Claudia Fickat (#50)

Parler de photographie sur ce blog est l’occasion de montrer mon admiration pour tel ou tel artiste. Au mieux, cela permet de mettre en lumière le travail d’un ou d’une photographe. J’ai déjà pu rendre hommage, coup sur coup, à deux photographes françaises connues : Édith-Claire Gérin en novembre 2020, puis Jeanine Niépce en janvier 2021. Récemment, je me suis plu à retracer la trajectoire historique et artistique de Jàn Cifra, moins mise en lumière. Aujourd’hui, en guise de modeste tribune, pourquoi ne pas parler d’une photographe que je connais ? Pourquoi ne pas parler d’une amie photographe ? Après tout, c’est elle qui m’a tiré le portrait que j’utilise un peu partout, pour servir d’avatar – au sens strict – tant dans un contexte professionnel que personnel. En plus, c’est le cinquantième article de blog, autant marquer ce chiffre rond avec un article qui lui est consacré !

J’ai donc envie d’écrire sur Claudia, parce que je la connais et qu’après plusieurs années d’amitié, j’ai pu être confronté à son récit, à la manière dont elle conçoit la photographie et ce qu’elle envisage de produire par son travail. C’est aussi à travers elle que je découvre d’autres photographes et que je m’intéresse au médium, à mon échelle, pour essayer de réaliser des photographies de qualité. D’ailleurs, je ne m’intéresserai qu’à un pan de son activité artistique. Claudia peint aussi, mais c’est un autre univers. C’est parti.

Pour la biographie formelle, je vais simplement m’inspirer de son site Internet. J’agrémenterai d’anecdotes personnelles pour illustrer et rendre vivant ce qui documente son travail. Avant de photographier, Claudia a tout d’abord appris à dessiner, à l’âge de 9 ans.

Je me plais à immortaliser ce que je pense de son travail. Si nous échangeons par messages, nous voyons finalement très rarement. À ces occasions, nous n’avons que le temps de déjeuner, la rencontre furtive me fait penser évidemment à l’instantanéité de la prise photographique. C’est ce qu’il s’est passé le 12 septembre 2022. J’étais revenu de vacances la semaine précédente et reprenais le travail, à Arts et métiers. La pause déjeuner au cœur de Paris m’a permis de lui proposer un très bon restaurant avant qu’elle n’ait à se rendre à un entretien, à quelques minutes à pied. Nous cheminions dans les petites rues du quartier, assez vides pendant midi. Rue des Vertus, j’avais ciblé un restaurant du nom de « L’Étoile berbère ». En sortant, je me suis prêté au jeu du modèle et elle a figé nos retrouvailles par cinq minutes de photos, dont voici le résultat :

Ces photos ont été retouchées par Claudia quelques jours plus tard, notamment pour en accentuer les contrastes. Des mois après, je me les suis appropriées en créant des bandes blanches sur les côtés. Avant que toute chose ne soit art, il y a un jeu. La dimension ludique apparaît à mon sens lorsque l’on s’amuse à créer ; il faut qu’il y ait une envie. Ici, elle ne photographie pas un modèle, mais un ami. Sans même les conditions adéquates pour un photoshoot, le rendu est bluffant. J’utilise toujours la photo centrale comme avatar sur de nombreux réseaux. Idem pour la page À propos de ce blog, actuellement illustrée par une prise réalisée au même moment.

Étant donné mon goût pour la photographie parisienne bichrome, on parle des photographes de rue, de celles et ceux qui ont marqué l’histoire du médium – Brassaï, Robert Doisneau, mais aussi d’autres, plus anciens, comme Charles Nègre et Louis Vert. Elle me dit souvent que Henri Cartier-Bresson est sa plus grande inspiration, d’autant plus qu’il s’est intéressé d’abord à la peinture et souhaitait initialement en faire son métier. Outre-Atlantique, elle cite aussi l’influence de Jacob Riis, d’Eli Reed et de Vivan Maier. Le regard sur la rue a d’abord changé suivant le rapport que les photographes entretenaient avec elle. Pour certains, les photographies de rue sont des témoignages de phénomènes sociaux (pauvreté, survie, travail), ou bien d’appropriation de l’espace. Ensuite, il y a eu deux bouleversements : la démocratisation de l’appareil photo en France, puis l’installation de populations nouvellement citadines. C’est peut-être ce qui fait le charme des photographies des années d’après-guerre : des ruraux en ville, une innocence que l’on fantasme à travers les images, des gens bien apprêtés supposés être heureux. On se souvient bien moins, hormis peut-être à travers certains clichés de Willy Ronis, des bidonvilles de Nanterre ou de la Zone, davantage du Palais royal ou de l’insouciante vie du 5e arrondissement. Si les rapports humains ne sont plus les mêmes à l’époque des photographes précités, il y a une nouvelle manière de s’approprier l’espace et la photographie. Je profite du propos développé dans ce paragraphe pour conclure par quelques images du Ballon rouge (Albert Lamorisse, 1956) compilées sur la superbe musique Holes de Mercury Rev :

Au-delà de la pratique de photographes dont le travail est antérieur à celui de Claudia, il y a la théorie. Lorsque je l’ai rencontrée, je venais d’achever mon master touchant à la photographie à Paris des années 1910 à 1930. En l’occurrence, celle-ci était exclusivement en couleurs, par le procédé autochrome. Avec une fierté non dissimulée, j’écrivais ici mon troisième article à ce sujet. J’évoque ce travail non pour verser dans l’autopromotion, mais pour évoquer le contexte dans lequel nous avons échangé alors.

Je ne citerai que deux noms, pas si récents, qui ont beaucoup fait pour l’appréhension du médium photographique. Le premier est celui de Walter Benjamin. Esprit forcené et industrieux, l’ensemble de son œuvre recouvre tant la philosophie que la littérature, mais aussi de nombreuses sciences sociales. Pour ce qui est de l’image, il est connu pour son essai L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, paru en 1936 sous forme de revue, puis édité de manière posthume en 1955. Cet essai montre, dans une perspective marxiste, comment la société occidentale voit son rapport à l’image changer. À travers l’image, il y a évidemment la place de la photographie dans un monde industriel. L’image, l’art et la photographie étaient déjà brillamment questionnés dans ces quelque 141 pages. Benjamin a aussi écrit Paris, capitale du XIXe siècle, œuvre inachevée qui ne fut publiée qu’en 1982. Dans ce fourre-tout, on trouve des notes, des anecdotes relevées entre 1927 et 1940, année de la mort de l’auteur. Le rapport de la capitale française à la modernité, dont la photographie fait partie, rappelle les photographies de Paris comme si elles avaient été écrites. L’œuvre explique et décrit des phénomènes sociaux qui, par association d’idées, sont à mon sens très proches des problématiques de la photographie, à l’époque et encore aujourd’hui. Le second nom que je souhaitais citer dans cette quête de sens photographique est celui de Susan Sontag. En 1977, il publie l’essai On Photography, traduit plus tard en français sous le titre (non fantaisiste) Sur la photographie. Il s’agit en réalité d’une compilation d’essais autour du même thème. Un peu comme les idées couchées en vrac par Benjamin dans Paris, capitale du XIXe siècle, mais mieux structurées, Sontag s’interroge sur le rôle et la place de la photographie dans nos sociétés. Est-elle vraiment capable de transmettre la réalité telle qu’elle est ? Sommes-nous dépendants d’un médium qui nous submerge ? Autant de réflexions qui nourrissent notre esprit, surtout à l’ère numérique. J’ai d’ailleurs eu l’occasion d’offrir à Claudia On Photography, tant son contenu de 241 pages est une source inépuisable de remises en question sur le médium, même près de cinquante ans plus tard. Dans l’absolu, il faut le lire, mais il existe d’excellentes synthèses ici et. Pour le reste, en France, je ne m’étends pas sur les nombreux auteurs qui ont contribué à une meilleure connaissance et une meilleure appréhension de la photographie, de Roland Barthes à Michel Frizot, en passant par Sylvie Aubenas et André Gunthert.

J’en reviens à mes moutons. Être photographe de rue n’empêche pas d’être portraitiste. C’est aussi le cas de Claudia. Sur son site, elle a choisi d’établir quatre catégories de tirages : « Photographie de rue », « Photojournalisme », « Communication narrative » (« Storytelling »), « Faces ». Je peux donner un avis subjectif en affirmant qu’elle excelle dans toutes ces catégories, mais mieux vaut insérer ici une galerie de mes photographies préférées :

Cela fait déjà cinq ans que je connais Claudia. Rien n’est facile lorsqu’on cherche sa place dans le monde de la photographie. Elle s’accroche, elle a d’autres cordes à son arc. Je me souviens surtout d’une bienveillance réciproque, quand nous proposions de laisser à disposition nos logements respectifs en notre absence. Je repense aussi à son sac de courses, dans lequel elle puisait pour m’offrir quelque chose qu’elle avait pourtant acheté pour elle. À d’autres moments, elle me proposait de repartir avec de la nourriture de son frigo. Comme si la générosité, encore plus que la complicité, était le sel de notre amitié. En tout cas, pour en revenir à la photo, c’est paradoxalement quand je ne la voyais pas à Paris que je la trouvais la plus épanouie. Il est une ville dans laquelle se retrouve une partie de ses plus belles photos : New York. Je me souviens d’un appel vidéo que nous avions organisé pour prendre des nouvelles l’un de l’autre. Elle me montrait les rues glacées de Chinatown lors de la tempête hivernale de fin décembre 2022. Elle avait bravé le froid pour se rendre dans cette partie de New York qu’elle affectionne particulièrement. Des rues new-yorkaises parées de caractères chinois avec une voie jonchée de neige, quel spectacle ! La vie à New York est folle. On ne se repose pas, on n’a le temps de rien, mais on profite d’avoir autant de services à disposition tant que l’argent est roi. Un accélérateur de particules urbain dont Paris, en comparaison, serait un modèle réduit. Chinatown, elle y retourne pour des photoshoots, notamment celui-ci :

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L’utilisation de la couleur est assez rare dans les photographies de Claudia, mais le choix d’afficher une palette étendue sur ce portrait rend la tentative encore plus audacieuse et appréciable. Toujours à Chinatown, l’une de ses photographies prises en 2022 a reçu la mention honorable du magazine de photographie noir et blanc MonoVisions lors de l’édition 2023. Il s’agit de la photographie ci-dessous. À l’occasion de cette récompense, Claudia contextualise sa démarche photographique : le quartier asiatique de New York est un terrain de jeu qui permet de rendre hommage à une communauté ayant souffert de racisme et de stéréotypes, simplement en raison du pays d’origine de l’épidémie de COVID-19. C’est derrière cette maxime d’apparence simple – ‘We should not stand divided but remain united’ (« Nous ne devons pas rester divisés, mais unis ») – que se trouve l’essence de son travail. Elle profite de cette mise en lumière pour retracer brièvement son parcours. La page Web qui lui est consacrée dans le magazine déroule une biographie succincte : « Née et élevée en France et actuellement basée à New York, Claudia est une artiste autodidacte dont les œuvres explorent les frontières entre les scènes de vie spontanées et les expressions créatives de la mode, de l’art, de la musique et du cinéma. Elle a grandi dans une famille multiculturelle dans la riche région de Champagne et a toujours cherché l’opportunité de transcender ses premières expériences des limitations de race et de classe afin d’explorer leurs intersections. » La traduction de cette dernière phrase est relativement approximative. Le terme anglophone de limitations renvoie davantage à l’idée de blocage, voire de handicap si l’on s’en tient strictement au terme, contrairement à son faux-ami francophone.

”Common humanity”, Chinatown, New York, 2022, MonoVisions

Je l’ai dit, lorsque nous nous voyons, nous parlons moins de photographie, que de nos vies, du temps… Ce qui fait que notre amitié persiste malgré des rencontres espacées est sans doute un sens de l’observation qui nous est commun, mais dont l’approche est différente. Quand nous nous voyons, c’est pour parler des gens, de leur comportement. Il y a du jugement lorsqu’il y a incompréhension. Les gens agissent de manière absurde parce qu’ils sont dans une grande ville, ils sont stressés : sont-ils de grands enfants ? C’est ce qui expliquerait leur manière d’agir. Et nous ? Est-ce qu’on vaut mieux qu’eux ? Nous, là, à les juger ? Peut-être pas. Je l’ai jusqu’à présent passé sous silence, mais Claudia évoque ses origines françaises et en particulier champenoises. C’est sans doute aussi ce qui nous lie. Elle a grandi à Reims, où j’ai passé six ans de ma vie. Je peux facilement reprendre le travail de Didier Eribon pour illustrer le sentiment qui envahit quelqu’un qui retourne à Reims. Dans son essai, il y a matière à extrapoler pour intégrer une dimension intersectionnelle. Dans mon cas, je n’ai pas de famille qui m’obligerait à y retourner. Pour Claudia, c’est différent. Le Retour à Reims est d’autant plus violent quand on revient de New York. Heureusement, sa ténacité fait qu’elle espère un jour repartir, longtemps. J’admire l’affection qu’elle garde pour le terroir champenois et des mentalités qui ont sans doute façonné sa manière d’être et de penser aujourd’hui.

En février 2023, elle continue de promouvoir son travail en faisant publier un article pour le compte de l’Associated Press (AP). Un paragraphe est consacré à sa démarche. Claudia y indique notamment que la photographie de rue était autrefois perçue comme un passe-temps majoritairement masculin. Aujourd’hui, un nombre croissant de femmes sont reconnues dans le monde entier. « J’ai toujours voulu m’exprimer et exprimer le monde qui m’entoure à travers l’art. Mes photographies de rue sont principalement des images sincères de l’humanité, capturant des moments réels de la vie. » C’est ce que j’apprécie dans son travail, semblable à celui d’autres photographes de rue avant elle. Ainsi, elle cite Charles Nègre, évoqué au début de cet article. Il s’agit de l’un des premiers, sinon le premier photographe de rue. Dès les années 1850, il utilise la photographie pour immortaliser la vie urbaine de Paris. Rien que sur le quai de Bourbon, sur l’île de la Cité, il immortalise des ramoneurs en marche (1852), ou encore des musiciens italiens (1854). Ce ne sont que deux exemples parmi les premiers de la photographie de rue, mais ces images montrent une réalité sociale en plus de leur dimension esthétique. Plus de cent-cinquante ans après, le médium est toujours capable de montrer le quotidien d’une classe sociale, avec ses paradoxes. La photographie qui illustre cet article (en tête) en est un exemple probant. Avec Claudia, nous parlions souvent de l’incontournable agence Magnum et des photographes qui ont travaillé pour elle. Elle rêve de créer un jour la première agence de photographie entièrement féminine, en travaillant principalement sur la photographie de rue, l’industrie cinématographique et le photojournalisme. Pour cette dernière catégorie, il est vrai qu’elle relève de l’actualité, mais qu’à travers la photo, il exprime le fait avec un certain regard. Ce regard revêt bien des aspects artistiques. Pour le photojournalisme, Claudia cite d’abord Mathew Brady, qui fut l’un des premiers à rapporter des photographies de guerre en documentant la guerre de Sécession dans les années 1860. Un champ de bataille, des morts : la dure réalité sans artifice. Avec cette manière pionnière d’utiliser la photographie, la beauté laisse place au constat. Il y a aussi Carol Szathmari et Roger Fenton, photographes qui immortalisèrent la guerre de Crimée dans les années 1950. L’histoire de la photographie est encore jeune. Pourtant dès le début de son accessibilité, il existait déjà mille et une manières de produire des clichés. À la fin de l’article d’AP, Claudia parle du temps long, nécessaire pour que la photographie passe de la rue à la galerie. Je n’ai pas trouvé de meilleure formule pour souligner la patience dont les photographes doivent souvent faire preuve avant que leurs œuvres ne puissent connaître le succès ou, a minima, la reconnaissance.

J’ai eu l’occasion de me faire prendre de nouveau en photo par Claudia, quelques mois après le triptyque présenté plus haut. En octobre 2022, j’ai retrouvé Claudia une petite heure sur l’île de la Cité, avant qu’elle ne reparte. Sur les quais, nous marchions tranquillement en se racontant nos vies. Je m’étais bien habillé pour l’occasion. Le moment d’inattention a été capté, la photo réussie :

Je crois avoir fait ici le tour du travail de Claudia. Il y a dans la galerie de nombreuses photographies inédites, il me reste donc à la remercier. Cet article aura peut-être mal vieilli dans trois mois ou trois ans. Quand je contemple son travail, une série de photographies pourrait suffire à balayer toutes les certitudes que j’ai tenté de formuler ici. En tout cas, j’espère avoir l’occasion d’en faire un second. Je crois qu’à travers Claudia et le Jeu de Paume, mon attrait pour la photographie n’est plus seulement historique, il est aussi artistique. Il y a un affect qui provoque l’intérêt, me pousse à figer les choses telles que je les conçois aujourd’hui. J’ai pris beaucoup de plaisir à écrire cet article, cela me motivera à en écrire d’autres sur des amis artistes. Merci Claudia !

Et un très grand merci à Tim pour la relecture.

 

Alexandre Wauthier