance, ce sont, de part et d’autre, des révérences profondes. Si ces dames décident de s’aborder, ces salutations se répètent avec des sourires et des phrases de circonstance, et le groupe entrave la chaussée pendant plusieurs minutes. Une auto qui arrive de la préfecture ou du bureau de l’état-major, les oblige à coups de trompe à se garer. Remarquez comme la nuance des vêtements des femmes correspond à l’âge de celles qui les portent les plus âgées sont en noir. Ces mamans là-bas sont en tissus sombres, mais rayés de quelques fils clairs. Une jeune femme se pare avec du brun, du violet foncé. Et voilà enfin une troupe de jeunes filles la rue en est toute illuminée. Elles sont quatre la robe de la première est mauve, la seconde vert pâle, la troisième rouille, la quatrième striée de trois ou quatre tons. Que dire des ceintures, toutes variées et plus éclatantes que les robes ! Et il y a encore les manteaux légers dont la note s’harmonise ou contraste avec celle des kimonos! Toute une science ou plutôt tout un art se cache dans ces combinaisons de toilettes, aux raffinements insoupçonnés. Comme la forme en est presque immuable, c’est dans les dessins et les couleurs que se font les recherches, que se marquent le goût et la personnalité. Ne trouvez-vous pas beaucoup de eharme dans ces épanouissements qui, à les imaginer, sembleraient criards? Nos yeux sont conquis, sans que nous puissions dire comment. Voir arriver de loin, sous un beau soleil d’automne, de jeunes Japonaises sans hâte, montrant à peine leurs pieds blancs sous leurs longues robes, balançant leurs manches et sautillant un peu ou bien roulant des épaules à cause de leur marche sur les semelles de bois ou de liège, est un spectacle délicieux. De plus près les visages se révèlent de valeur inégale il en est cependant d’exquis, avec une fraîcheur, une plénitude, une gaieté incomparables. Ces demoiselles plaisantent entre elles. Oh ! à propos de riens ! L’une d’elles porte sur son avant-bras gauche replié, près de la ceinture, un paquet enveloppé d’un tissu à fleurs. Elle conte peut-être l’achat qu’elle vient de faire, l’erreur qu’elle a failli commettre et cela suffit pour déchaîner des rires. Les hommes, les jeunes gens passent à côté d’elles sans les regarder ou sans s’y intéresser le moins du monde. Nous, nous ne saurions faire de même. Mais, le joli groupe une fois outre, mieux vaut peut-être ne pas nous retourner. Pourquoi? Oh !  à cause d’un détail La toilette japonaise, une des plus gracieuses qui soient au monde, a ce petit inconvénient dans la rue le gros nœud de la ceinture, pris sous le manteau, fait à la plus fine des femmes, un dos de bossue.
Trois ou quatre vieux paysans surviennent. Leurs visages hâtés, ridés, rasés, ne sont guère différents de ceux qu’on voit chez nous. Supposez ces hommes vêtus d’une blouse normande ou beauceronne, ne croyez-vous pas qu’on s’y tromperait? Ceux-ci portent un kimono sombre dont ils ont retroussé les pans l’un s’en va, tête nue, présentant un crâne lisse d’un ivoire jauni, les autres ont un chapeau de feutre rond. A leur ceinture de drap noir pendent l’étui de la pipe et le sachet à tabac. Vous avez certainement admiré chez des collectionneurs parisiens les bibelots ouvragés qu’on nomme netzouké. Ces petits chefs-d’œuvre de ciselure, souvent pleins d’observation malicieuse, jouaient ainsi jadis le rôle de bouton pour fixer en breloques les fines boîtes à médecine en laque dorée. Où vont-ils, ces villageois en toilette de cérémonie? Peut-être à un temple. Un peu en arrière viennent les femmes, toutes en noir, voûtées, cassées, portant des paquets.
Ah ! Pour les paquets, les Japonais ont une méthode pratique et parfois bien jolie c’est cette pièce de tissu, simple coton ou soie fine, dans laquelle on noue n’importe quoi. C’est le fouroshiki. Il joue le rôle du mouchoir du chemineau ou de la toilette du commissionnaire, mais il a plus de grâce. Il peut être de couleurs vives, à moins que ce ne soit de nuances éteintes avec des dessins d’une fantaisie subtile. Les élégantes cherchent là encore des combinaisons agréables avec leurs vêtements, avec la saison, avec leur disposition d’esprit. Dans toutes les classes de la société, les hommes comme les femmes ont recours au fouroshiki. Un paquet enveloppé de papier, fi comme c’est vulgaire ! Tout au plus peut-on tolérer l’emballage qui vient de vous être fait, tout frais, dans un magasin, avec une ficelle, étrangement disposée en diagonale. Dans les autres cas, le fouroshiki s’impose. Et vraiment, il m’arrive de regretter que cet usage n’ait guère chance d’être adopté en France.
Quelques hommes s’avancent avec, à la main, une sorte de perche dans un fourreau sombre. Des pêcheurs à la ligne? Vous n’y êtes point. Ce que vous prenez pour des cannes à pêche, ce sont des arcs. Ces hommes vont se livrer au noble et antique exercice du tir à l’arc. Il a beaucoup de fervents. C’est une école de maitrise de soi, de calme, de précision et d’harmonie dans les gestes. On voit des stands près des temples, dans les écoles, quelquefois dans la ville même, à côté d’une maison de thé. Si nous en trouvons sur notre chemin, vous pourrez admirer les tireurs, leurs attitudes solennelles et leurs rivalités silencieuses. Cependant les jeunes gens préfèrent le tennis ou le base-ball. Le base-ball notamment passionne les étudiants.
Les kourouma, les bicyclettes filent, comme hier soir, au milieu de la foule. Par moments, une auto, quelquefois de marque française, mais plus souvent américaine, fait le vide au milieu de la chaussée. De temps en temps, c’est un autobus qui surgit, un gros autobus d’outrePacifique, tout blindé de plaques d’aluminium, tout brillant et tonnant, qui dessert un faubourg ou quelques villages des environs. Comme ces voitures ont un plafond assez bas, c’est à des jeunes filles de taille particulièrement petite que les sociétés de transport confient la fonction de receveuses. Cela leur permet d’aller et venir entre les banquettes sans qu’elles aient à baisser la tête. Elles ont une mise européenne et vous les prendriez pour des fillettes. Elles n’en remplissent pas moins fort sérieusement leur service et il faut entendre le ton assuré avec lequel elles lancent, à la fin d’un stationnement, leur O’rète c’est-à-dire « All right! Vous pouvez repartir ! ». Les chauffeurs, eux aussi, semblent très jeunes. L’œil vif, le visage glabre un peu crispé, ils conduisent avec une hardiesse et une souplesse étonnantes. Vous jureriez toutes les cinq minutes qu’ils vont faire un massacre, soit des passants, soit de leurs voyageurs. Mais non, ne pariez pas vous perdriez. Ils esquivent les piétons têtus, les poteaux électriques plantés en pleine rue, les éventaires qui font saillie, les charrettes à bras arrêtées juste au tournant, les kiosques de police,etc., et ils trouventmoyen, avec cela, de saluer, d’une main portée à la visière, les autos qu’ils rencontrent ou qu’ils dépassent, ou même les cyclistes qu’ils obligent à leur céder le pas.
Au carrefour principal, un agent, planté sur la chaussée, règle la circulation. Uniforme noir, sabre court au côté, main gantée de coton blanc au bout d’un bras raide qui arrête net ou libère le flot vivant. Sa casquette plate, noire aussi avec un emblème doré au-dessus de la visière, accentue encore l’apparence de dureté de son visage aux pommettes saillantes. Certes, voilà un personnage convaincu de l’importance de ses fonctions et qui ne semble pas disposé à badiner. En fait, la police est au Japon omniprésente, omnisciente et fort puissante. Elle forme une armature rigide dans ce peuple dont le sentiment national très vif, le culte du souverain, la fidélité aux traditions unifie au dedans les âmes. Sans elle, l’esprit de fantaisie, le goût passionné des nouveautés, la contagion de l’individualisme occidental risqueraient peut-être de compromettre l’ordre. Mais quelles graves considérations à propos d’un modeste agent de carrefour Au fond, sous sa mine austère, il reste encore un homme et, voyez, il ne peut se retenir de sourire à un mot qu’un plaisant lui a jeté au passage.
Ce sont des heures qu’il faudrait pour étudier dans les détails cette vie de la rue avec ses types,’avec ses métiers ambulants (il y a le déboucheur de pipes, dont la petite roulotte siffle sans arrêt avec un jet de vapeur il y a le réparateur de sandales, le réparateur de parapluies, les vendeurs de gâteaux à la pâte de haricots pour les enfants) et avec ses menus incidents une charrette pleine d’énormes bambous verts fléchissants accroche l’enseigne d’une épicerie, le porteur des journaux du soir passe en courant et lance ses feuilles au vol dans les boutiques, un colporteur chinois, avec un ballot de tissus sur le dos, se fait indiquer le quartier des résidences bourgeoises, une fillette se hisse sur la pointe des pieds pour glisser une enveloppe dans ce gros cylindre rouge qui semble la boîte d’un marchand d’oublies et qui est une boîte aux lettres…
Les premières notes de la Marseillaise éclatent tout à coup derrière notre dos : simple coïncidence. Nous sommes proches d’un magasin de musique et un client fait passer des disques de phono à l’essai. Par son entrain merveilleux, notre hymne national est apprécié de la jeunesse. Comme il diffère de l’hymne japonais si lent, si grave et fait, semble-t-il, pour accompagner une prière C’est leur mouvement aussi qui vaut aux principaux airs de Carmen un succès prolongé… Mais cela me rappelle que j’ai promis de vous montrer des choses de France. Entrons dans ce bâtiment aux grandes vitrines et aux étalages imprévus (d’un ciel étoilé tombent des cordons rouges qui vont s’attacher à une raquette de tennis, à une paire de skis, à un appareil photographique, à un accordéon. Chaque objet est placé sur un plateau bleu ou jaune et séparé des autres par des agrandissements d’actualité lancement d’un navire, ovation à une équipe gagnante de base-ball, incendie d’une usine, portrait d’un préfet nouveau, etc.). Nous sommes dans le magasin le, plus considérable de la ville. Laissons les comptoirs de pull-over multicolores, de bonnets pour enfants, de gants de soie, de papeterie, pour gagner tout de suite les articles de toilette. C’est là qu’un Français non initié découvre une des grandes spécialités de son pays les parfums. Savons fins, essences de deux ou trois marques célèbres, boîtes de poudre, bâtons de fard nous apparaissent sous un aspect familier au milieu de produits japonais, américains, allemands. Nous n’aurions jamais pensé que ces petites choses précieuses auraient pour nous ce sourire d’ami et nous voilà penchés avec sympathie vers ces diplomates d’un nouveau genre. Ils tiennent fièrement leur place et leurs concurrents ne semblent pas les affronter avec une loyauté parfaite, car j’aperçois des flacons étiquetés : Essence parisienne, Fleurs de France, qui ne sont sûrement jamais venus de chez nous. Il y a des trahisons qui sont des hommages.
Je ne sais trop si, dans le même magasin, nous pourrions découvrir d’autres produits français, tout an plus quelques écharpes de soie confectionnées à Lyon. Seul un connaisseur saurait, parmi les draps anglais, reconnaître des draps d’Elbeuf ou de Roubaix qui, apportés par les bateaux de nos voisins, vendus par leurs commissionnaires, ont perdu leur nationalité. Regagnons donc la rue. Voilà, un peu plus loin, un magasin de produits alimentaires dont la. façade s’orne de gigantesques enseignes parlantes un thon bleu qui a bien deux mètres de haut, une seiche rosâtre de la même taille, et encore plus longue, une chose verte qui est une racine et qui annonce une moutarde renommée, production locale. Sur une tablette, nous voyons un alignement de bouteilles d’une belle couleur d’or. L’étiquette annonce vin de Bordeaux. Sont-elles authentiques? Oui, je le crois. On ne trouve guère d’ailleurs que du vin blanc et toujours dit de Bordeaux. Les étagères voisines sont chargées de porto, de whisky, etc., de toutes sortes de marques, mais principalement de marques anglaises. Dans le domaine des liqueurs et des alcools, nous sommes peu représentés. Dans celui du vin seulement nous triomphons n’est-ce pas mieux ainsi? Je dois ajouter que ces diverses marchandises sont à des prix élevés, objets de luxe d’une consommation très restreinte dans une ville comme celle-ci. Contournons ces piles de caisses de fruits secs envoyées de Californie, ces conserves de crabes japonais, ces poissons apprêtés sous vingt formes différentes, ces fioles de shôyou (la sauce japonaise), ces barils de saké, ces boîtes de nouilles, et nous découvrirons peut-être un chocolat français, un macaroni français, peut-être encore une pauvre petite boîte de dattes d’Algérie à laquelle personne n’a jamais fait attention. C’est tout.
Où vous conduire encore pour trouver des choses françaises ? Il n’y a plus, je pense, que la librairie; car chez le droguiste ou le photographe, c’est l’Allemagne et l’Amérique qui rivalisent; chez l’horloger, c’est la Suisse qui règne chez le quincaillier, c’est, à côté du Japon, l’Amérique et l’Allemagne encore. Vous pensez bien d’ailleurs qu’en librairie nous ne tenons pas grand’place Des banderoles rouges et bleues semées de caractères blancs, que des bambous allongent obliquement au-dessus de la chaussée, nous signalent le book-store. A l’entrée, ce sont les périodiques pour enfants qui étalent leurs bariolages et leurs dessins fantastiques. Voyez d’ailleurs comme ce jeune public sait en prendre la primeur à peu de frais ils sont bien dix ou douze garçons, appuyés au comptoir qui leur monte jusqu’à la poitrine, glissant un doigt sous les couvertures, coulant des regards entre les pages, s’expliquant l’un à l’autre une histoire passionnante et commentant les gravures. A côté, ce sont les revues de lectures pour les femmes. Combien nombreuses et combien copieuses Bourrées de romans, de nouvelles, de petits poèmes, de scénarios de cinéma, d’articles de vulgarisation. Ensuite des magazines de photographie, des magazines scientifiques. Enfin les livres. Les livres japonais aux dos roses, mauves, jaunes tout hérissés de caractères, puis des livres en anglais sur tous sujets, les uns venus d’Angleterre, d’autres d’Amérique, d’autres enfin édités à Tokio. Ce n’est qu’en cherchant bien que, sur une tablette de bibliothèque latérale, nous apercevrons, après une série de livres allemands, quelques volumes chargés de représenter la pensée et l’art de chez nous le Justicier de Paul Bourget, un ou deux romans de Henry Bordeaux, la Vie de Beethoven de Romain Rolland, Clarté de Barbusse, la Porte étroite d’André Gide (tout près d’un Précis d’économie politique de Charles Gide. Une confusion se fait naturellement entre ces deux noms). Les Contes choisis de Maupassant, six ou huit volumes de Zola, les Lettres de mon moulin, un tome de Molière, Découvertes par Charles Vildrac, enfin quatre ou cinq recueils de nouvelles de Mérimée, Coppée, Amicis, Theuriet édités à Tokio. Certains de ces livres, à en juger par l’état de leurs couvertures, sont à cette place depuis des années. Leur choix résulte des demandes faites au Lycée supérieur pour l’explication des auteurs ou bien de fantaisies individuelles. Ce n’est guère qu’à Tokio qu’on trouve des librairies vraiment approvisionnées en livres français.
Je ne sais quel est votre état d’esprit en face de ces diverses constatations. Peut-être êtes-vous agréablement surpris de rencontrer tout de même des choses de France dans cette ville où vous vous sentez si dépaysé au milieu d’un pays si lointain et si différent du nôtre? Peut-être au contraire vous affligez-vous de nous voir là-bas peu connus, mal compris quelquefois, et, au point de vue matériel, médiocrement représentés? Vous avouerai-je que j’ai connu, tour à tour, ces deux sentiments? Si notre amourpropre national éprouve par moments des froissements, je crois que nous devons nous en prendre à nous-mêmes. Nous n’avons pas toujours fait là-bas ce qu’il aurait fallu pour que la France soit estimée comme elle le mérite. N’oublions pas que nous avons au Japon et jusque dans les villes dont les Français ignorent l’existence, des hommes, des jeunes gens, des jeunes filles qui peuvent être nos amis.
Mais où me laissé-je entraîner! Vous êtes ici pour voir, n’est-ce pas? Regardez donc ce gaillard arrêté devant les rayons que nous explorions tout à l’heure. C’est un étudiant, un étudiant peu fortuné évidemment. Ses pieds sont nus sur ses hautes sandales de bois, sa vareuse bleu marine est bien usée aux coudes. De la ceinture de son pantalon pend, par derrière, une serviette étroite de laquelle vous êtes tout d’abord tenté de rire, mais qui vous rappellera, après un instant, le manipule des Romains antiques dont elle a tout à fait le rôle. Il a saisi un de nos livres. Ne cherchons pas à savoir lequel. Il lit avec un grand effort de réflexion. Voilà une image rassurante à. emporter de notre promenade d’aujourd’hui.

NOËL NOUET.

(1) Au revoir!
(2) Dans tous les cinémas japonais un homme est chargé d’interpréter les films pour les spectateurs, à mesure que la bande se déroule.
(3) Sorte de chaussettes de tissu cousu qui comporte une séparation entre le pouce et les autres doigts.

La Revue hebdomadaire, 1er septembre 1930 (Gallica)