Souvent, je découvre des photographes à des expositions ou sur les réseaux sociaux. Lorsque des clichés frappent mon attention, j’ai immédiatement envie de connaître la vie de l’artiste et de contempler d’autres œuvres prises à d’autres endroits, à d’autres moments. C’est ce qui s’est produit à la toute fin de l’année 2022. Le 22 décembre, le compte Instagram Archaeology & Art publiait cette photographie :
La singularité du sujet, la nature reprenant le dessus sur la culture, la puissance saisissante des contrastes appuyée par le noir et blanc : tels sont les éléments qui ont d’emblée attiré mon œil. Avec pour seule légende « Vietnam, Sand dunes, 1956. Photographer: Ján Cifra (1929 – 1959)« , il y avait déjà un début d’investigation à mener. « Vietnam », c’est tout ? Impossible de savoir où la photographie a été prise de manière plus précise. Elle aurait pu l’être à Mũi Né, là où des dunes se forment, mais la commune se trouvait au Viêt Nam du Sud, alors que Cifra était dans l’État du Nord. En tout cas, j’ai pu trouver de nombreuses informations, à la fois sur le photographe et sur ses autres travaux. Dans un premier temps, comme le suggère la légende de l’image ci-dessus, d’autres photographies de Cifra ont été numérisées et sont accessibles sur Webumenia, site Internet mutualisé qui héberge les collections numérisées des centres d’art slovaques (« umenia » signifie, sans surprise « art » : tout est logique !). Sur la page du photographe, on apprend qu’il est né à Muráň, en Slovaquie, le 23 juin 1929. Il meurt à Prague, en République tchèque, le 2 octobre 1959. Ce parcours de vie nous rappelle que les deux pays n’ont fait qu’un pendant toute une partie du XXe siècle : la Tchécoslovaquie exista de 1918 à 1939, puis de 1945 à 1992. Ce parcours de vie est aussi extrêmement bref. Qu’est-il arrivé à Ján Cifra pour qu’il meure subitement, à l’âge de 30 ans ? Après avoir trouvé quelques sites Internet documentant sa vie, je m’aperçois que l’ensemble est très partiel ; certains moments de sa courte vie sont lacunaires. Fort heureusement, il existe une monographie sur son œuvre. Grâce à l’ISNI (International Standard Name Identifier), on trouve dans le catalogue de la Bibliothèque nationale de France deux monographies sur Ján Cifra par un certain Jaroslav Boc̆ek. Les deux datent de 1962 : il s’agit d’une première version en langue tchèque (SNKLU, Prague), la seconde étant trilingue — anglais, allemand et français (Artia, Prague). Ouf ! Une source de premier ordre, et en français ! Voici la première de couverture :
Nouvelle recherche : qui est cet auteur ? Assurément, Boček sera la personne que je citerai le plus dans cet article pour mettre en lumière la vie de Cifra. Jaroslav Boček (1932-2003), de nationalité tchèque, eut de nombreuses activités : il fut tour à tour cinéaste, éditeur, écrivain, scénariste, dramaturge ou encore chroniqueur. Comme Ján Cifra, il a fréquenté la Faculté du cinéma et de la télévision (FAMU) de Prague dans les années 1950. Pourtant, Boček le reconnaît lui-même : de prime abord, il n’était pas réellement proche de Cifra.
Il m’est impossible de parcourir les photographies de Ján Cifra sans que je ne le revoie tel qu’il était de son vivant. Un jeune garçon aux yeux bleus, sérieux, silencieux, qui regardait autour de lui avec une étrange et indescriptible concentration […] Nous n’étions pas des amis intimes. Ce ne fut, en fait, que beaucoup plus tard que nous nous sommes rapprochés ; à l’époque où il rentrait du Vietnam, d’où il rapportait un ensemble de photographies. Il me les montra à la rédaction, les éparpillant sur la table, les chaises et à même le plancher. Avec précaution, il marchait entre elles sur la pointe des pieds, cherchant une place où il pourrait en déposer d’autres […] Ce fut alors que je compris pleinement la délicatesse et la noblesse de ses sentiments ainsi que son activité créatrice.
Jaroslav Boček, Ján Cifra, SNKLU, Prague, 1962
Les deux hommes avaient des parcours différents, mais c’est à cet instant, en voyant cette scène, que Boček commença à comprendre l’intérêt démesuré de Cifra pour l’ethnographie « qui le portait un tant soit peu vers les choses du passé », aux antipodes du travail que le cinéaste proposait alors. Quoi qu’il en soit, c’est sans doute cet épisode qui motiva Boček à rendre hommage à son compatriote mort prématurément, en 1959. Pour ce faire, il avait rassemblé plusieurs photographies qui constitueraient l’œuvre de Ján Cifra avec l’aide de Milena Hübsch-Mannová. Je peux donc établir une courte biographie de Ján Cifra afin de comprendre son parcours, qui m’avait subitement emmené devant un temple enseveli dans une dune.
Janko, dit « Ján » Cifra, est le deuxième fils de Joseph et de Marguerite Cifra. Il est né à Muráň, en Slovaquie centrale, le 23 juillet 1929. Son père exerçait la profession d’ingénieur des Eaux et forêts. La famille changeait souvent de domicile, si bien que Ján avait suivi des cours au sein de six lycées différents. Il vécut ainsi dans de nombreuses localités slovaques : à Košice, Prešov, Levoča ou encore Zámutov. Toutefois, l’endroit qu’il affectionnait particulièrement se trouvait aux environs de Heľpaa, dans les Basses-Tatras. Bien qu’il y fût retourné fréquemment, il n’a jamais réalisé de photographie du lieu.
À l’âge de treize ans, il reçut son premier appareil photographique de la part de son grand-père : un vieil appareil qu’il a tout d’abord fallu réparer. Bien qu’il aimât peindre, c’est à partir de ce moment que la figure du photographe apparaît. De fait, la photographie pratiquée durant les années de lycée fut décisive. Il s’inscrivit à la Faculté du cinéma et de la télévision (FAMU) de Prague. Après avoir réussi les examens d’entrée, il suivit les cours de photographie cinématographique. De septembre 1950 à 1955, la Faculté donna une méthode, une discipline et une direction à l’œuvre naissante de Cifra.
Si la première année de ses études fut consacrée à la photographie, les années suivantes le menèrent vers une discipline qui, bien que proche de la sienne, était néanmoins différente dans ses points essentiels : celle de l’art du cameraman. La photographie devint alors de plus en plus pour Ján Cifra une réelle opportunité. Il employa toute son énergie pour arriver à maîtriser cet art difficile et c’est pour cette raison qu’il ne photographia pour ainsi dire plus. Il est même probable qu’il cessa de penser à la photographie. Toutefois, son instinct de photographe le porta vers une autre branche.
Jaroslav Boček, Ján Cifra, SNKLU, Prague, 1962
Toutefois, ce rythme intense d’apprentissage n’a pas empêché Cifra de s’exercer à la photographie. Dans le deuxième numéro du journal Český Lid (Le Peuple tchèque), paru en 1953, l’un de ses premiers travaux apparaît. En effet, en une de ce périodique dédié à l’anthropologie et à l’ethnologie tchèque figure une photographie légendée : « Andělka Oravkinová v tkaných polštářích z Helpy. Foto Ján Cifra, posluchač filmové fakulty », ce qui peut se traduire par « Andělka Oravkinová dans des oreillers tissés de Heľpa. Photo de Ján Cifra, étudiant en faculté de cinéma ». Au beau milieu de ses études, on trouve déjà un intérêt matérialisé pour la photographie et l’ethnologie. Néanmoins, l’autre branche qu’évoque Boček dans la précédente citation annonce un changement d’orientation de la part de Cifra. En effet, ses études l’amènent à endosser le rôle de cameraman. Je paraphrase encore Boček, qui explique avec brio cette mutation :
Il apprit à comprendre la lumière, à maîtriser la forme et l’espace, la composition et la technique, mais il ne l’apprit jamais en tant que photographe, mais comme cameraman […] Le travail de cameraman influença fructueusement Ján Cifra dans une autre direction. Il lui apprit aussi à ne pas considérer les expériences comme un but, mais comme un moyen. Par ce travail il comprit que la photographie est une forme de communication artistique. Vint ensuite sa compréhension de la relation entre la matière et la représentation. Entre le document et sa présentation.
Jaroslav Boček, Ján Cifra, SNKLU, Prague, 1962
À la fin de ses études, Ján Cifra entra immédiatement dans le studio des films documentaires de Bratislava. Cela lui permit, d’une certaine manière, de concilier son travail de jeune cameraman avec la photographie. S’il avait eu la possibilité de tourner un film joué, il voulait avant tout s’emparer directement de la réalité, à travers le tournage de documentaires.
Il tourna ainsi dès 1954 plusieurs courts-métrages, à commencer par Ej, keď som išiel na zboj et Muzikanti. La liste des films pour lesquels son nom est crédité est assez bien documentée (voir la Česko-Slovenská filmová databáze, la Slovenská filmová databáza et la Televízny archív). Ce fut lors du tournage du film Upre Roma (1955) qu’il eut la possibilité de s’exprimer pleinement en tant que cameraman. Le court-métrage, réalisé par Dimitrij Plichta (1922-2004) et d’une durée de 32 minutes, montre la nouvelle vie des Roms en tant que citoyens à part entière de la République tchécoslovaque, née en 1948. Le film donne à voir frontalement la volonté publique de lutter contre la maladie, la misère et l’analphabétisme chez les Roms (commentaire dans Cinéma et sciences sociales : panorama du film ethnographique et sociologique, page 66). Dans un village isolé, la société socialiste chasse les préjugés et les superstitions centenaires. Un docteur est sur les lieux pour vacciner les enfants. Il réussit à vaincre la peur, la méfiance, l’inimitié et la malveillance. Il s’agit là d’ethnologie, mais avec un regard politique visant à remettre en cause des traditions populaires d’une communauté. Un article paru sur Medium évoque longuement les populations roms en Tchécoslovaquie, tout en s’appuyant sur les photographies de Ján Cifra prises un peu plus tard à Bratislava, en 1957. La caméra de Cifra est dure et dramatique. Jaroslav Boček y voit l’influence de l’école néoréaliste des cameramen, en particulier celle d’Alexander Hammid. De mon point de vue, sans trop m’aventurer dans une liste de noms à citer comme potentielles influences, j’irais chercher du côté de la peinture, celle qui rappelle le réalisme poétique dans l’intention picturale : un peintre slovaque, Dominik Skutecký, et deux peintres tchèques, Joža Uprka et Antoš Frolka.
C’est à ce moment que j’en viens enfin au Viêt Nam. C’est à travers la jeune république tchécoslovaque que l’œuvre de Cifra deviendra indissociable de l’encore plus jeune république vietnamienne. Un peu de contexte, d’abord. En février 1948, le Coup de Prague initie la prise de contrôle de la Tchécoslovaquie par le Parti communiste, avec le soutien de l’Union soviétique. La Troisième République laisse place à un régime communiste. Peu de temps après, la nouvelle autorité tchécoslovaque envoie des soldats au Viêt Nam du nord, au sein de la Légion étrangère. Selon les estimations, après 1948, 1 620 Tchèques et Slovaques ont combattu dans les rangs de la Légion étrangère. Au cours de la guerre d’Indochine, 303 ont été tués (Les Tchécoslovaques et la guerre du Vietnam, Ladislav Kudrna). L’amitié entre la Tchécoslovaquie et le Viêt Nam du nord naquit par la guerre, mais se confirma par le film documentaire et la culture. En effet, six ans après le Coup de Prague, Ján Cifra profitera de ce concours de circonstances pour illustrer, au sens littéral, ce lien diplomatique. À l’automne 1956, deux travailleurs du film tchécoslovaque devaient en effet se rendre en République démocratique vietnamienne pour tourner quelques films documentaires. Le metteur en scène émérite Jaroslav Novotný choisit comme partenaire Ján Cifra, sans doute grâce au travail qu’il venait d’effectuer pour Upre Roma.
Les deux hommes entamèrent une série de préparatifs : rassemblement du matériel, essais des appareils, vaccination contre les maladies tropicales et étude de la littérature sur le Viêt Nam. Cifra dut reprendre son apprentissage du français, abandonné depuis le lycée. À cette époque, la République démocratique du Viêt Nam, ou Viêt Nam du Nord, avait proclamé son indépendance vis-à-vis de l’État colonial français dès 1945, mais celle-ci ne fut reconnue que lors des accords de Genève, le 22 juillet 1954 (voir Guerre d’Indochine, 1945-1954). Il s’agit d’un pouvoir communiste, dont Hồ Chí Minh est dorénavant le président reconnu de manière internationale. Auparavant, il avait été le fondateur du Parti communiste vietnamien en 1930, avant de jouer un rôle central et actif dans l’indépendance du pays à partir de 1941. Dans le même temps coexiste la République du Viêt Nam, ou Viêt Nam du Sud. Celle-ci sera annexée par le pouvoir communiste à la fin du mois d’avril 1975. Après la chute de Sài Gòn (voir Guerre du Viêt Nam, 1955-1975), il faudra attendre l’année suivante, 1976, pour que cette annexion donne finalement lieu à l’État vietnamien tel que nous le connaissons aujourd’hui. Ces éléments sont importants, car, au-delà d’évoquer des conflits incessants (sans même parler de la Seconde Guerre mondiale ni des presque mille ans de domination chinoise), cela montre bien qu’en 1956, Ján Cifra se rend dans un pays très jeune.
Que nous disent les livres d’histoire sur la décennie 1950 ? Uniquement quelques grandes étapes de l’État communiste du Nord, fraîchement libéré du colon français. Philippe Franchini synthétise la situation postcoloniale ainsi :
Le 15 juillet 1954, avant même que les accords de Genève aient été signés, le président Hồ Chí Minh définissait devant le Comité Central du parti des Travailleurs les trois tâches à accomplir désormais et les dix travaux qu’elles commandaient. Il s’agissait avant tout de gagner et de consolider la paix, en même temps que d’achever la réalisation de l’unité nationale, de l’indépendance et de la démocratie. Il fallait en second lieu développer une armée du peuple puissante, en troisième lieu donner la terre à ceux qui la travaillent et préparer les conditions de la construction nationale, programme considérable exigeant la mobilisation du peuple au même titre que pour mener la guerre de résistance.
Quelques jours plus tard, le Vietnam était coupé en deux, en principe provisoirement, mais la RDVN obtenait un territoire de 160.000 km², une capitale, Hanoi, et un port, Haiphong, en même temps que l’indépendance et la reconnaissance internationale, depuis si longtemps vainement recherchées. Il fallait renoncer à l’objectif hautement proclamé de l’unité nationale, du moins pour un temps, mais, ainsi que l’expliquait le président, n’était-il pas nécessaire de distinguer entre l’intérêt immédiat et l’intérêt à longue échéance, entre l’intérêt local et l’intérêt général, et prendre conscience d’une situation nouvelle tout à la fois difficile et complexe ?
Après l’indéniable victoire, la paix apportait trois types de problèmes relevant de l’aménagement du territoire, de la rectitude idéologique, et de la réunification nationale.
Philippe Franchini, Les guerres d’Indochine, Tome 2 : de la bataille de Ðiện Biên Phủ à la chute de Saigon, Pygmalion, Paris, 2008
1956, année durant laquelle Cifra se rend dans le pays, est synonyme de la réforme agraire initiée par le pouvoir communiste au Viêt Nam du Nord. Elle reprend presque trait pour trait celle de la Chine, massacres et décisions arbitraires compris. Celui qui en parle le mieux est encore Hồ Chí Minh ! En novembre 1957, à Prague (en Tchécoslovaquie, ironie du sort), le président communiste évoque la violence de la réforme et se confie, en larmes, à Lise London, épouse du communiste tchécoslovaque Artur London (1915-1986), victime de la répression stalinienne lors du procès de Prague de 1952 :
« Chez nous aussi, nous avons usé de méthodes coercitives… Dans les campagnes par exemple, en voulant appliquer le modèle soviétique de collectivisation… Les paysans récalcitrants étaient punis… Notre culpabilité est grande aussi. »
Hồ Chí Minh cité par François Guillemot, Viêt-Nam, fractures d’une nation, La découverte, Paris, 2017
Cette réforme fut synonyme de « l’exécution de milliers de propriétaires terriens ou considérés à tort comme tels, dénoncés à la vindicte populaire dans des procès publics expéditifs. Parmi eux, pourtant, se trouvaient d’authentiques patriotes, parfois membres du Parti, qui avaient combattu la puissance coloniale dans les rangs de l’Armée populaire vietnamienne » (Benoît de Tréglodé, Histoire du Viêt Nam de la colonisation à nos jours, Éditions de la Sorbonne, Paris, 2018). Les années 1953 à 1956 sont aussi l’apogée de l’influence chinoise, tant idéologique que militaire. Malgré la brutalité de la réforme agraire, le pouvoir communiste du Nord mit son plan à exécution dès la seconde moitié de l’année 1957, renforçant la puissance du Front national de libération du Sud Viêt Nam – aussi appelé Việt Cộng – en vue de réunifier le Nord et le Sud.
C’est donc dans ce contexte que Cifra photographie le Viêt Nam du Nord en 1956 — dans un entre temps. Laissons la parole à Cifra pour raconter son voyage. Voici déjà un premier cliché :
Le 7 octobre 1956, Novotný et Cifra se mirent en route pour le Viêt Nam (du Nord). C’est ce jour-là que commença le deuxième chapitre de l’histoire de Ján Cifra : celui du photographe. Dans l’ouvrage de Jaroslav Boček, que je paraphrase sans retenue, l’auteur cite Cifra à propos de son voyage. Toutefois, la provenance de ces paroles n’est pas renseignée. Les deux hommes n’étaient pas intimes, mais ont dû correspondre et échanger de vive voix lorsque leurs métiers les réunissaient, peu avant la mort de Cifra. Quoi qu’il en soit, voici ce qu’il dit à propos du Viêt Nam :
« Le voyage lui-même fut extrêmement intéressant. Après avoir survolé la Sibérie, la Mongolie, le terrible désert de Gobi, nous prîmes le train à Pékin et de là nous atteignîmes le Vietnam après avoir traversé de long en large toute la Chine. Plus nous avancions vers le sud, plus les paysages nous semblaient bizarres, les montagnes prenaient des formes fantastiques, la verdure se faisait plus abondante et bientôt apparurent les bambous avec ça et là un palmier et enfin les majestueux bananiers aux larges feuilles. Nos premières impressions sur le Vietnam furent merveilleuses : Hanoi… Superbe ville de pagodes et de lacs… L’animation de ses rues… les innombrables pousse-pousse avec leurs coureurs en transpiration… les stands dans les rues et leurs cuisines en plein air… les gracieuses Vietnamiennes avec leurs larges chapeaux de feuilles de palmier… les joueurs de xylophone, de tambourin et les vendeurs attitrés de médicaments avec attractions de singes dressés… Tant de sujets !
Comment reproduire tout cela ? Ici, tout voyageur-photographe se sent pris d’une fièvre spéciale. Pourquoi le nier, nous en fûmes également victimes…
Notre premier voyage à l’intérieur du pays nous mena dans la région du Nord-Ouest du Vietnam. Nous y arrivâmes durant la période subtropicale de l’automne avec températures modérées d’environ 27 degrés centigrades à l’ombre. Un sol brûlé, la boue fendue des rizières ! Seules les îles vertes que formaient les fourrés de bambous nous indiquaient le village caché dans leur ombre. Nous butions à chaque pas sur les terribles traces de guerre : les routes étaient détruites à intervalles réguliers par des sillons creusés en travers ; au lieu de ce qui, autrefois, avait été une ville avec maisons en pierre, nous ne trouvions que quelques masures en bambous. Incroyable et pourtant vrai, les Vietnamiens les détruisirent eux-mêmes pour arrêter l’avance de l’armée française. C’était une de leurs formes de lutte. Par contre, maintenant l’animation règne partout, le commerce oriental se développe en forme de marchés animés et variés.
S’arrêter dans l’un de ces villages ou l’une de ces villes signifiait être entouré immédiatement d’une foule d’enfants. La curiosité chez eux triomphe de la peur. Les enfants vietnamiens sont particulièrement ravissants sous une épaisse chevelure noire, de grands yeux en amande, un teint basané, une bouche finement modelée ; ils ne nous lâchaient guère et épiaient chacun de nos mouvements. Comme ils aimaient se faire photographier !… Malheur pourtant, si vous essayiez de prendre quelques vues du marché ou quelques scènes de la vie du village. À l’instant même où vous dirigiez votre appareil sur un point, une foule de gens s’y amassait aussitôt et c’en était fini de la prise de vue.
Nous commencions à croire à un moment donné que toutes les histoires qui nous avaient été racontées sur l’humidité au Vietnam n’étaient que de simples épouvantails lorsque subitement survint la période d’humidité, qui dura environ trois mois. Une pluie fine et pénétrante, sous forme d’un brouillard épais, ne cessait de tomber, surnommé « crachen ». L’Hydromètre marquait environ 95% ; certains jours l’aiguille atteignait le chiffre 100, et s’y maintenait obstinément. Les conséquences de cette humidité furent désastreuses. La matière première pour films et photographies commença à se gonfler et à se coller. Les appareils rouillaient, nous eûmes des difficultés avec les fermetures, quelques objectifs se couvrirent de rosée, les filtres furent détruits, nos sacs en cuir commencèrent à moisir.
Du point de vue de l’Art, la période du « crachen » nous fournit de nouvelles possibilités photographiques. C’est là seulement que nous avons pleinement compris la peinture japonaise et chinoise au lavis : sous le voile d’une pluie fine, les détails disparaissent, les petites branches de bambous ou les lianes se transforment en sombres silhouettes comme si elles avaient été tracées par le pinceau d’une main de maître sur l’arrière-plan délicatement esquissé du paysage. Il semble que les choses aient perdu leur substance matérielle. Tout est fin, délicat, fragile… Il nous était impossible de ne pas puiser à cette source de beauté jusqu’à présent inconnue et qu’avaient découvert de nombreux siècles auparavant les peintres de l’Extrême-Orient…»
Jaroslav Boček, Ján Cifra, Artia, Prague, 1962, pp. 34-36
Cette citation montre à quel point le voyage fut difficile, autant que le furent les conditions de transport et de conservation du matériel photographique. La mission principale des deux cinéastes était de tourner plusieurs films documentaires et d’instruire les Vietnamiens dans l’art de la cinématographie. Pourtant, Ján Cifra consacra bien plus de temps à la photographie qu’au film ! Originellement, le médium photographique ne constituait qu’une aide dans les plans de l’expédition. Les photographies ne devaient servir que d’agenda des lieux, objets et sujets observés. En fin de compte, le « journal de bord » photographique s’est étoffé pour épouser une forme mêlant esthétique et document ethnologique. Selon Boček, Cifra n’avait pas pour objectif clair, avant son départ, de photographier autant le pays. Il semble avoir été pris d’une envie frénétique d’immortaliser tout ce qu’il voyait.
D’ailleurs, ses photographies nous rappellent que, dans un passé pas si lointain, les mêmes paysages étaient immortalisés en couleurs par Léon Busy, un opérateur missionné par le banquier Albert Kahn. Je parle régulièrement , sur ce blog, du fonds photographique constitué et conservé au musée départemental qui porte son nom. En effet, l’intérêt de ces photographies réside à la fois dans l’esthétique des photographies autochromes (nativement colorées) et dans la nature documentaire qu’elles inspirent. J’ai notamment pu rédiger le 3e billet de ce blog au sujet des photographies parisiennes ; le 28e, qui présente le même fonds parisien en anglais, et le 37e qui exploite une photographie couleur du fonds. Ici, les quatre photographies de Léon Busy ont été respectivement prises vers 1914-1915 (1), 1916 (2, 3) et 1921 (4). Alors appelée Tonkin par l’autorité coloniale, il s’agit de la partie nord de l’Indochine française. On y voit la baie d’Hạ Long, l’un des plus beaux endroits du Viêt Nam et sans doute du monde, lieu aujourd’hui extrêmement touristique.
Des enfants, des bateaux, les îles karstiques calcaires pour décor : tout était déjà là avant la naissance de Jan Cifra ! Je ne souhaite pas m’égarer davantage, l’article sera, de toute façon, trop long. Revenons à notre photographe tchécoslovaque : en découvrant son œuvre, ce qui m’a motivé à écrire cet article sont la sincérité du regard porté, la volonté de documentation en tant qu’artiste-photographe, mais aussi en tant qu’ethnologue. La frontière est mince entre art et science, surtout lorsqu’on l’appréhende à travers la photographie. John Ruskin écrivait que la science et l’art s’intéressent tous deux à la vérité : « l’un avec la vérité d’aspect, l’autre avec la vérité d’essence. L’art ne représente pas faussement les choses, mais véritablement telles qu’elles apparaissent à l’humanité. La science étudie les rapports des choses entre elles : mais l’art n’étudie que leurs rapports avec l’homme […] » (voir le post récent de l’excellent compte X CulturalTutor.) Malgré cette lecture, les frontières entre art et sciences deviennent perméables avec la photographie, l’œil de Cifra et le Viêt Nam. En effet, le terrain joue beaucoup pour rendre les images uniques et percutantes : le Viêt Nam du Nord à la fin de l’année 1956 est un pays jeune, à peine remis de la guerre et qui en prépare une autre. Dans cette transition, les regards captés reflètent peut-être cette quiétude relative, où les morts à peine enterrés laisseront place à d’autres morts dans un futur proche. Boček évoque aussi la résilience qui transparaît à travers l’expression des visages photographiés.
Au sujet de la nature des photographies, le même Boček donne son avis de manière tranchée : « Ján Cifra n’était pas un photographe-reporter. L’événement ne l’intéressait pas. Lorsque nous comparons son travail au Vietnam avec les photographies rapportées de l’Extrême-Orient par les grands photographes-reporters Cartier-Bresson et Werner Bischof, nous constatons aussitôt la différence fondamentale qui se manifeste autant dans la compréhension que dans la présentation. » Boček ajoute que Cifra évitait volontairement tout motif exotique, toute manifestation religieuse, toute coutume locale qui auraient passionné d’emblée un reporter. Son œuvre graphique doit être comprise comme une poésie, un regard sur la vie, les humains et leur milieu à un instant donné. Rien d’autre. On voit dans sa série vietnamienne des humains de tous âges, souvent au travail, parfois en leurs lieux de travail : une échoppe, la mer. Esthétiquement, on décèle une appétence pour les reflets. Les scènes sont épurées : le sujet n’est pas noyé dans un déluge de détails. Les portraits, quant à eux, semblent soignés et personnels.
Sur ces quatre clichés, pris comme les précédents en 1956, on voit différentes manières d’être exposé à l’objectif. La solennité de la première fillette, tenant dans ses bras un enfant qui pourrait être son petit frère (UP-DK 1425/11), une jeune femme issue d’une ethnie minoritaire – laquelle ? – au centre, sourire en coin (UP-DK 1425/14), ou encore Lin, jeune fille qui sourit spontanément alors qu’elle transporte ce qui ressemble à un tapis (UP-DK 1425/9). Enfin, la quatrième image montre au premier plan une commerçante vendant divers produits de vannerie, notamment des Nón lá, célèbres chapeaux coniques vietnamiens. À l’arrière-plan, une autre commerçante semble proposer à la vente des récipients.
Cifra revint du Viêt Nam avec un attrait confirmé pour la photographie. Alors qu’il n’avait que très peu utilisé le médium depuis sa deuxième année d’études, cette expérience le convainquit de photographier son pays, dès son retour. Après quelques recherches, il revint à un sujet qui l’intéressait déjà beaucoup : les Tziganes de Slovaquie, plus exactement à Bratislava. Cifra l’explique lui-même, selon les propos que lui prête Boček : « Ce seront certains endroits le long du Danube, puis des prises de vue du château sur le quartier à moitié démoli où les gens habitent encore, ainsi que le marché au pied des escaliers du château. J’aime aller dans ce quartier : on y sent battre le pouls de la vie, il y a partout des couleurs ; actuellement, on y vend de la choucroute dans de grands tonneaux, la vendeuse me permet de la goûter et elle est tout heureuse lorsque je lui loue sa marchandise. Demain, mon appareil sera réparé, et je me réjouis déjà de pouvoir recommencer mon travail. »
Par réalisme poétique, il réalise des photographies dans le quartier Petržalka de Bratislava à l’occasion du 1er mai 1957. On y voit ainsi les habitants de Bratislava se reposer après l’épuisante manifestation du jour. Dans les années 1950, la rive droite du Danube était une sorte de centre de divertissement urbain avec fête foraine et buvette (article intéressant en slovaque). Finalement, dans la continuité de son travail au Viêt Nam, dans cette série, Cifra montre dans cette série une forme plus détendue de la difficile période de construction du socialisme d’après-guerre.
À peine de retour dans son pays, Cifra était déjà en train de prévoir un nouveau départ. Non loin du Viêt Nam, il devait se rendre au Cambodge. Cependant, les sources sont lacunaires concernant cette partie de sa biographie, j’y reviendrai dans un instant. Il est néanmoins certain que la fin de l’histoire arrive beaucoup trop vite. Cifra séjourna effectivement plus de six mois au Cambodge, entre 1958 et 1959 – j’ignore les dates exactes de son séjour –, effectuant une mission relativement similaire à celle réalisée au Viêt Nam. Il prit de nombreuses photographies et rapporta une valise pleine de négatifs. Il est également crédité sur deux courts films documentaires réalisés au Cambodge en 1959 : Angkor Vat (ou Bajon), Une journée à Phnom Penh.
Souffrant de problèmes cardiaques depuis sa jeunesse, il s’éteignit à Prague le 2 octobre 1959, tout juste âgé de 30 ans. Son corps repose au cimetière de Zvolen, en Slovaquie. En seulement trois ans d’activité photographique, il nous a légué un travail riche et sans doute moins connu que les mastodontes de Magnum. En réalité, il est inutile de comparer ce ne sont ni les mêmes moyens ni les mêmes démarches. Pourtant, la qualité de ses clichés montre un talent que l’on aurait aimé voir s’exprimer dans d’autres pays. Son travail au Viêt Nam rend honneur à ce pays jeune et tourmenté. Les photographies qui y ont été prises donnent un point de vue différent par rapport à la production photographique coloniale française, avant et pendant la guerre d’Indochine. En effet, l’Établissement de Communication et de Production Audiovisuelle de la Défense (ECPAD) conserve un fonds photographique d’environ 90.000 clichés sur l’Indochine ! Pour ce qui est des films, on trouve aussi des extraits de films tournés en Indochine, ou encore en deux longs films de Sigismond Michalowski tournés en 1954, ici et là. Fait intéressant après avoir brossé le portrait de Cifra : avant lui, Michalowski était le dernier correspondant de guerre à quitter l’Indochine, en 1956. Comme un passage de flambeau de la guerre à la paix, le photographe-reporter laissa place à l’artiste-photographe. Rares étaient les reporters encore présents en 1954 au Viêt Nam, en particulier au nord. J’ai toutefois pu retrouver un cliché de l’américain Howard Sochurek, pris à Hà Nội et représentant des soldats du Việt Minh devant le bureau du gouverneur.
En définitive, l’œil de Cifra est nouveau, car le contexte du Viêt Nam est nouveau. Après sa mort, a-t-il légué un autre héritage ? Oui ! Grâce à la valise remplie de négatifs réalisés au Cambodge, de nombreux tirages photographiques ont été réalisés après sa mort. L’ouvrage de Boček paraît en 1962, trois ans après la mort de Cifra. L’année suivante, Miloslav Krása publie un ouvrage sur les temples d’Angkor, dont un en français : Angkor, le sourire et le masque (traduction de Claudia Lancelot, Artia, Prague, 1963). Une version anglophone a également vu le jour, la même année. Je n’ai pas pu prendre directement connaissance de l’ouvrage francophone, mais un particulier sur eBay et un groupe de commissaires-priseurs ont mis en ligne les extraits suivants :
En préambule de l’ouvrage, Cifra est crédité sur l’ensemble des photographies. Sur le portrait ci-dessous, il est photographié par Vladimír Kubenko, cambré, l’air malgré tout concentré, fixant du regard une chose déterminée. Il est vêtu d’un débardeur et semble être entre deux prises de film. Sa main droite tient fermement le trépied de sa caméra. Cette photographie, à l’allure plus détendue que son portrait figurant en début d’article, a sans doute été réalisée entre deux prises. Le travail réalisé par Cifra à Angkor semble ici plus directif. Il ne photographie que les monuments, seuls objets de ses prises de vue. En France, on trouve une réaction à cet ouvrage par voie de presse, parue en août 1964. Dans les colonnes de La Pensée, périodique se définissant comme la « revue du rationalisme », on trouve aux pages 149 et 150 une fiche de lecture très fournie, signée par « Chey ». Le dernier paragraphe évoque Cifra :
Un mot maintenant sur la deuxième partie de l’ouvrage. Disons tout de suite que la classification des constructions et œuvres d’art par périodes chronologiques et par styles est d’une lecture facile pour les non-initiés ; les photos de Jan Cifra sont admirables, mais les légendes sont un peu trop concises. Nous aimerions également que les photos consacrées à la vie quotidienne des anciens Khmers soient un peu plus nombreuses.
En résumé, ce livre destiné à un très large public est un jalon important pour la connaissance du Cambodge passé et pour la compréhension du Cambodge moderne. Il faut en féliciter les orientalistes tchécoslovaques et les Éditions Artia.
Même après sa mort, les photographies cambodgiennes de Cifra ont eu le mérite de documenter le site d’Angkor, appuyant l’argumentaire des chercheurs tchécoslovaques au début des années 1960. Où se trouvent désormais ces photographies ? Je n’ai pas trouvé leur trace, mais il serait intéressant de pouvoir y accéder, à l’instar de celles prises au Viêt Nam. Voici donc tout ce que j’avais à dire sur Ján Cifra. Pas de scoop, mais une synthèse de sa vie et de son œuvre, toutes deux beaucoup trop brèves. Après une découverte fortuite, j’ai voulu déterrer des parcours de vie, égarés ou enfouis, mais qui méritent une attention particulière. L’œil de Cifra s’est surtout exercé au Viêt Nam, dans un moment où le pays se trouvait littéralement entre deux feux. C’est à ce moment que le jeune photographe a capturé la vie, après le coucher de soleil et le crépuscule qu’il a vu poindre. De fait, ethnologie et art se confondent dans son œuvre. En Slovaquie, Cifra est cité comme une personnalité reconnue. Mention lui est faite sur le site internet de sa ville natale, Muráň, ainsi que dans un billet du Petit Futé relatif à l’art slovaque.
Qu’en est-il des relations entre le Viêt Nam et la Tchécoslovaquie ? Elles ont perduré, malgré la Révolution de Velours en novembre 1989, puis la séparation de la Tchéquie et de la Slovaquie en 1992. En 2010, un podcast très complet revenait sur l’histoire des migrations vietnamiennes en Tchécoslovaquie. Toujours présent en Tchéquie (un peu moins de 100.000 individus), les populations d’origine vietnamienne sont surtout présentes à Prague. Fait surprenant : la République tchèque concentre la troisième plus grande diaspora vietnamienne d’Europe, après la France et l’Allemagne ! Le pont culturel entre la Tchécoslovaquie et le Viêt Nam est toujours vivant. Comme Ján Cifra, plus d’un demi-siècle après, la réalisatrice Diana Cam Van Nguyen a suivi les cours de la Faculté du cinéma et de la télévision (FAMU) de Prague. Tchèque d’origine vietnamienne, elle a sorti en 2021 le court-métrage Love, Dad, qui rencontra un certain succès (accessible sur Tënk, interview sur Arte). Actuellement, elle fait partie des cinéastes accueillis à la Résidence du festival de Cannes. Diana Cam Van Nguyen développe son premier long métrage Inbetween Worlds, un film de fiction qui mélange prises de vue réelles et animation, entre Prague et Hà Nội. À voir aussi l’émission d’ARTE Regards – Des histoires d’Européens sur la communauté vietnamienne de Prague.
Ci-dessous, je propose une galerie reprenant une sélection des photographies de Cifra.
« Je saisirai l’atmosphère fugitive changeant chaque jour. »
Ján Cifra
Merci à Tim pour la relecture.
Alexandre Wauthier