Certains articles de la catégorie « Histoire » de ce blog sont originellement des travaux universitaires que j’ai effectués. Je suis plutôt fier d’avoir publié certains d’entre eux ici, en particulier celui sur le mouvement Provo et celui sur le futurisme italien. En parlant d’Italie, comme tu auras pu le constater, cet article s’intéresse au même pays. J’ai eu la chance d’en apprendre la langue, et même si je ne m’y intéresse que de loin, j’ai toujours apprécié l’étude d’un phénomène de ce pays si voisin de la France, tant d’un point de vue géographique que culturel. Pour ce qui concerne les lettres, Umberto Eco, Pier Paolo Pasolini et Giovanna Marini, disparue récemment, ont déjà montré, après Dante, que l’Italie regorgeait de génies.
J’avais rédigé ce travail lorsque je vais d’enter en master. J’étudiais l’histoire de la Grande Guerre en plein centenaire, et l’idée de mêler cette période à l’Italie me semblait intéressant. A l’époque, je me renseignait sur le monde après la fin de la Première guerre mondiale : comment les soldats sont revenus, comment ceux qui sont tombés ont été honorés, comment les familles ont dû vivre avec le deuil et le souvenir d’une violence inouïe entre des puissances qui ont sacrifié une partie de leurs jeunesse.
Il y avait la symbolique des monuments aux morts, parfois couplée à celle du soldat inconnu. Je parle donc ici de la manière dont l’Italie a sélectionné son soldat inconnu, a montré le sarcofago aux Italiens et Italiennes avant de l’installer à Rome, là où il repose toujours. Je vais donc reprendre ce travail en intégrant certains éléments plus récents même si, en définitive, l’article du Wikipédia sur le Milite Ignoto est très complet.
Épitaphes, hommages, dédicaces, cultes… A travers l’histoire de Rome, de nombreuses personnalités ont été, au-delà de la mort, célébrées, adulées voire vénérées. Fussent-elles saintes, politiques ou artistiques, ces figures furent immortalisées par différents biais afin que leur patronyme et leur œuvre ne puissent pas être oubliés.
Néanmoins, la capitale italienne rend hommage aux morts de sa nation de manière anonyme peu après la Première Guerre mondiale. Ainsi, il fallut entretenir la mémoire non plus d’un héros particulier mais de plusieurs héros tant indistincts qu’anonymes. De fait, pour plus de 5 millions d’Italiens engagés dans le conflit, environ 650 000 tombèrent. Dans le but de ne jamais oublier ces combattants, dont certains n’ont pu être identifiés, l’Italie décida de procéder à un choix aléatoire d’un soldat pour en faire le Soldat inconnu, symbole d’une Italie pleurant ses enfants, connu ou non, tout en donnant une sépulture métaphorique aux disparus et à ceux qui n’ont pu être identifiés.
Notre travail, somme toute succinct, sera donc double : il s’agira tout d’abord de traiter de l’histoire du monument, de sa conception et de sa fonction, pour ensuite tenter d’appréhender le monument dans l’histoire, en tant que lieu de mémoire, notamment utilisé à des fins politiques dans le cadre de commémorations.
Tout d’abord, la tradition du Soldat inconnu n’est pas une exclusivité italienne. Plus encore, elle a été importée de France et d’Angleterre. En effet, ces deux pays ont, le 11 novembre 1920, installé une tombe de soldat inconnu ; l’un à Paris, au pied de l’Arc de triomphe napoléonien (Ainsi, la France n’eut aucunement besoin d’ériger un quelconque mémorial) et l’autre à Londres, dans l’abbaye de Wesminster. Ce type de commémoration anonyme fut repris par un grand nombre de pays, européens ou non, avec plusieurs soldats inconnus (Pologne), ou concernant des périodes différentes de l’histoire du pays (comme l’Espagne avec le Monumento a los Caidos por Espana).
En 1920, le général Giuliu Douhet, en prenant exemple sur la France et d’autres anciens belligérants de la Grande Guerre, proposa de rendre hommage aux soldats italiens tombés lors du conflit de la même manière par l’érection d’un monument dédié à un soldat inconnu. Cesare Maria De Vecchi, membre de la Chambre des députés, reprit en substance cette idée afin de la transformer en projet de loi l’année suivante. Cette loi fut approuvée par le Parlement et le ministère de la Guerre chargea une commission d’une tâche relevant de l’insolite : identifier onze cadavres de soldats en fonction du lieu de leur mort. Il s’agissait en fait de onze cadavres provenant de onze lieux de conflits différents, situés sur le front italien.
Tous mis en cercueils, un seul ne peut toutefois représenter, in fine, le soldat inconnu. Le choix se fit dans la basilique d’Aquilée, après avoir rassemblé les onze bières à Gorizia, à l’extrême nord-est du pays. Le lieu du tombeau fut également défini : à Rome. Le choix de la dépouille se fit par le biais de Maria Bergamas le 26 octobre 1921, mère d’Antonio Bergamas, soldat dont le corps n’a jamais été retrouvé. Les dix cercueils restant furent enterrés dans le cimetière militaire d’Aquilée. Dans le but de gagner Rome, un wagon de chemin de fer est conçu pour l’occasion, tiré par une locomotive à vapeur de type FS 740. L’itinéraire Aquilée-Rome ne fut évidemment pas direct : l’enjeu fut de permettre à la population d’honorer le Soldat à chaque station (Aquilée – Udine – Trévise – Venise – Padoue – Rovigo – Ferrare – Bologne – Pistoia – Prato – Florence – Arezzo – Chiusi – Orvieto – Rome). Ce voyage en train fut même l’objet d’un film la même année, sobrement intitulé Gloria, Apoteosi del soldato ignoto. L’article Wikipédia sur le Soldat inconnu propose une carte sur laquelle figurent les localisations approximatives où les 11 corps ont été retrouvés.
A Rome, enfin, le corps du soldat inconnu fut accueilli par le roi Vittorio Emanuele III di Savoia ainsi que par l’ensemble des régiments des forces armées italiennes, anciens combattants, veuves, mères ayant perdu un fils. L’enterrement se fit à l’occasion d’une cérémonie solennelle tenue le 4 novembre 1921 à l’occasion de la Giornata dell’ Unita Nazionale e delle Forze Armate, date symbolisant la victoire de l’Italie à l’issue de la Première Guerre mondiale en complément à l’unité nationale. La dépouille fut portée jusqu’à la basilique Sainte Marie des Anges et des Martyrs pour enfin être reposer à l’Altare della Patria, monument dédié à Victor-Emmanuel II, aussi connu sous le nom de Vittoriano. L’épigraphe de la tombe témoigne des dates de début et de fin du conflit : « XXIV MAGGIO MCMXV » (24 mai 1915) « IV NOVEMBRE MCMXVIII » (4 novembre 1918).
La construction du monument dédié à Victor-Emmanuel II, roi du Piémont-Sardaigne et unificateur de l’Italie, était alors achevée depuis une dizaine d’années. De fait, les travaux ont débuté en 1885 sous la direction de Giuseppe Sacconi (1854-1905). Bâti en calcaire blanc, l’ensemble du Vittoriano constitue une énorme façade ornée « d’escaliers, de colonnades, de frontons, de bas-reliefs, de fontaines et surtout de statues (…) » (Michel Feuillet). « Le monument fut inauguré le 4 juin 1911 au cours des cérémonies du cinquantenaire de l’Unité » (Brice Catherine).
Ainsi, à la différence de l’Arc de triomphe pour la France qui mettait en valeur le tombeau, celui du Soldat italien tend à disparaître sous l’architecture monumentale du Vittoriano. Se trouvait alors une chapelle représentant des saints ainsi qu’un autel dédié à la patrie (d’où le nom d’Altare della Patria, couramment utilisé par les Italiens pour désigner le monument). Présentant des motifs de l’Antiquité classique : « le Soldat inconnu italien était donc entouré de thèmes chrétiens et classiques qui accompagnaient le culte des morts depuis ses origines » (George Mosse). Entendons également par cette analyse l’hommage rendu au Risorgimento italien, qui, par son histoire, eut peu de proximité avec le régime mussolinien.
Pourtant, le fascisme italien sut utiliser ce monument à la gloire d’un roi, notamment grâce à la présence du soldat inconnu, construction de l’immédiat d’après-guerre. Le Soldat inconnu italien devint rapidement un lieu de mémoire, par sa situation, sa cérémonie d’accueil, les sentiments de deuil et de respect qu’il inspire. Ainsi, le monument fut visité et utilisé politiquement durant tout le siècle. Nous prendrons ainsi quelques exemples marquants, parfois photographiés, de l’hommage rendu au Milite Ignoto.
Le régime de Benito Mussolini, président du Conseil dès 1922, utilisa la tombe du Soldat inconnu et la mémoire qu’il incarna durant la Grande Guerre lors de la visite de délégations étrangères. Ce fut le cas lors du premier voyage officiel de parlementaires français sous le régime fasciste, en 1933 : « les parlementaires arrivèrent dans la soirée du 23 septembre à Rome. Ils commencèrent leurs visites le lendemain par un hommage aux rois d’Italie au Panthéon puis au Soldat Inconnu au Vittoriano, en présence de différentes personnalités fascistes et de diverses associations d’anciens combattants ». (Christophe Poupault). Les cérémonies solennelles ont été rapportées par la presse française au début des années 1930.
En outre, afin d’entretenir de bonnes relations diplomatiques entre deux régimes plutôt uniformes, l’Allemagne se rendit, par l’intermédiaire de ses représentants, sur la tombe du Soldat inconnu italien. Nous savons, à ce titre, qu’Adolf Hitler vint à Rome le 3 mai 1938 et se rendit devant la tombe du Milite Ignoto le lendemain (Aristotle Kallis, Paul Baxa).
Selon Philippe Foro, de 1928 à 1943 ; « on ne compte pas moins de 249 occurrences du Vittoriano dans les actualités de l’institut Luce, dont 168 concernant des cérémonies autour de la tombe du soldat inconnu ». Le monument, et, a fortiori, la tombe du Soldat inconnu, fut donc un symbole majeur de l’Italie fasciste, habillée en Italie victorieuse, fasciste, unie des Alpes de l’Aoste romaine jusqu’à la mer de Trapani.
Après la Seconde Guerre mondiale, la tradition visant à rendre hommage au Milite Ignoto fut préservée, et beaucoup moins pourvue de propagande belliqueuse tel qu’il en fut l’objet durant la période fasciste. En 1964, le président des États-Unis John Fitzgerald Kennedy (J. F. K.) se rendit sur la tombe du Soldat. Il en fut de même pour le président Italien Sandro Pertini (1978-1985) :
La célébration de ce héros anonyme persista à travers le siècle sans jamais perdre en intensité. A titre de comparaison vis-à-vis du Soldat inconnu de l’Arc de Triomphe, la commémoration « à l’Italienne » semble beaucoup plus intense en terme de mise en scène. Comme en témoignent la plupart des clichés, la présence de force armées, de régiments, de veuves, d’orphelins ou d’anciens combattants est beaucoup plus massive que pour le cas français, attroupés dans l’espace exigu situé au pied de l’Arc de Triomphe.
A l’aube du troisième millénaire, cette solennelle tradition se perpétue sans perdre de sa superbe. A la veille du centenaire de l’inauguration du monument, l’Italie s’attèle déjà à célébrer le centenaire de sa Grande Guerre. Ainsi, comme le rapporte une dépêche AFP publiée par l’Express, à l’intérieur du Vittoriano a été aménagé en 2014 des centaines de documents d’époque (photographies, vidéos, lettres de soldats, journaux, affiches, témoignages etc.).
Bibliographie
Études
- BERTRAND Gilles, FRÉTIGNÉ Jean-Yves, GIACONE Alessandro, La France et l’Italie – Histoire de deux nations sœurs, 1660 à nos jours, Armand Colin, Paris, 2016.
- BRICE Catherine, Monumentalité publique et politique à Rome : Le Vittoriano, Ecole française de Rome, Rome, 1998, 439p.
- CLAISSE Stéphanie, Du Soldat Inconnu aux monuments commémoratifs belges de la guerre 14-18, Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique en 2013.
- FEUILLET Michel, L’art italien, Que sais-je ?, Presses Universitaires de France (PUF), Paris, 2016.
- FORO Philippe, Dictionnaire de l’Italie fasciste, Vendémiaire, Hors Collection, Paris, 2014.
- MOSSE George, De la Grande Guerre au totalitarisme, Pluriel, Fayard, Paris, 2015
Articles
- ATKINSON David, COSGROVE Denis : « Urban Rhetoric and Embodied Identities: City, Nation, and Empire at the VittorioEmanuele II Monument in Rome, 1870-1945 » Annals of the Association of American Geographers, Vol. 88, No. 1 (Mar., 1998), pp.28-49, Taylor & Francis, Ltd. on behalf of the Association of American Geographers, consulté le 25-10-2016 URL: http://www.jstor.org/stable/2563975
- BAXA Paul : « Capturing the Fascist Moment: Hitler’s Visit to Italy in 1938 and the Radicalization of Fascist Italy », Journal of Contemporary History, Vol. 42, No. 2 (Apr., 2007), pp. 227-242, Sage Publications, Ltd., consulté le 25-10-2016, URL: http://www.jstor.org/stable/30036443
- BRETÈQUE (de la) François, JACQUES Pierre-Emmanuel et PYTHON Rémy, « Le Giornate del Cinema Muto, Pordenone, 4 -11 octobre 2008 », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 57 | 2009, mis en ligne le 01 avril 2012, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://1895.revues.org/4023
- L’Express via AFP : « L’Italie commémore la Grande Guerre en pensant à l’Europe, article du 31/05/2014, consulté le 25/10/2016. URL : http://www.lexpress.fr/actualites/1/culture/l-italie-commemore-la-grande-guerre-en-pensant-a-l-europe_1547733.html
- KALLIS Aristotle « The “Third Rome” of Fascism: Demolitions and the Search for a New Urban Syntax », The Journal of Modern History, Vol. 84, No. 1 (March 2012), pp. 40-79The University of Chicago Press. Consulté le 25-10-2016 URL: http://www.jstor.org/stable/10.1086/663287
- POUPAULT Christophe, « Espérance et ambivalences du premier voyage officiel de parlementaires français en Italie fasciste (1933) », Parlement[s], Revue d’histoire politique 2011/1 (n°15), p. 162-174, consulté le 25/10/2016, URL : http://www.cairn.info/revue-parlements1-2011-1-page-162.htm
Sources iconographiques
- « Frantz Goldetz, chef des casques d’acier, rendant hommage au soldat inconnu italien à Rome : [photographie de presse] / Agence Mondial, », Gallica, BNF. Consulté le 26/10/16 URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9049368t
- « Les aviateurs étrangers sur la tombe du soldat inconnu italien : [photographie de presse] / Agence Mondial », Gallica, BNF. Consulté le 26/10/16 URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9051537r
- « Mr de Jouvenel, nouvel ambassadeur de France à Rome, fait déposer une couronne sur la tombe du soldat inconnu à Rome : [photographie de presse] / Agence Mondial », Gallica, BNF. Consulté le 26/10/16 URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b90512154
Alexandre Wauthier